Le titre du beau roman de Jane Austen[1] convient parfaitement pour qualifier l’émission « Les bréviaires de la haine », diffusée le 6 mai dernier sur ARTE.
Consacrer un « Thema » à « Mein Kampf » et au « Protocole des sages de Sion » était a priori une bonne idée, la veine antisémite ayant irrigué ces deux livres ; en montrer la généalogie et la filiation est à la fois pertinent et nécessaire. Certes, l’annonce du plan faisait un peu deuxième année de « sciences po » : « un livre où tout est vrai et que personne ne croit, et un livre ou tout est faux mais que personne ne croit », mais nous avons connu pire… Le résultat a-t-il été à la hauteur de ces objectifs ? Rien n’est moins sûr.
La ligne directrice de l’émission va en effet être celle de la « forteresse Europe » assiégée par des mondes musulman et russe, ignorants et fanatiques. Il est malheureusement assez peu porté attention à cette thématique du siège, très répandue dans le discours politique : c’est regrettable, car c’est une thématique éminemment nazie. Utiliser ce type de concepts pour prétendre dénoncer l’extrême droite me paraît donc intellectuellement douteux et idéologiquement problématique : c’est dire à quel point les esprits sont gangrenés par l’idéologie même qu’ils prétendent combattre.
Présenter ensuite sur un même plan les Russes et le monde musulman est également reprendre à son compte une vieille antienne de l’extrême droite qui assimile sans trop de distinction ces hordes asiatiques prêtes à déferler sur l’Europe le couteau entre les dents.
Enfin, la suggestion qui est faite avec ces deux reportages à la suite l’un de l’autre, d’une continuité entre « Mein Kampf » et le monde musulman contemporain est indigne est scandaleuse.
Voilà pour la méthode.
Qu’en est-il sur le fond ?
Les « Protocoles des sages de Sion », qui sont effectivement, rappelons le ici, un faux antisémite, connaîtraient un succès croisant en Turquie : 80.000 exemplaires en auraient été vendus en 2005, 100.000 l’an dernier : « un best seller à l’échelle de ce pays » nous dit-on, qui aurait les faveurs d’une jeunesse délaissée par la croissance, en recherche d’identité ; « loin de la vieille Europe démocratique le poison agit encore » commente le reportage.
Voici une bien curieuse présentation d’un phénomène dont je ne conteste pas par ailleurs le caractère problématique. Il est vrai que le succès de ce type d’ouvrage est inquiétant. Mais pour autant, la Turquie est elle tout d’abord si loin de la « vieille Europe démocratique » ? Faisons le bilan de ces dernières années : abolition de la peine de mort (2001 et 2004), réforme du Conseil supérieur de sécurité (août 2003), suppression (en 2004) des tribunaux de sûreté de l’Etat institués en 1983), élection du Président de la République au suffrage universel (référendum d’octobre 2007), et suppression de son droit de veto, fin de la barrière des 10 % pour être représenté à l’Assemblée, reconnaissance des droits des minorités religieuses et linguistiques, etc… Peu de pays ont fait autant de réformes en si peu de temps, il convient de le rappeler.
Par ailleurs, la « vieille Europe » a-t-elle des pratique démocratiques incontestables ? On peut en douter : les travaux que j’ai mené sur les pratiques administratives dans les collectivités locales à l’égard de l’islam montrent qu’en France, pays des droits de l’homme paraît-il, les procédures sont largement employées pour être mises au service d’une politique discriminatoire à l’encontre des administrés perçus sous le prisme de leur religion ou de leur nationalité supposée. Un véritable langage codé, digne – mutatis, mutandis – de celui du 3° Reich, est utilisé au quotidien.
En voici quelques exemples : « Interdiction des sandwicheries » signifie en réalité « interdiction des döner kebab » (il est évident que cela ne s’applique pas à « Mac Do »…) ; « lutter contre le communautarisme » est riche de plusieurs sens : cela peut signifier selon le contexte soit refuser un logement à une personne d’origine étrangère, soit refuser un projet de salle des fêtes porté par une association musulmane, soit interdire la construction d’un lieu de culte ; « s’étendre de façon subreptice » signifie à propos d’un lieu de culte que l’association qui le dirige a simplement acheté des locaux ; « assurer le respect du pluralisme » signifie refuser de donner les autorisations nécessaires pour ouvrir ses locaux à une association musulmane qui accueille des enfants musulmans, etc, etc…[2]
En outre, il aurait fallu effectivement comparer la diffusion du « Protocole » en France et en Turquie : si des chiffres nous ont été donnés pour ce pays, le reportage signale simplement que seules « quelques centaines d’exemplaires » en sont vendus tous les ans en France mais, en revanche, rien n’est dit sur la fréquence de consultation sur Internet et sur celle des téléchargements, qui sont pourtant montrés dans l’émission. Pourquoi ? Est-ce parce que la comparaison n’aurait pas été flatteuse pour notre pays ? Cette question restera sans réponse…
Dernière curiosité du reportage à propos de la Turquie : il y est dit que la diffusion des « Protocoles » pourrait être dangereuse car elle pourrait trouver une utilisation anti-israélienne. Cet argument est particulièrement étonnant : les auteurs semblent ignorer que, quel que soit le taux de diffusion des « Protocoles », la Turquie est l’un des piliers de l’OTAN et l’un des plus sûrs alliés d’Israël dans la région. A moins que tout cela, en réalité, n’ait aucun rapport…
Après la Turquie, le monde arabe… Le « Protocole » est en tête de gondole à la foire du livre du Caire, il a été utilisé par Nasser, le Hamas l’a inscrit à son programme, etc… Pierre-André Tagieff viendra expliquer doctement que le monde arabe gangrené par l’islamisme est un terrain favorable pour sa diffusion. Et là on ne comprend plus rien : c’est à la fois le nationalisme arabe et l’islamisme qui le diffusent ; des idéologies opposées qui l’accueillent avec la même faveur. Il y a peut-être une raison nous suggère le reportage : la collaboration entre Hussein el Husseini, grand mufti de Jérusalem à l’époque, et les nazis. Mais alors, pourquoi ne pas parler des contacts qui ont eu lieu à l’époque entre les nazis et tous ceux qui s’opposaient à la présence britannique en Terre Sainte, mouvements sionistes compris ?
Oui, il y a eu alors des alliances contre nature ! Mais ce n’est pas ceci qui explique cela… Bref, les « explications » n’expliquent rien, et elles le font d’autant moins, à propos de la Palestine notamment, que rien n’est dit sur la situation politique, sur le contexte contemporain à Gaza et en Cisjordanie, rien n’est dit sur le blocus, rien n’est dit sur le non respect par la communauté internationale des élections qui avaient eu pourtant lieu au suffrage universel. Disons le clairement : la « vieille Europe démocratique » n’est pour rien dans ce qui se passe, du moins dans ce qui se passe mal…
Partant pour la Russie, le reportage pointera les positions troubles de membres du clergé, le mouvement d’extrême droit « Pamiat » et le succès des « Protocoles » en raison de la « baisse du niveau de vie » et des « changements démocratiques ». Tiens ? Comme c’est curieux ! En Turquie, les « Protocoles » ont du succès car nous sommes « loin de la vieille Europe démocratique », en Russie ce sont les progrès de la démocratie qui en sont la cause… En outre, est-on bien certain que la Russie soit plus démocratique que la Turquie ? On pourrait poser la question aux Tchétchènes… Le reportage s’enfonce dans la confusion, donnant des causes différentes aux mêmes effets, à moins que ce ne soit le contraire… on ne sait plus…
Allait-on en rester là ? Non, le tableau n’aurait pas été complet sans l’évocation du Grand Méchant Loup qui veut croquer les tendres petits chaperons rouges que nous sommes, et dont on nous assure qu’il a le front de ne pas vouloir se contenter de la galette et du pot de beurre, d’ailleurs réservés à Mère Grand : la soirée ne pouvait se terminer bien entendu sans parler de l’Iran. Après Nasser et Saddam Hussein, Ahmadinedjad est le nouvel Hitler : celui-ci, avec « Mein Kampf », avait « tout prévu » et on ne l’a pas cru ; lors qu’Ahmadinedjad dit qu’il veut détruire Israël, « on a toutes les raisons de le croire et de s’en inquiéter »
Armons nous et allez vous battre ! On a reculé devant Hitler, il ne faut plus recommencer les mêmes erreurs : le syndrome de Munich va être utilisé en comparant ce qui n’est pas comparable pour justifier toute les aventures militaires à l’encontre de l’Iran, dont je rappellerai qu’il est tout de même le seul pays de la région à avoir signé le traité de non prolifération nucléaire, ce que n’ont fait ni l’Inde, ni le Pakistan, ni Israël et qu’à la différence de ces trois pays il ne possède pas (encore ?) l’arme nucléaire.
Alors de qui se moque-t-on ?
A quoi sert-il de montrer (et il faut le faire !) la lente et pernicieuse diffusion des images et des stéréotypes antisémites si c’est pour reprendre le même type de discours à l’encontre d’autres communautés ? Il y a bien là construction d’un Autre imaginaire, d’une figure de bouc émissaire. Il ne s’agit pas d’un complot, mais du laisser aller à la facilité intellectuelle, au goût du jour, à l’air du temps. On nourrit ainsi de la main droite le feu que l’on prétend éteindre de la main gauche en produisant du sens commun plutôt que de la connaissance.
Les journalistes n’ont finalement apporté la preuve que d’une seule chose en se signant avec autant d’ostentation devant l’autel de la démocratie et des droits de l’homme tout en pensant si manifestement à autre chose : c’est qu’ils ne croyaient pas eux-mêmes aux valeurs qu’il prétendent défendre.
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