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Les islamistes et le modèle Turc

C’est devenu une mode, tous les partis islamistes disent vouloir s’inspirer de l’expérience de l’AKP en Turquie. AKP signifie «Parti de la justice et du développement ». En Egypte, les Frères musulmans ont appelé leur parti Parti de la justice et de la liberté, au Maroc le parti qui a remporté les élections s’appelle Parti de la justice et du développement, et en Libye le parti nouvellement créé porte le nom de Parti pour le développement et la réforme.

Si le qualificatif islamique a disparu des appellations, ce n’est pas un pur hasard mais un signe des temps : on veut changer d’enseigne. Le modèle turc est cité en exemple d’abord parce qu’il n’y en a pas d’autre, ensuite pour rassurer sur leurs propres intentions, et enfin pour faire croire aux masses qu’avec un gouvernement islamiste leur fortune est faite ici-bas et dans l’au-delà. Le message est : une nation ne peut que prospérer si elle est gouvernée au nom d’Allah.

Et c’est vrai ! La Turquie a réalisé des avancées sociales, économiques et diplomatiques considérables au cours de la dernière décennie, correspondant justement à la gouvernance islamiste. Elle occupe aujourd’hui la 16e place dans le classement économique mondial et la 6e en Europe. Malheureusement, l’économie turque n’est pas une économie islamique et ses performances ne sont pas dues à l’islamisme.

C’est une économie de marché aussi classique et libérale que celles des pays européens auxquelles elle est étroitement liée. Il n’y a d’islamique dans la bonne gouvernance turque que les convictions personnelles des membres de l’AKP. Ce n’est pas pour amoindrir le mérite d’Erdogan, de Gül et de leurs équipes qui ont démontré qu’islam et démocratie étaient compatibles, mais pour garder une vue claire et objective des choses.

Quand on se promène aujourd’hui à  Istambul et à Ankara,  rien n’indique que l’on est dans un pays musulman s’il n’y avait les mosquées et le voile féminin. Teyyip Erdogan n’est pas Aladin, et il n’a pas trouvé la lampe merveilleuse d’où sort à la demande un génie bienfaisant qui réalise des miracles. Il a appliqué les règles de l’économie de marché avec le sérieux qui sied à un pays qui a une haute idée de lui-même, qui a administré durant des siècles un empire composé d’une trentaine de pays d’Asie, d’Afrique et d’Europe, et qui a su mettre à profit ses avantages comparatifs.

La Turquie islamiste n’a pas inventé une nouvelle économie, ni déposé beaucoup de brevets d’invention, elle a fait, toutes proportions gardées, comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, c’est-à-dire développé des niches de compétitivité qui lui ont ouvert les marchés européens et arabes. Elle a connu une forte poussée de son taux de croissance (7% en 2011) et un énorme bond en avant de ses exportations, mais elle n’est pas à l’abri de la crise européenne.

Ses exportations en dépendent à 50%. Actuellement, l’inflation et le déficit budgétaire plafonnent à 10% et sa monnaie, la livre, vient de perdre près du quart de sa valeur par rapport au dollar. Si l’euro continue de s’affaiblir et la croissance européenne de baisser, ses exportations chuteront dans des proportions importantes et rendront son taux de croissance négatif. Les prévisions officielles annoncent pour 2012 un taux de croissance de 4%, tandis que le FMI le situe autour de 2%.

L’islamisme turc n’est pas arrivé au pouvoir à la faveur d’une révolution, mais par la voie démocratique et après une lente évolution. Il a un long cheminement derrière lui, fait d’apprentissage, de victoires et d’échecs dont il a su tirer les enseignements. Le premier parti politique islamiste est apparu en 1970 sous le nom de «Parti de l’ordre national». L’année suivante, il est dissous.

En 1972, le Parti du salut national est créé par Necmetin Erbakan et présente des candidats à l’élection législative de 1973 où il obtient 11,8% des voix, score qui le place au troisième rang des partis vainqueurs. Les islamistes font leur entrée au gouvernement pour la première fois en s’alliant à d’autres formations. De 1983 à 1990, le Parti de la mère patrie gouverne avec succès sous la direction de Turgut Özal qui a été Premier ministre puis président de la République.

En 1997, le Parti de la prospérité (Refah) d’Erbakan, dans lequel militent Erdogan et Gül, est dissous et Erbakan renversé parce qu’il voulait supprimer l’article 2 de la Constitution relatif à la laïcité. Ce dernier était en outre opposé à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. En 2001, les deux amis créent l’AKP qui se réclame des idées modérées et de l’œuvre de Turgut Özal et prennent leurs distances des positions jugées extrémistes d’Erbakan.

En 2002, la nouvelle formation politique gagne les législatives. Elle en est à son troisième mandat qui expirera en 2014. L’AKP n’a pas gagné l’adhésion de la majorité des Turcs et le respect international en fanatisant ses membres, en opposant les croyants aux non-croyants, en promettant de bouleverser la vie des Turcs, en s’engageant à rétablir le califat (eux qui l’ont détenu jusqu’en 1923) mais en se tournant vers les défis du monde moderne et en s’appropriant les attributs de la modernité.

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Il n’a pas été infecté par le salafisme et le djihadisme comme les partis islamistes apparus dans le monde arabe. Dans la Turquie d’aujourd’hui, il existe 6 000 journaux quotidiens, 200 chaînes de télévision locales et 1 200 radios, ce qui renseigne sur le pluralisme et le climat de liberté qui y règnent. Deux facteurs capitaux, dont ne bénéficieront pas les partis islamistes arabes, sont à l’origine du succès de l’islamisme turc : la laïcité et le processus d’adhésion à l’UE.

La laïcité a servi l’AKP plus qu’elle ne l’a desservi, contrairement à ce qu’on peut penser. Elle l’a prémuni contre la tentation théocratique (dans le pays qui fut pendant des siècles le siège du califat), le charlatanisme dont sont coutumiers les partis religieux arabes, et l’hostilité de la communauté internationale. Elle lui a fermé la voix de l’obscurantisme et lui a assigné une ligne rouge à ne pas franchir, celle des libertés individuelles. D’un autre côté, la laïcité l’a innocenté aux yeux des islamistes radicaux qui ne pouvaient pas lui reprocher de ne pas appliquer la chariâ puisqu’il était censé avoir une baïonnette sur la gorge.

Fort opportunément, elle le libérait de l’embarrassante obligation d’avoir à appliquer des prescriptions, coraniques certes, mais non moins inapplicables de nos jours : amputations, lapidation, statut de «dhimmi» pour les non-musulmans, etc. C’est pourquoi, lors de sa récente tournée dans les pays arabes où la révolution a triomphé, le Premier ministre turc a cru bon de la recommander aux partis islamistes qui n’ont pas dû le comprendre bien sûr.

Quant au processus d’adhésion à l’UE, il a induit une mise à niveau du dispositif juridique et institutionnel de la Turquie visant à l’harmoniser avec celui des Etats-membres de l’Union européenne. Il lui a balisé le chemin vers l’économie de marché mais, plus important encore, il a protégé l’AKP des interventions intempestives de l’armée. Le gouvernement, accrocheur dans sa démarche d’adhésion à l’UE pendant une décennie, semble s’en désintéresser étrangement depuis quelque temps.

Et si ce n’était qu’une manœuvre intelligente pour se libérer de la menace militaire ? Car entretemps l’armée a perdu l’une après l’autre ses prérogatives régaliennes sur la vie politique et n’est plus la garante de la Constitution. Elle est rentrée dans les rangs et c’est elle qui dépend désormais du pouvoir civil. En septembre 2010, une réforme constitutionnelle avait rendu ses membres justiciables des tribunaux civils. C’était la première étape.

Deux mois après la victoire de l’AKP aux législatives de juin 2011, le gouvernement engage une purge de grande ampleur contre le commandement militaire suprême. Le chef d’état-major et les commandants des trois armes (terre, air, mer) sont acculés à la démission, tandis que 250 officiers supérieurs (dont une quarantaine de généraux) sont incarcérés pour «complot contre le gouvernement».

C’était la deuxième étape. Il y a une vingtaine de jours, c’était au tour de l’ancien patron de l’armée, chose inimaginable il y a un an, d’être arrêté et jeté en prison sous l’accusation de «complot terroriste contre le gouvernement». C’était le coup de grâce : l’archétype d’une armée au-dessus de tout et de tous depuis la création de la Turquie a été brisé.

Une nouvelle Constitution est en cours d’élaboration dont la rédaction a été confiée aux partis représentés au parlement. Elle remplacera celle rédigée par les militaires en 1982 et dessinera le nouveau visage de la Turquie. On en connaîtra la teneur cette année. Ceux qui aimaient à dire que les militaires en Egypte et en Algérie doivent, pour faire contrepoids aux islamistes, prendre exemple sur l’armée turque doivent être bien embarrassés.

Le Soir d’Algérie.  Publié sur Oumma avec l’accord de Noureddine Boukrouh.

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