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Les défis de l’après Moubarak en Egypte

La dernière manœuvre visant à substituer à Moubarak son vice-président Omar Souleiman qui revenait pratiquement à faire du moubarakisme sans Moubarak a volé en éclats sous l’irrésistible pression populaire. L’armée, qui représentait la dernière inconnue dans l’équation égyptienne, a fini par prendre ses responsabilités. Officiellement, le président Moubarak s’est retiré en laissant le pouvoir au Conseil suprême des forces armées. Moins de 24 heures après avoir délégué ses pouvoirs à son vice-président, la dernière décision de Moubarak apparaît comme un revirement spectaculaire. Les réserves qui auraient été émises la veille par le commandement militaire contre la délégation des pouvoirs au vice-président n’étaient pas qu’une rumeur infondée. Mais d’autres lectures restent possibles comme par exemple l’éventualité d’un retournement américain contre la carte grillée de Omar Souleiman. En tout état de cause, les intérêts stratégiques en jeu sont d’une telle importance qu’il est difficile de penser que la diplomatie américaine puisse s’embarrasser d’engagements autres que ceux que lui dicteraient ses intérêts et les contraintes du moment.

Cependant, quelles que soient les nombreuses inconnues qui ont pesé dans le dénouement historique en cours, il est un fait que le peuple égyptien vient d’écrire une des plus belles pages de l’histoire arabe contemporaine. Plus rien ne sera désormais comme avant dans la région. La révolution égyptienne vient de rappeler à ceux qui ont trop vite proclamé la « fin de l’histoire » avec la chute du mur de Berlin que d’autres peuples ont aussi le droit d’écrire leur histoire même lorsque leur aspiration démocratique ne rencontre pas toujours les faveurs des puissances qui régentent le monde.

L’euphorie populaire légitime qui a suivi l’annonce du départ de Moubarak ne doit cependant pas cacher l’ampleur des enjeux et des défis auxquels sera confrontée la révolution égyptienne dans les jours et semaines qui viennent. Ces enjeux sont aussi bien d’ordre interne qu’externe.

Sur le plan interne, la révolution démocratique aura à relever rapidement quatre défis majeurs :

1. Comment l’armée pourra-t-elle superviser la transition démocratique sans se substituer à la révolution ?

L’armée a joué un rôle décisif dans le dénouement heureux de la révolution démocratique égyptienne surtout lors du dernier tournant dangereux qui a vu Moubarak déléguer ses pouvoirs à son vice-président. C’était un coup d’Etat contre-révolutionnaire qui ne disait pas son nom. Mais l’arrogance de Omar Souleiman qui a commis l’impair de demander au peuple de rentrer chez lui a fini par faire tomber les masques et n’a pas manqué de radicaliser le mouvement populaire qui a exprimé sa détermination à se diriger vers les sièges des institutions nationales jusqu’à la chute du régime. L’armée, qui aurait selon certaines sources émis des réserves contre l’arrivée au pouvoir de Omar Souleiman, ne pouvait qu’intervenir si elle voulait éviter une escalade lourde de conséquences sur la paix civile. L’intervention de l’armée a été facilitée par les appels répétés du peuple et des personnalités nationales allant dans ce sens.

L’intervention publique des principaux constitutionnalistes et juges constitutionnels du pays qui ont tous mis l’accent sur le caractère anticonstitutionnel de la délégation des pouvoirs à Omar Souleiman, le caractère caduc de la « légitimité constitutionnelle » et la nécessité de la refonder à partir de la légitimité populaire qui ne fait plus aucun doute, ont fini par décider le commandement de l’armée. Mais l’intervention salutaire de l’armée ne doit pas faire oublier l’essentiel, à savoir le caractère civil et populaire de la révolution égyptienne. Le commandement de l’armée égyptienne sait bien que l’ère des coups d’Etat militaires et des « conseils de la révolution » est révolue. A cet égard, il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure même si le peuple a raison de rester vigilant comme l’illustre sa détermination à rester dans la rue jusqu’à la satisfaction de ses revendications. La transition démocratique a d’autant plus de chances de garder son caractère civil et pacifique qu’au contraire d’autres pays de la région, l’Egypte dispose d’un Etat (notamment le système judiciaire) et d’une société capables de gérer cette transition difficile sans interférence militaire même si l’armée reste le gardien vigilant de la sécurité nationale dans une période trouble.

2. La satisfaction des revendications populaires urgentes.

Le communiqué numéro 3 du Conseil suprême des forces armées a rappelé son attachement à la légitimité populaire et a promis de détailler dans un communiqué ultérieur les étapes à suivre pour concrétiser le retour à la souveraineté populaire. Dans leur premier communiqué numéro 1 lu par le vice-président du Conseil d’Etat, « les masses de la révolution du 25 janvier » ont rappelé 11 revendications essentielles :

1) la suppression immédiate de l’état d’urgence ;

2) la libération de tous les prisonniers politiques ;

3) l’abolition de la constitution actuelle ;

4) la dissolution des deux assemblées ;

5) la création d’un conseil présidentiel de cinq membres (dont un militaire) formé de personnalités nationales respectées à condition qu’aucune parmi elles ne pourrait se présenter aux futures élections présidentielles ;

6) la formation d’un gouvernement de transition formé de personnalités compétentes et indépendantes à condition qu’aucune parmi elles ne pourrait se présenter aux élections présidentielles ;

7) la formation d’une assemblée constituante pour mettre au point une constitution démocratique qui sera soumise au référendum populaire trois après la formation de la dite assemblée ;

8) la liberté de créer des partis politiques sur des bases civiles, démocratiques et pacifiques ;

9) la liberté d’information ;

10) la liberté d’action syndicale ;

11) la suppression des cours militaires et d’exception.

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Un des enjeux majeurs de l’étape actuelle est la disposition du Conseil suprême des forces armées à répondre rapidement à ces revendications démocratiques et populaires urgentes. Ce sera le premier test dans la relation stratégique entre la révolution populaire et les forces armées. Nul doute que les forces armées pourront aisément répondre aux revendications populaires sans porter atteinte à la stabilité du pays et à la paix civile tant aussi bien l’Etat que la société recèlent des compétences et des volontés d’un niveau éducatif et d’une maturité politique extraordinaires.

3. Comment la révolution démocratique peut-elle éviter le danger du populisme ?

Si la révolution égyptienne a été au départ une révolution essentiellement populaire et spontanée, même si des partis d’opposition ont joué par la suite un rôle important, il n’en va pas de même dans la période de construction d’un Etat de droit démocratique. Les tentations du populisme et du « poujadisme » ont toujours été exploitées par les tenants de l’autoritarisme. Même si l’opération n’est pas aisée dans la mesure où elle risque de plonger le pays dans les divisions et les surenchères politiciennes, la démocratie ne saurait faire l’économie de la compétition politique loyale entre des programmes et des partis différents. Il est naturel que le peuple souverain exige dans sa revendication numéro 6 la formation d’un gouvernement de transition formé de personnalités nationales indépendantes non partisanes. L’objectif étant d’éviter les divisions dans cette étape cruciale.

Mais la révolution aura à affronter la difficulté énorme qui consiste à fusionner dans le processus de transition des énergies et des volontés civiles et politiques. Le fait de rester unis sur l’essentiel (les revendications démocratiques urgentes) constituera l’élément déterminant pour la suite des évènements. C’est seulement après l’adoption d’une nouvelle constitution démocratique et la mise en place de nouvelles institutions élues que les partis pourront entrer dans une compétition politique loyale dans le respect de la constitution et des lois de la république. Les composantes du mouvement populaire qui ne se reconnaissent pas dans les partis actuels ont le droit et le loisir de constituer de nouveaux partis dans la mesure où la démocratie ne saurait fonctionner sans pluralisme politique et sans multipartisme.

4. Comment la démocratie naissante peut-elle éviter le piège de la démocratie sélective ?

La transition vers un Etat de droit démocratique a ses contraintes légales et institutionnelles qui sont spécifiques à chaque pays. En tout état de cause, la transition démocratique ne saurait laisser de place à l’anarchie sous peine de prêter le flanc aux forces qui l’attendent au tournant pour la vider de son contenu et pour revenir aux vieux réflexes autoritaires. Dans le cadre de la transition démocratique égyptienne, le défi politique le plus crucial sera la capacité à intégrer une force sociale et politique qui a particulièrement souffert dans le cadre de l’ancien régime. Il s’agit des Frères musulmans. Ce sera un véritable test pour la jeune démocratie égyptienne. Jusqu’ici, les Frères musulmans ont fait preuve d’une retenue remarquable même si tous les observateurs reconnaissent le rôle qu’ils ont joué dans la protection du mouvement populaire contre les hordes déchaînées du régime de Moubarak. Mais la revendication numéro 9 du mouvement populaire qui réclame la liberté de constituer des partis tout en ajoutant « sur des bases civiles, démocratiques et pacifiques » pourrait se prêter à des lectures restrictives.

Un parti dit islamiste comme le sont les Frères musulmans sera-t-il jugé « confessionnel » et donc « non civil » ? La question est très délicate dans un pays multiconfessionnel comme l’Egypte mais la démocratie naissante se verrait mutilée si elle se laissait entraîner sur le terrain d’une interprétation trop restrictive et par conséquent exclusive. Une démocratie forte ne saurait craindre une quelconque composante politique du moment que celle-ci accepte d’inscrire son discours et sa pratique politiques pacifiques dans le cadre de la constitution et des lois de la république. Aussi bien la solidité des institutions que la maturité des élites civiles et politiques laissent penser que l’Egypte saura éviter le triste scénario algérien.

Sur le plan externe, les défis externes qu’aura à affronter la révolution égyptienne ne sont pas moins importants. Nous en retiendrons trois même si tous peuvent se résumer dans une seule préoccupation stratégique majeure : la sécurité nationale de l’Egypte ne saurait s’accommoder d’un quelconque radicalisme diplomatique et encore moins de l’aventurisme inspiré de certaines expériences étrangères catastrophiques. Si on doit partir d’une modélisation- toujours à prendre avec précaution dans la mesure où les situations nationales sont différentes- nous pouvons dire qu’entre le modèle turc et le modèle iranien, la révolution égyptienne a tout intérêt à se rapprocher du modèle turc et ce, pour des raisons à la fois politiques, économiques, culturelles et diplomatiques. Comme la Turquie, l’Egypte ne dispose pas d’un grand réservoir de matières premières et d’énergie (contrairement à l’Iran). Pour longtemps encore, elle devra compter sur le tourisme et l’intégration à l’économie internationale pour assurer son développement et répondre aux besoins sociaux de 85 millions d’habitants. Comme la Turquie, l’Egypte doit tenir compte du fait que son armée nationale, garant de la sécurité nationale et des institutions républicaines, reste fortement dépendante des USA. Enfin sur le plan culturel, la diversité confessionnelle et l’islam sunnite ne laissent aucune marge à un pouvoir théocratique tel qu’il a pu se développer dans l’Iran chiite. Retenons les trois dossiers urgents que le redéploiement de la diplomatie égyptienne ne saurait ignorer.

1. Les relations avec Israël.

Le dossier diplomatique qui constituera le premier test de la jeune démocratie égyptienne sur lequel elle sera jugée par la dite communauté internationale, c’est-à-dire les USA et les lobbies israéliens, sera bien entendu celui se rapportant aux relations avec Israël. Les provocations et les surenchères de cet Etat ne vont pas cesser et vont même redoubler d’intensité. C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter les mesures de crise prises par le cabinet israélien en vue de se préparer à une autonomie énergétique et le contrôle du canal de Suez. Mais il n’y a aucune raison de penser que la maturité dont ont fait preuve les élites civiles, politiques et militaires égyptiennes ne sera pas prolongée dans le cadre de l’élaboration d’une diplomatie indépendante et pragmatique qui saura dépasser les compromissions antinationales de l’ancien régime sans tomber dans un aventurisme préjudiciable à la sécurité nationale.

Le président américain, le premier ministre britannique et la chancelière allemande s’adressent plus à Israël qu’à l’Egypte quand ils réitèrent leur appel à l’adresse de l’Egypte pour sauvegarder le traité de paix de Camp David ! En effet, ils ne font que défoncer des portes ouvertes ! Ces messieurs et dames doivent savoir une fois pour toutes qu’ils n’ont pas affaire à une jacquerie mais à une révolution démocratique d’un peuple dont la civilisation plonge ses racines dans une histoire multimillénaire ! Ils ont été peut-être surpris par cette révolution unique dans les annales mondiales de la révolution mais ils n’ont pas fini avec les surprises.

La diplomatie égyptienne ne tournera pas le dos aux engagements de paix signés avec Israël MAIS les exigences de la géographie, de l’histoire et du développement que réclame le peuple appelleront sans aucun doute des changements diplomatiques aptes à restaurer l’Egypte dans le rôle stratégique régional qu’elle n’aurait jamais dû perdre. La redéfinition de la carte géopolitique régionale sera un long processus non dénué d’embûches. Les forces qui risquent d’en être contrariées comme Israël (et peut-être aussi l’Iran) ne resteront pas les bras croisés, mais si elle sait jouer sur les contradictions régionales et internationales et sur une alliance stratégique souhaitée avec la Turquie, l’Egypte en sortira renforcée.

2. Les relations avec l’environnement régional.

Un des premiers résultats diplomatiques attendus de la révolution égyptienne est la restauration de sa place de puissance régionale incontestée. Mais cela ne se fera pas sans obstacles diplomatiques importants. Si Israël constituera le premier adversaire diplomatique de la montée en puissance de l’Egypte, il n’est pas dit que d’autres acteurs régionaux accueilleront positivement les nouvelles demandes égyptiennes tant celles-ci pourraient contrarier des intérêts nationaux étroits, intérêts qui risquent d’être instrumentalisés par des puissances étrangères afin de contenir la nouvelle puissance régionale. La monarchie des Al Saoud, qui n’a pas caché son soutien au régime de Moubarak, saura-t-elle tourner la page et faire avec la révolution égyptienne sans altérer sa propre prétention à un leadership arabe au demeurant fort déplacé au vu de ses compromissions avec les puissances étrangères qui dominent la région ?

La diplomatie égyptienne saura-t-elle faire preuve de la souplesse nécessaire pour rassurer les pétromonarchies du Golfe et les convaincre de laisser tomber progressivement le parapluie défensif américain contre une hypothétique « menace iranienne » ? Mais le test le plus important de la diplomatie égyptienne sera sa gestion du dossier du processus de paix israélo-palestinien. Sans dénoncer le traité de paix de Camp David, la diplomatie égyptienne jettera-t-elle tout son poids dans la balance régionale en vue de privilégier une réconciliation inter-palestinienne et un redémarrage des négociations israélo-palestiniennes sur la base des résolutions de la légalité internationale qui exigent le retrait israélien des territoires occupés en 1967 et la constitution d’un Etat palestinien viable ?

3. Les relations avec les USA.

Le redéploiement de la diplomatie égyptienne est aussi bien dicté par la prise en compte des sentiments populaires qui reste un facteur déterminant dans toute démocratie que par la prise en compte des intérêts nationaux supérieurs. Un Etat fondé sur la légitimité populaire ne peut que se sentir assez fort pour faire respecter ce qu’il considère ses intérêts nationaux stratégiques. Le principal défi de la diplomatie égyptienne sera sa capacité à répondre à cette exigence tout en rassurant la première puissance mondiale, qui a des intérêts stratégiques incontestables dans la région.

La diplomatie égyptienne a la chance de ne pas commencer à zéro. Le modèle turc peut inspirer une diplomatie indépendante et pragmatique qui défende à la fois les intérêts nationaux stratégiques et tienne compte des réalités géopolitiques astreignantes. L’alliance avec les USA ne sera pas remise en question surtout lorsqu’on considère la dépendance de l’armée égyptienne à l’égard de l’armement américain. Mais la diplomatie égyptienne aura à cœur d’augmenter les marges de manœuvres d’une grande nation par une diversification progressive de la coopération scientifique, technique et militaire. Dans ce volet, les manœuvres et les provocations israéliennes seront de plus en plus sophistiquées. A cet égard, parmi les agendas futurs de la diplomatie égyptienne, celui ayant trait à la mobilisation des intelligences contre les lobbies israéliens aux Etats-Unis ne sera pas le moins important.

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