« Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis !
Chaque vague en passant d’un butin s’est chargée ;
Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !
Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli. »
Victor Hugo( Oceano Nox)
Résumé
La Libye est confrontée à la pire catastrophe de son histoire, pourtant riche d’un passé d’art et d’histoire. Les inondations, causées par l’ouragan Daniel, ont emporté dans leurs torrents meurtriers plus de 11 000 personnes, presque autant de disparus, et ont fait plus de 50 000 déplacés.
Le peuple libyen souffre comme rarement, et attendait qu’on vienne à son secours. Il est important de souligner qu’il a cruellement pâti de la situation de non droit dans laquelle son pays est embourbé, avec deux gouvernements qui se disputent les puits de pétrole, ce qui n’a pas facilité la prévision de cette terrible tragédie.
Il faut également saluer le formidable élan de solidarité internationale, dont celui de l’Algérie qui fut à la fois sincère et immédiat, et ce, dès les premières heures, et qui sera suivi par d’autres, dont l’Italie et l’Egypte.
Deux jours auparavant, un séisme meurtrier a ravagé le Maroc, semant là aussi le malheur et la désolation, avec plus de 2 900 morts et 5 000 blessés. Là encore, ce sont les plus pauvres et les plus vulnérables qui ont été durement touchés. C’est le cas du Rif, considéré par le Maroc comme inutile dans la terminologie coloniale, et qui a toujours revendiqué son indépendance.
Malgré ces circonstances tragiques, les Marocains offshore et autres courtisans du Maroc utile, ceux des riadhs cossus, n’ont cessé de marteler que le Maroc était souverain et qu’il n’avait besoin de personne… Jusqu’à ce jour fatidique où ils ont fini par solliciter l’aide de l’ONU, après avoir méprisé la main tendue et rapidement opérationnelle, notamment algérienne.
Face à de telles catastrophes naturelles dévastatrices et à la profonde détresse des contrées sinistrées, en l’occurrence le Maroc et la Libye, il serait peut-être temps de réfléchir à la création d’une institution maghrébine capable d’y faire face, qui disposerait de tous les moyens appropriés, matériels et humains, pour intervenir promptement et se précipiter au chevet des populations cruellement éprouvées. Cette institution serait la première pierre apportée à l’édifice tant fantasmé d’un Maghreb des peuples. Un Maghreb que tout unit, tant l’histoire, les langues que la culture.
L’apocalypse de Derna
Le 10 septembre dernier, l’Ouragan Daniel a déversé une quantité d’eau équivalente à celle d’une année et demie, entraînant la rupture de deux barrages qui étaient mal entretenus. Ce véritable tsunami et son impressionnant mur d’eau haut de 7 mètres ont totalement anéanti la ville martyre de Derna. L’ouragan a balayé des quartiers entiers vers la mer, causant la mort de milliers de libyens.
Cet effroyable drame survient dans une Libye où il n’y a pas de pilote dans l’avion. En proie à des luttes incessantes, le pays est aujourd’hui partagé entre deux gouvernements ennemis. Et ceci est la conséquence désastreuse de l’assassinat de Mouammar Kadhafi, lynché à mort en 2011.
« Le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah, écrit Luc Mathieu, qui siège à Tripoli et dont l’autorité n’est pas reconnue en Cyrénaïque, où règne le maréchal Khalifa Haftar, n’a pas attendu qu’un bilan fiable soit déterminé pour décréter trois jours de deuil et dépêcher une première aide d’urgence : deux avions, un hélicoptère, 87 médecins. Il a également souligné «l’unité de tous les Libyens». La Libye reste pourtant un pays disloqué. Depuis la révolution de 2011 et la mort du dirigeant Muammar al-Kadhafi, il n’a pas réussi à s’unifier, restant soumis à des luttes incessantes entre groupes armés et hommes politiques qui tentent avant tout de rester au pouvoir, sans considération pour une population usée » (1)
Les causes du déluge dans un pays disloqué après l’assassinat de Kadhafi
Les scientifiques expliquent la survenue des inondations en Libye comme provenant d’une conjonction de divers facteurs, tels que le réchauffement climatique et la désorganisation du pays.
Comme nous lisons dans cette contribution : « Des mers plus chaudes, un chaos politique et des infrastructures défaillantes sont à l’origine des effets dévastateurs. On sait que les pluies incessante ont fragilisé les deux barrages en amont de Derna. Le climatologue Davide Faranda explique ce qui s’est passé : « La puissance du cyclone Daniel vient de la température très élevée de la Méditerranée » il analyse le « medicane » – contraction de « mediterranean » (« méditerranéen ») et de « hurricane » (« ouragan »), un cyclone subtropical méditerranéen très violent qui a traversé l’est de la Libye, provoquant des milliers de morts. La Libye a subi de plein fouet les impacts d’un Tropical Like Cyclone (TLC), une structure dépressionnaire verticale alimentée par l’énergie d’une mer très chaude. Il s’agit de la continuité du cyclone Daniel qu’ont connu la Grèce, la Turquie et la Bulgarie début septembre ».(2)
« Il ne s’était pas épuisé. D’habitude, ce genre de phénomènes est évacué vers l’est. Là, à cause du blocage en oméga qui a provoqué les fortes chaleurs en France il y a plusieurs jours, il est d’abord resté longtemps sur la Grèce, ce qui explique le niveau des précipitations pendant de longues heures. Les pluies y ont été très violentes. Les courants atmosphériques l’ont ensuite entraîné vers les côtes libyennes, où il a aussi été attiré par les températures très élevées de la mer. Les deux principaux barrages sur la petite rivière de Wadi Derna ont lâché dans la nuit de dimanche à lundi 11 septembre, provoquant d’énormes coulées de boue, détruisant les ponts et emportant de nombreux immeubles avec leurs habitants de chaque côté de l’oued, avant de se déverser dans la Méditerranée ». (2)
Les aides humanitaires vers la Libye affluent
Selon un lourd bilan macabre, plus 11.000 libyens ont péri, 7 000 ont été blessés et au moins plus de 5 000 sont portés disparues. Sans oublier les 50.000 pauvres hères déplacés.
Quelques heures après la catastrophe, le président du Conseil présidentiel libyen, Mohamed Yunus Al-Menfi, a lancé un appel à l’aide internationale, auquel l’Algérie s’est empressée de répondre, à travers la mise en place d’un pont aérien, composé de huit avions, destiné à l’envoi d’urgence de produits alimentaires, de matériel médical, de vêtements et de tentes.
D’autres pays ont volé à la rescousse de la Lybie ravagée et endeuillée. Le président égyptien a ordonné « à l’armée d’apporter toutes les aides humanitaires possibles », tandis que le Qatar et les Emirats arabes unis ont, de leur côté, déclenché l’envoi d’une aide d’urgence. La Turquie a annoncé le déploiement d’équipes de recherche et de sauvetage, et l’acheminement de matériel comprenant des tentes, deux véhicules de sauvetage, quatre bateaux et des générateurs. L’Italie a, pour sa part, annoncé avoir offert immédiatement l’aide de la Défense pour les zones inondées.
Inondations, séismes, incendies, guerres, les cataclysmes s’enchaînent… Depuis l’invasion et la destruction de la Libye par l’OTAN, force est de constater que cette région du monde connaît calamité sur calamité.
Vulnérabilité des infrastructures par manque d’entretien
Les bouleversements climatiques n’expliquent pas tout. Certains analystes estiment que la scène politique fragmentée en Libye, déchirée par plus d’une décennie de guerre civile à la suite de la chute de Mouammar Kadhafi, a également contribué à cette catastrophe.
De plus le manque d’entretien des barrages a certainement pesé dans la balance : Les pertes en vies humaines sont aussi une conséquence de la nature limitée des capacités de prévision, des systèmes d’alerte et d’évacuation de la Libye, observe pour sa part Kevin Collins, maître de conférences à l’Open University. Des faiblesses dans les normes de planification et de conception des infrastructures et des villes ont également été mises en lumière.
Pour la chercheuse libyenne Malak Altaeb, « les lourdes pertes humaines et les dégâts considérables causés par des inondations peuvent être imputés aux dirigeants, qui ont complètement délaissé l’entretien des infrastructures et la prévention des catastrophes naturelles ». « Ce lourd bilan humain s’explique par la violence de la tempête Daniel, mais témoigne aussi du manque de ressources allouées à l’entretien des infrastructures libyennes et la prévention des catastrophes naturelles. La Libye n’est pas du tout prête à résister aux phénomènes météo extrêmes et aux catastrophes naturelles. Elle n’a ni infrastructures ni protocoles pour réduire les risques liés aux catastrophes climatiques»(3)
La «plupart» des morts auraient pu être évitées, selon l’ONU
D’aucuns affirment aujourd’hui que bien des vies auraient pu être sauvées. Petteri Taalas, patron de l’Organisation météorologique mondiale qui dépend de l’ONU, pointe du doigt la désorganisation liée à l’instabilité politique dont souffre la Libye depuis des années.
« La plupart des victimes auraient pu être évitées », assure-t-il. Avec une meilleure coordination dans ce pays ravagé par une grave crise politique, « ils auraient pu émettre des avertissements et les services de gestion des urgences auraient pu procéder à l’évacuation des personnes, et nous aurions pu éviter la plupart des pertes humaines», la désorganisation qui frappe la Libye – y compris ses services météorologiques – a largement contribué à l’ampleur de la catastrophe » (4).
« Les systèmes d’alerte précoce appropriés n’étaient pas en place ». Les années de conflit interne qui ravagent le pays ont « en grande partie détruit le réseau d’observation météorologique », tout comme les systèmes informatiques. Si des évacuations avaient eu lieu, le bilan humain aurait été bien moindre, De fait, un couvre-feu avait été décrété dans plusieurs villes de l’est du pays, dont Derna, forçant les habitants à rester chez eux. En 2022, un rapport avait pourtant alerté sur leur état de vétusté » (4)
Pourquoi le chaos en Libye et le désastre ?
Il serait immoral de passer sous silence les fondements du chaos libyen et de ne pas désigner nommément ses sombres architectes. Il faut revenir à la destruction opérée par la France et le Royaume-Uni, aidés en cela par l’OTAN, à travers une résolution de l’ONU controversée.
Un rapport britannique, publié en 2016, nous éclaire sur les conditions de cette hécatombe. Le journaliste Paul Aveline écrit : « Quelles étaient les motivations de la France et du Royaume-Uni pour intervenir militairement en Libye? En 2011, il s’agit officiellement d’éviter que Benghazi, ville rebelle du nord du pays, ne subisse le martyre que lui réserve Mouammar Kadhafi. Pour les parlementaires britanniques ni David Cameron, ni Nicolas Sarkozy n’ont agi par souci humanitaire. Les membres de la commission d’enquête accusent Cameron d’avoir agi en amateur en Libye. Le rapport dénonce ainsi “une compréhension très limitée des événements”. Ils doutent de la raison même pour laquelle la France et le Royaume-Uni sont intervenus en Libye: “Plusieurs exemples dans le passé auraient pu indiquer la manière dont Kadhafi allait se comporter. (…) En 1980, Kadhafi a passé six mois à pacifier les rapports entre les tribus de la Cyrénaïque. Il y a fort à parier que sa réponse (au soulèvement de Benghazi, Ndlr) aurait été très prudente. » Les motivations françaises en question sont autres. Pour les Britanniques, la France n’est pas intervenue pour sauver Benghazi, mais pour cinq autres raisons, bien différentes: *S’emparer d’une partie de la production de pétrole libyenne*Augmenter l’influence française en Afrique du Nord * Répliquer à la volonté de Kadhafi de remplacer la France comme puissance dominante en Afrique francophone. Cinq ans plus tard, note le rapport, la Libye est au bord du gouffre ». (5)
Sans oublier la responsabilité de l’OTAN et des Etats-Unis qui jouèrent un rôle important, la coalition franco-anglaise rappelle le pillage du palais d’été en Chine, en 1860. Le poème de Victor Hugo n’a pas pris un pli : « Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. […] L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits. (…) Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; Les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais ». (6)
Le tremblement de terre au Maroc : la catastrophe sans nom
« Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants, l’un sur l’autre entassés,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans recours.
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ? »
Voltaire : Poème sur le désastre de Lisbonne
Ce tremblement de terre cataclysmique n’est pas sans rappeler celui qui frappa Lisbonne, le samedi 1er novembre 1755. La cité phare du Portugal subit alors trois violentes secousses telluriques. Mais aussi le séisme qui ravagea la ville d’Agadir, le 29 février 1960. On dénombra entre 12 000 et 15 000 morts, auxquels s’ajoutèrent 25.000 blessés. Toute la ville fut détruite, à l’exception du vieux ksar. Plus proche de nous et toujours sur le sol marocain, il y eut aussi celui d’Hoceïma, en 2004, faisant plus de 600 morts.
En l’espace de quelques secondes, en ce 8 septembre 2023 funeste, un séisme de très forte magnitude a ébranlé le Maroc jusqu’au tréfonds de ses racines, révélant sa grande vulnérabilité. Les cris de douleur déchirèrent la nuit et la terreur s’installa : « Nous n’avons pas d’électricité, l’eau et la nourriture commencent à manquer. La population craint la pluie annoncée.»
La présidente de l’Unicef France dressa un sombre tableau, au micro de France Info : « environ 300 000 personnes sont sans maison et dorment dans la rue, sous des couvertures, dont 100 000 enfants ».
Non assistance aux zones sinistrées de Marrakech
Devant le silence du pouvoir marocain, des voix se sont élevées pour lancer des SOS de détresse et solliciter l’aide internationale. Le narratif de ceux qui, à des degrés divers, possèdent un riyad à Marrakech, n’avait aucun sens : « Le pays est capable de gérer une crise sanitaire d’ampleur sur son territoire sans que l’Occident ait son mot à dire ».
Ce qui est incompréhensible, c’est que les autorités marocaines jouèrent la montre avec la vie de celles et ceux qui appelaient désespérément à l’aide. « La journaliste marocaine, Dounia Filali, a ouvertement accusé le roi du Maroc Mohamed VI de crimes contre l’humanité en s’obstinant à refuser les aides humanitaires proposées par de nombreux pays, pour sauver des milliers de vies de marocains dont un nombre important demeure sous les décombres, fautes de moyens appropriés, Par ailleurs, il faut noter que de nombreuses ONG avaient critiqué l’absence de prise en charge des familles sinistrées, livrées à elles-mêmes, et la lenteur en matière de secours, minimisant les chances de trouver des survivants sous les décombres » (7)
Le cri de colère devant la comédie humaine des courtisans
Une contribution de Alia Mostefaoui résume, en quelques phrases, la sinistre comédie humaine jouée par quelques courtisans bien en cour, qui font dans la diversion : « Je viens dire ici mon immense colère, contre tous ces bourgeois marocains qui défilent en ce moment sur BFM/ CNEWS, pour dire que le Maroc n’a pas besoin d’aide internationale et qu’il gère très bien la situation. Depuis leur duplex de Rabat ou Casablanca, avec climatisation et personnel de maison, ils pérorent dans les médias français, dans une langue de valet parfaitement indigne Aucun d’entre eux n’a jamais mis les pieds dans un village reculé sans eau courante, ni électricité. Aucun d’entre eux ne se soigne dans les hôpitaux publics et aucun d’entre eux n’envoie ses enfants étudier dans le système scolaire marocain » (8)
« Comme par hasard, le seul pays au monde qui n’a besoin d’aucune aide suite à une catastrophe naturelle, c’est le Maroc ! Ben voyons ! Nous sommes donc plus forts et mieux organisés que le Japon, la France ou le Royaume-Uni ? Je vous passe les couplets sur les capacités de ” résilience, solidarité et générosité ” du peuple marocain. Quelle honte ! Quel déshonneur ! Des victimes sont enterrées dans des fosses communes, et sachez bien que le nombre de morts est infiniment plus important que les fameux ” 2000 morts “. Le Maroc a besoin d’aide plus que jamais. Si vous pouvez donner de l’argent, faites-le (…) »
« Le petit peuple va encore une fois payer le prix fort »
La gestion de l’après-tremblement de terre a choqué les Marocains. Ils ont été particulièrement indignés par la non prise en charge à temps (chaque minute comptait) et d’une façon appropriée.
C’est le cas du romancier Abdellah Taïa. Pour lui, c’est hélas une impression de déjà vu : « Un mouvement de contestation contre les injustices et la précarité était né après le séisme de 2004 dans les régions très pauvres du nord du pays. »
Ce terrible tremblement de terre a mis l’ensemble du Maroc face à une vérité qu’on ne peut plus se permettre de cacher, de maquiller : ce sont les plus pauvres, les plus fragiles qui vont principalement souffrir des graves conséquences de cette tragédie.
« Les Marocains des villages de l’Atlas. Les bourgs. Les douars. Les souks. Ils ne sont pas si loin que ça de Marrakech, de ses riads luxueux et de sa jet-set internationale. Les villageois qu’on voit sans réellement les voir. On passe constamment à côté d’eux. Les touristes adorent les prendre en photo. Ils sont si beaux, si simples, si généreux, si merveilleux, si authentiques, il ne faut surtout pas qu’ils changent. Des gens sans cesse transformés en objets exotiques. (…) Dans les très nombreuses vidéos qui circulent partout, on voit depuis dimanche de plus en plus de survivants qui crient leur désarroi, qui disent sans peur l’abandon, qui interpellent directement l’Etat. On a soif, on a faim, on a chaud et on a froid. Nous avons tout perdu. Et personne ne vient nous aider. Pourquoi ? » (9)
Une nouvelle fois, un séisme a frappé le « Maroc inutile »
La réponse, nous la trouvons dans la contribution suivante, sous la plume de Rachida El Azzouzi : « (…) les montagnes ont dansé », selon une expression amazighe, cette fois dans le Haut Atlas, au sud-ouest du pays, provoquant la mort d’au moins 2 680 personnes et plus de 2 476 blessés, Les zones sinistrées par le tremblement de terre dans la province d’Al-Haouz dans la région de Marrakech-Safi et dans celle de Taroudant (plus dans la région d’Agadir, sont parmi les plus marginalisées, les plus sous-équipées, les plus pauvres du pays. Ce sont des régions qui ont été délibérément tenues à l’écart de la modernisation. Et elles sont perchées dans les montagnes, en terre rurale et amazighophone, là aussi, comme vingt ans plus tôt au nord du pays » (10)
Elle rappelle une triste analogie avec la colonisation du Maroc et le rôle de Lyautey : « Il y a un calquage du tremblement de terre sur des zones pauvres, marginalisées, enclavées. C’est la carte de ce qui a été appelé le “Maroc inutile”, là où l’indice de pauvreté est le plus fort », Chadia Arab en invoquant une politique théorisée par le grand artisan de la colonisation française au Maroc, le maréchal Hubert Lyautey, une politique qui, au lendemain de l’indépendance, a été renforcée par la monarchie marocaine au lieu d’être combattue. « C’est Lyautey qui évoque le Maroc “utile”, celui de la côte et des plaines, et “l’inutile”, celui de la montagne et des tribus berbères du Maroc (Rif, Moyen, Haut et Anti-Atlas marocains), explique la chercheuse du CNRS, spécialiste des migrations internationales. La colonisation française avait su nommer ces montagnes qui, faute de production de richesses, ont été considérées comme inutiles. Aujourd’hui On a préféré aménager et mettre le paquet dans les centres urbains, côtiers et touristiques. » (10)
Une analyse partagée par la géographe marocaine Fatima : « La montagne a été trop longtemps marginalisée en matière d’aménagements du territoire. Les raisons sont multiples et la première a à voir avec la colonisation du Maroc par la France. […] Seul le “Maroc utile” et non “l’inutile” comptait pour la France. » « C’est dans les montagnes que la lutte contre la colonisation a été la plus farouche ». Pour les chercheurs Tarik Harroud et Max Rousseau : le Rif, réputé frondeur, maté dans le sang dès les lendemains de l’indépendance, ignoré pendant tout le règne de Hassan II livré à la misère, à l’économie informelle, à la culture et au trafic du cannabis, ou encore le Haut Atlas la population du Rif dépend aujourd’hui majoritairement de l’économie résidentielle, avec les transferts monétaires issus de l’importante émigration européenne. (…) les immigré·es marocain·es vont jusqu’à financer l’électrification de leurs douars (villages) relégués, l’aménagement des routes, la construction d’une école, d’une bibliothèque, ou d’un dispensaire » (10)
Justement pendant la colonisation, la main d’œuvre à bas prix a permis de faire tourner les usines et mines françaises : « A partir des années 50, le patronat français a eu recours à l’importation massive d’ouvriers maghrébins. Ce fut une période de « prolétarisation » de toute une population.
L’anthropologue Marie Cegarra s’attache aux pas des 78 000 Marocains recrutés pour les Houillères du Nord, par un ancien militaire, Félix Mora : «Tous passent devant moi, se souvient ce dernier. Depuis 1956, je parcours la vallée du Souss et j’ai dépassé les 66 000 embauchés. » Les candidats passent devant lui, le torse nu pour un premier tri. Destinés à effectuer un travail de force, ils sont sélectionnés à partir de leur apparence physique. eux qui sont déclarés aptes transiteront à la mission de l’Office national d’immigration (ONI) à Casablanca. Quelques décennies plus tard, ce poème berbère chante la désillusion : « Il fut un temps où les hommes furent vendus à d’autres / O Mora le négrier, tu les as emmenés au fond de la terre / Mora est venu à l’étable. O filles ! Mettons le voile du deuil / Mora nous a humiliés et est parti / Ceux de l’étranger que Dieu redouble vos peines / Celui qui est en France est un mort / il part et abandonne ses enfants / La France est de la magie / celui qui arrive appelle les autres. » (11)
Le talon d’Achille des pays en développement : la gestion des catastrophes naturelles
Le manque d’entretien, de prévention et souvent le manque de moyens sont consubstantiels des catastrophes prévisibles :« Le rapport de la Banque mondiale analyse les risques qui pèsent sur la région avec les dispositifs et les instruments adoptés par les pays afin d’optimiser leur prévention. Il analyse les causes de vulnérabilité aux risques naturels dans la région, comme la raréfaction de l’eau, la variabilité accrue du climat et une augmentation rapide de la population, À cela, il faut ajouter que 3 % de la surface totale de la région abrite 92 % du total de la population. Les citoyens des zones urbaines affrontent régulièrement des inondations, alors que les installations de protection sont insuffisantes, tout comme les systèmes d’égouts en ville et les mesures non structurelles d’atténuation des inondations. Aucune approche intégrée n’a été mise en place à ce jour pour gérer efficacement les risques naturels.» (12) .
Pour une mutualisation des moyens du Maghreb
A l’échelle des Nations Unies, la Charte Internationale Espace et catastrophes majeures utilise les satellites pour cartographier au plus vite la zone touchée. Elle permet d’établir avec précision l’envergure des dégâts, localiser les zones sinistrées, enregistrer la progression des secouristes. (13)
Il faut aller plus loin : les Nations Unis devraient être capables d’anticiper, grâce à un système d’alerte dynamique et une mutualisation des moyens globaux de la planète, pour éviter les ouragans catastrophiques que la Terre a connus (Haïti, Katarina, Derna…). La mise en place d’un Organisme de prévention au niveau des Nations Unies est à la fois une référence dans la géophysique de la Terre, mais aussi dans le climat.
Plus localement, au-delà des pays du Maghreb, il y a des peuples qui souffrent et qui veulent vivre. La puissance dévastatrice des catastrophes naturelles et les bouleversements causés par le changement climatique dépassent les potentialités de chaque pays. De ce fait, la réactivité et la mobilisation des moyens en quantité, ajoutées à une stratégie d’opérationnalité en situation de catastrophe, nous imposent de réfléchir à la mise en place d’une structure indépendante des Etats, ayant vocation à organiser les secours.
Peut-on aller jusqu’à envisager de créer une Organisation maghrébine, capable de mutualiser les moyens et de conjuguer les compétences, en coordination avec une organisation onusienne dédiée à l’aide humanitaire d’urgence ? C’est peut-être là le premier maillon de cette Union Maghrébine idéalisée.
Conclusion
Aux dernières nouvelles, le roi Mohamed VI a décidé de faire un don personnel d’un milliard de dirhams (environ 100 millions d’euros) à ses sujets, victimes du tremblement de terre. Du côté libyen, alors que le nombre de victimes ne fait que croître, une réalité se fait jour : la reconstruction sera longue et coûteuse.
En ces heures particulièrement dramatiques, l’Algérie, mue par un élan sincère et spontané de solidarité, et sans le moindre calcul politicien, a démontré sa disponibilité à porter secours aux peuples marocains et libyens.
Elle a fait mentir de la plus belle manière qui soit ses fielleux détracteurs, ceux qui s’enorgueillissent sur les plateaux de télévision, notamment BFMTV, d’être des « amis du Maroc utile » et autres jet-setteurs, et qui ont pour mission de redorer le blason du royaume de l’Atlas.
Ces fervents laudateurs du Maroc ont déversé leur haine incompréhensible de l’Algérie devant les caméras, en se gardant bien de mentionner qu’elle n’attendait qu’une chose : l’autorisation de Mohammed VI pour voler à la rescousse de sa population sinistrée du Haut Atlas. Mais ce fut en vain, puisque ce feu vert royal n’a jamais été donné, l’Algérie redirigeant alors immédiatement son aide humanitaire vers la Libye.
Les Marocains off-shore ne représentent nullement les damnés de la Terre du pays berbère. Je suis de tout cœur avec les besogneux de l’Atlas. Je ne saurais trop conseiller de méditer cette contribution du philosophe marocain, Ali Benmakhlouf, dans laquelle il décrit l’état d’esprit des Marocains du Maroc profond, ô combien respectables et dignes devant cette nouvelle tragédie humaine absolue.
Il écrit : « La piété fait dire : « C’est ainsi. » Elle fait dire : « C’est le décret de Dieu. » J’ai souvent entendu des proches prier pour que les décrets de Dieu leur soient doux. Ils acceptent. (…) Une femme du peuple, n’ayant pas grand-chose, avait été questionnée : si vous aviez à choisir votre prénom, vous choisiriez quoi : « Radia » ( « contente »). (…) « La nature nous dorlote », m’avait dit un ami japonais à la suite de la catastrophe de Fukushima » (14).
« Avec une retenue poignante, poursuit le philosophe, les gens expriment leur douleur d’avoir perdu des êtres chers. Les gens, dans leur majorité, n’expriment pas « leur » colère. Si colère il y a, elle est le plus souvent celle de Dieu. (…) Dieu ne peut pas accepter tant de corruption, tant de choses qui vont mal. Il avertit et punit : avant-goût des tourments éternels. Mais, en parlant de colère divine, les gens expriment les pathologies sociales en langage sacré, une façon de montrer leur gravité et non une façon de les projeter sur Dieu simplement. (…) « A-t-on fait tout le nécessaire pour rejoindre les villages les plus reculés ? » La piété ne s’arrange pas de possibles négligences. Elle ne vient pas combler les défaillances humaines. (…) Tous ces morts, ce furent des vies, des noms propres, ils avaient des projets, ils étaient mères, pères, enfants. Il à faire mémoire de chacune des vies perdues » (14).
Rahma pour les morts. Sérénité et patience pour les vivants.
Professeur émérite Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique Alger
1.Luc Mathieu https://www.liberation.fr/international/inondations-en-libye-depuis-la-mort-de-kadhafi-un-pays-disloque-20230912_GBW6ITBSINCQ3EXLXT65SJBIIM/
3.Sarah Laurent https://www.liberation.fr/international/afrique/libye-les-experts-alertent-de-longue-date-sur-la-vulnerabilite-des-infrastructures-mais-rien-na-ete-fait-20230912_BC3LN7D2RZHVJI5FO32JDPBV3Q/
6.Victor Hugo http://expositions.bnf.fr/chine/arret/yuanming2/antho5.htm
8.Alia Mostefaoui https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=pfbid0FUVzvgwE9fy9C APhBKBkBe7CV91UFSgsYVv7KzHHMphy3pDUKBZtApotgPZD3SSvl&id=1194322803&eav=AfaLNHuSP26xHakVM96xICwh1CPcFYS7sCIdRe7Ecwv8PavEaKHJqIGaXsBXyEAe9gY&m_entstream_source=timeline&paipv=011 09 2023
9.Abdellah Taïa https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/09/11/seisme-au-maroc-le-petit-peuple-va-encore-une-fois-payer-le-prix-fort_6188921_3232.html?
10.Rachida El Azzouzi https://www.mediapart.fr/journal/international/110923/une-nouvelle-fois-un-seisme-frappe-le-maroc-inutile
- Ali Benmakhloufhttps://www.philomag.com/articles/ali-benmakhlouf-le-peuple-marocain-exprime-la-gravite-du-drame-en-invoquant-la-colere-de 13 septembre 2023
Artiche de référence : Chems Eddine Chitour https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/les-peuples-du-maroc-et-de-la-libye-meurtris-la-famille-maghrebine-en-deuil-105402
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