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Rassembler ce qui est épars (partie 2 et fin)

Nous publions la seconde partie de l’analyse de Jean-Michel Cros consacrée à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. La première partie que vous avez été nombreux à avoir lu est toujours accessible en première page du site. Vous pouvez également la consulter dans la rubrique intitulée « du même auteur… » située à la fin de cet article.

Une version plus construite de ce type d’arguments a été livrée par Jean-Louis Bourlanges, à l’occasion d’une interview dans « Le Monde » 1. Sa thèse repose sur la distinction entre deux vocations à la construction européenne : soit exprimer une identité commune, soit pacifier une altérité hostile. On pourrait imaginer que sur cette base, il préconise l’entrée de la Turquie dans l’Union pour précisément pacifier les relations conflictuelles qu’il décrit avec le monde musulman, ces relations une fois apaisées permettant de s’attarder plus sur ce qui nous rassemble que sur ce qui nous divise. Pas du tout. Mais ce qui nous intéresse ici ce sont les bases sur lesquelles il fonde son refus de la Turquie, l’idée d’Europe qu’il développe : celle-ci est « une civilisation bornée à l’Ouest pas une frontière géographique et au Sud par une barrière culturelle, distinguant la chrétienté des mondes arabo-musulman et turco-musulman ». Plutôt qu’une frontière culturelle, la culture méditerranéenne ayant, du Nord au Sud, bien des traits communs, c’est bien une frontière religieuse qui est invoquée ici en filigrane, l’opposition entre le monde musulman et la chrétienté étant posée comme fondement de l’identité européenne. On pourrait qualifier cette attitude de « syndrome du Saint Empire » ce qui rend l’identité française des plus aléatoires, la France ayant eu, sur la longue période, plus de rapports d’alliance que d’opposition à l’Empire ottoman : François Ier conclut les capitulations avec Soliman le Magnifique, Napoléon III aide l’Empire ottoman pendant la guerre de Crimée et le fait entrer dans le « concert des nations » à l’occasion du traité de Paris… En revanche, le Grand Frédéric se battra – comme la France – plus contre le Saint Empire que contre les Ottomans… Vouloir simplifier conduit souvent à plus de complications.

Il poursuit : « L’adhésion turque signifie la subversion de la frontière sud de l’Europe. Il n’y a en effet aucune raison de s’arrêter en si bon chemin et d’instituer une barrière ethnique après avoir refusé une barrière culturelle : les Turcs dedans, les Arabes dehors ! Arrêter l’Union européenne à la Turquie, c’est faire passer la frontière de l’Europe et de l’Asie au milieu du peuple kurde. Difficile à justifier ! ». Outre qu’une logique est rarement pertinente lorsqu’elle est portée à ses extrémités, une grille de lecture nous est ici fournie par Albert O. Hirschmann dans son ouvrage Deux siècles de rhétorique réactionnaire2 ; il y distingue trois thèses, celle de l’effet pervers – les conséquences d’une mesure vont être plus graves que le mal qu’elle prétend traiter, voire vont l’aggraver, celle de l’inanité – prendre une disposition ne sert à rien, les choses continuant comme devant, et celle de la mise en péril – une mesure bonne en soi va mettre en danger les avantages existants. La position de J.L. Bourlanges à propos de la Turquie illustre parfaitement la thèse de l’effet pervers. L’intrusion de l’altérité nous ferait perdre nos limites.

Jean-François Bourlanges insiste : « C’est la double invasion musulmane, celle des Arabes à partir du VII° siècle et celle des Turcs, Seldjoukides puis Ottomans à partir du XI° siècle qui crée une frontière nouvelle, au reste mouvante, et qui va déterminer des histoires différentes ». Hélas, l’histoire est cruelle : jamais, à aucun moment de leur histoire – du milieu du XI° siècle à la fin du XIII° – les Seldjoukides ne feront la moindre intrusion en Europe. Cela ne les empêchera pas de donner au monde l’un des plus grands poètes mystiques de tous les temps, Djalâl od Dîn Rûmi (1207-1273), dont l’enseignement d’amour spirituel, l’ouverture du cœur et la compassion sont bien ce qui manquent le plus aujourd’hui.

Elle l’est encore plus lorsque l’une des caractéristiques de l’Europe serait d’avoir affranchi la science de la religion : bien avant l’Europe, les hommes de science musulmans ont pu travailler sans crainte de subir des persécutions religieuses.

La géographie n’est d’ailleurs guère plus tendre : comme toutes les sciences sociales, elle est, l’aurait-on oublié ? une construction idéologique. La définition de l’Europe comme s’étendant « de l’Atlantique à l’Oural » a été posée par un géographe de Pierre le Grand, Tatichtchev, afin précisément de faire entrer ce pays considéré alors comme barbare par l’Europe éclairée, dans cette Europe dispensatrice de toute civilisation.

Le plus grave est à venir : « Etre Européen, ce n’est pas être chrétien aujourd’hui, comme le pensent ceux qui veulent mettre Dieu dans la constitution européenne. C’est de l’avoir été depuis quinze siècles »  : dire cela, c’est préconiser la précellence d’un statut prescrit sur un statut acquis ; c’est assigner chacun à une communauté de naissance aux contours figés, avec l’impossibilité d’en sortir ; autrement dit, devenir Européen est, par exemple impossible aux enfants issus des migrations, condamnés pour quinze siècles à rester des étrangers sur notre sol. Seuls peuvent faire un Européen la terre et les morts. Plus restrictif encore que Maurice Barrès, J.L. Bourlanges, en retenant ce critère, dénie à ceux dont les ancêtres se sont battus sur nos champs de batailles la possibilité de devenir Européens.

Sa conclusion est terrible : « En reconnaissant la « vocation » turque à l’adhésion, ils font fi de l’héritage, et en réduisant le projet politique au respect de « l’acquis communautaire » ils font fi de l’avenir. Leur Europe est celle du vide et des apparences ». La sienne est celle de la brutalité de l’exclusion et de la décadence, parce que de l’égoïsme.

Pour autant, ce point de vue est-il si isolé ? Rien n’est moins sûr : Fernand Braudel est considéré comme l’un de nos plus grands historiens contemporains ; son œuvre est lue et étudiée par toute notre élite politico-administrative, connue et respectée par tous ceux qui sont – comme moi – passés un Institut de Sciences Politiques. A ce titre, on peut considérer que son influence est considérable et qu’elle s’inscrit en arrière plan intellectuel de toute une catégorie de Français. L’un des « grands » titres de F. Braudel est son Identité de la France3, qui s’ouvre par une véritable déclaration amoureuse : « Je le dis une fois pour toutes : j’aime la France avec la même passion, exigeante et compliquée, que Jules Michelet. », étonnante pour un chercheur, dont on peut penser que la lucidité à l’égard de l’objet étudié dépend en partie tout au moins de la distance qu’il garde avec lui. Le plus surprenant reste à venir. Quelques lignes plus loin, dans son introduction, nous trouvons les lignes suivantes : « « … l’historien, en effet, n’est de plain-pied qu’avec l’histoire de son propres pays, il en comprend presque d’instinct les détours, les méandres, les originalités, les faiblesses. Jamais, si érudit soit-il, il ne possède de tels atouts quand il se loge chez autrui. »4 Affirmation étonnante de la part de quelqu’un qui a étudié, comme l’a fait Braudel, l’Espagne et le Brésil, mais révélatrice, dans un ouvrage au titre si fort, de la conception que l’on se fait de soi et de la pertinence que l’on accorde au regard de l’autre. Comment ne pas s’étonner, quand on connaît par exemple, l’excellence des ouvrages d’Ezra Suleiman sur la France, d’un tel refus du « détour », analysé en son temps par Georges Balandier ? Comment ne pas s’interroger, à la lecture des propos de J.-L. Bourlanges, de la place qui est faite aux « Français d’origine étrangère », de la légitimité que l’on peut leur reconnaître à porter un regard pertinent sur notre société avec un tel discours sur l’enracinement identitaire, qui disqualifie celui qui ne peut faire la preuve de ses quartiers ? Comment, a fortiori, envisager de reconnaître comme pouvant nous ressembler, tout un peuple sur le seul critère d’un foi non partagée, et ce « depuis quinze siècles » ?

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On va dire que mon propos est excessif. Je ne le crois pas. La parole a pour effet de libérer les actes : comment ne pas faire de corrélation entre cette distillation de l’islamophobie et l’explosion des actes racistes et antisémites aussi nombreux pour le premier semestre 2004 que pour toute l’année 2003 5, avec l’affaire dite du « RER D », qui a vu la consternante unanimité (à l’exception du discret Jean-Paul Huchon) autour de l’évidence identitaire des agresseurs imaginaires. Combien de juifs et de musulmans devront encore être agressés, de mosquées incendiées ou « taggées », combien faudra-t-il entendre de remarques désabusées comme celle de Kamel Kabtane après de tels actes : « Les élus locaux n’étaient pas là, ni maire, ni conseillers municipaux, ni député. En période électorale, sans doute n’ont-ils pas voulu s’afficher aux côtés des musulmans »6, manifestant pudiquement la déréliction dans laquelle on laisse une partie de notre population ?

Alors oui, la question de l’adhésion de la Turquie est un « sujet honteux » comme l’écrit Christine Clerc7, mais sûrement pas pour les raisons qu’elle invoque, racontant le « lâche soulagement » qui saisit les convives d’un déjeuner, lorsqu’ils se découvrent tous, droite et gauche confondues, hostiles à l’adhésion turque.

Cette question est honteuse car elle nous masque l’essentiel : la vision qu’une partie de notre classe politique et que les médias véhiculent de l’islam, la réalité que dissimulent les cache misère des politiques dites d’intégration, l’assignation de toute une partie de la population, en dépit de constantes références aux droits de l’homme et aux principes républicains, à un statut d’ilotes.

Cette question va devenir essentielle dans les mois à venir car la réponse que l’on y apportera nous dira non seulement ce que nous sommes mais également ce que nous voulons devenir : une société repliée sur une vision fantasmatique de l’Autre – qui est déjà une partie d’elle-même – ne reconnaissant pour siens que ceux qui correspondent à des critères de sang et de foi ancestrale, ou une société ouverte et tolérante, sachant rassembler ce qui est épars dans une vision d’avenir commune.

L’entrée de la Turquie en Europe n’est pas un défi pour la Turquie, c’en est un pour tester la réalité d’un modèle de citoyenneté : le nôtre. L’entrée de la Turquie en Europe sera paradoxalement le choix entre laïcité et confessionnalisme, laïcité en faveur de l’adhésion, confessionnalisme contre celle-ci.

C’est sur ces critères que nous jugerons les choix qui seront faits.

Notes :

1 25 mars 2004
2 Fayard, coll. « L’espace du politique », 1991, 294 pp.
3 25 mars 2004
4 Fayard, coll. « L’espace du politique », 1991, 294 pp.
5 Libération, 10 et 11 juillet 2004
6 Libération, 8 mars 2004
7 Midi Libre, 26 septembre 2004

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