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Le renouvellement des fondements du droit musulman chez Jamâl-Eddîne ‘Atiyyeh (1928-2017).

Un penseur musulman et théologien très actif dans le champ académique nous a quittés en ce début d’année 2017. Comme tout autre penseur musulman il n’a d’importance que pour autant qu’il enrichisse la pensée théologique. Aussi ce modeste papier propose quelques éléments d’efforts intellectuels et créatifs de Jamâl-Eddîne ‘Atiyyeh, et pour ne pas faire trop long, nous nous limiterons à ses suggestions novatrices dans le domaine des fondements du droit musulman (Uçûl al-Fiqh) et de l’Ijtihâd (effort d’extraction des prescriptions légales à partir de leurs sources).

Pour une articulation entre les Uçûl al-Fiqh et les sciences sociales

Lors d’un séminaire, retranscrit dans la Revue du Musulman Contemporain (Majallat al-Muslim al-Mu’âçir), n° 145/146, sous le titre « La science des fondements du droit musulman et les sciences sociales », Jamâl Eddîne ‘Atiyyeh propose de traiter deux questions qui ont suscité des controverses intenses pendant la rencontre :

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  • Est-il possible que les fondements du droit musulman apportent quelque chose aux méthodologies des sciences sociales?
  • Est-il possible que la science des fondements du droit tire profit de ces méthodologies ?

Tout en rappelant des figures pionnières en matière de méthodologie, comme Jâbir ibn al-Hayyân, Ibn al-Haytham, al-Bîrûnî, çâ’id al-andalûsî, ibn Khaldûn, etc., l’auteur propose des idées concrètes pour enrichir la science des fondements. Sans être exhaustif, en voici quelques-unes :

  • La révélation peut être considérée comme source de connaissance puisque le Coran et la Sunna évoquent incontestablement des « sunane », c’est-à-dire des « lois » de l’univers, de la société, de la psychologie, etc. Mais le docteur ‘Atiyyeh précise que ces « lois » doivent être considérées dans un premier temps comme des indications hypothétiques et faire l’objet d’expérimentations pour dégager des lois applicables.
  • Les prescriptions légales comme principes moraux peuvent enrichir les sciences sociales.
  • Puisque les sciences sociales adoptent le principe de causalité, elles peuvent trouver un champ de réflexion dans la science des fondements à travers des concepts phares comme « al-‘illa » (raison d’être de la prescription juridique) et le processus expérimental de la détermination de la raison d’être du jugement légal qui se trouve dans le chapitre relatif au raisonnement par analogie (Qiyyâs) dans les manuels des fondements du droit. De même que dans le chapitre usuel du « jugement déclaratoire» (al-hukm al-wadh’î), il est question du « sabab » (la cause), « sharte » (condition), « mâni’ » (empêchement), etc., des concepts liés au principe de causalité.
  • La présence de la linguistique dans la science des fondements à travers l’exégèse et la clarification des concepts peut servir les spécialistes des sciences sociales.
  • La science des fondements peut réciproquement, à l’aide des sciences sociales, découvrir les modalités des processus d’institutionnalisation des valeurs et la transformation des jugements légaux en institutions. Il ajoute qu’au lieu de discuter de la consultation (shûrâ) comme principe islamique, nous pourrions le traduire en institution en tirant profit d’autres expériences en la matière, il en est de même pour la zakât, et l’exemple des banques islamiques est une bonne illustration de la traduction de principes islamiques en institutions.
  • Enfin, il attire l’attention sur la relation entre le jugement légal et le réel (al-wâqi’), c’est-à-dire le contexte dans lequel le cas d’espèce se pose et sur lequel le jurisconsulte doit se prononcer, sans oublier le « ‘urf », c’est-à-dire la culture.

 Jamâl-Eddîne ‘Atiyyeh Jamâl Eddîne ‘Atiyyeh a produit par ailleurs quelques ouvrages et plusieurs articles dans lesquels il poursuit ses efforts de renouvellement des fondements du droit musulman et de l’Ijtihad. Un ouvrage aux idées capitales est celui intitulé « Le réel et le modèle idéal dans la pensée musulmane contemporaine » publié en 2001, en 277 pages.  L’ouvrage est composé de quatre parties. C’est la troisième qui nous intéresse ici, intitulée « L’Ijtihâd et le renouvellement » (Al-Ijtihâd wa at-tajdîd). Dans cette troisième partie, il souligne d’abord le danger de se limiter à une seule méthodologie car elle conduirait selon lui à la sclérose de la science. La créativité dans la méthode enrichit la science, dit-il.
Ensuite, s’agissant de l’Ijtihad, il appelle à une « cristallisation et une institutionnalisation de l’autorité législatrice » (p.136).  Il appelle de ses vœux à une institutionnalisation du consensus, de l’ijtihâd et de la consultation. Il prend appui sur l’existence d’institutions dès l’aube de l’Islam : le trésor public pour la distribution de la zakat (bayt al-mâl), la mosquée pour la prière, al-Hissbah (pour la prédication). Il regrette cependant que l’Ijtihid n’ait pas fait l’objet d’institutionnalisation, une tare qui dure, selon lui, depuis l’ère Omayyade.
Enfin, mais sans être exhaustif, il fait une lecture actualisée de ce qu’on appelle dans le langage des fondements du droit musulman  « le jugement kifâî (le devoir collectif) » : c’est un jugement qui incombe à la collectivité, comme la prière sur le mort, la création d’instituts éducatifs ou des hôpitaux ou bien même l’Ijtihâd, de sorte que si un individu ou un groupe d’individus s’en charge, alors toute la société aura accompli cette injonction légale. A l’inverse, si aucun individu n’accomplit cette obligation, alors c’est toute la société qui est coupable.  A cet effet, il dit « la faiblesse du sentiment du caractère obligatoire du jugement Kifâî (devoir collectif), ou le préjugé qui l’apparente à un acte surérogatoire, ou qu’il incomberait aux autres ou au gouvernement, tout cela a conduit à la négligence de ces types de prescriptions divines. Et si chaque individu et la société prenaient conscience des enjeux de cette responsabilité et de son contenu, on mettrait en place des plans et stratégies pour réaliser les priorités…» (p.184-185).
A lire ces lignes de Jamâl Eddîne ‘Atiyyeh, l’on ne peut s’empêcher de penser au sociologue Mancur Olson et son ouvrage « Logique de l’action collective » publié en 1965, dans lequel il souligne le « paradoxe » de l’action collective puisque les individus, tout en ayant pourtant intérêt à se mobiliser, se comportent en passagers clandestins, tirant profit des bénéfices de l’action collective sans en supporter les coûts. C’est l’existence même de l’action collective – et les causes qu’elle défend – qui est menacée. D’où l’intérêt de mettre en place des dispositifs incitatifs et mobilisateurs.
Pour faire court, abordons un dernier ouvrage du docteur Jamâl Eddîne ‘Atiyyeh, intitulé « Pour une activation des finalités supérieures de l’islam », édition 2003, en 248 pages, publié par l’institut international de la pensée islamique (IIIT). Cet ouvrage est très riche en apports novateurs sur la question des maqâçid (finalités supérieures de l’islam), il met davantage l’accent sur la modélisation et la théorisation, tout en s’aidant des faits. Il y traite par exemple dès la page 231 de la « perspective sociale des maqâcid », comme l’organisation et la planification pour des projets touchant la collectivité dans son ensemble (comme nous l’avons montré dans un article antérieur sur le site oumma.com, cette question a déjà été traitée par M. B. Assadr et M. Mahdi Shamsuddîne). Mais nous n’aborderons ici rapidement que l’application faite par le docteur ‘Atiyyeh de l’œuvre de l’imâm Mohammed Bâqir Assadr aux Uçûl al-Fiqh.
En effet, l’ouverture d’esprit du docteur ne pouvait passer sous silence les travaux d’Assadr en matière des fondements du droit et des maqâçid. Dans une section intitulée « La méthode de théorisation chez l’imâm Assadr » (p.212), l’auteur dit ceci : « Les écrits sur la méthodologie de théorisation demeurent rares. Et l’intérêt pour la question a commencé avec un imam chiite, le martyr Muhammed Bâqir Assadr ; quelques études sur sa méthodologie de modélisation ont vu le jour. Et le point de départ chez lui lors de la théorisation va du réel aux textes, et non l’inverse » (p.212). Ensuite, le docteur ‘Atiyyeh fait référence à l’ouvrage d’Assadr intitulé « Les fondements logiques de l’induction ». Pour lui la méthode inductive pourrait enrichir les outils des jurisconsultes dans leur Ijtihad. En effet, la méthode inductive est inséparable des calculs probabilistes, elle pourrait donc renforcer la scientificité des avis des jurisconsultes et mieux distinguer les preuves péremptoires (Qat’î) et conjecturales (Dhannî) (p. 214).
Enfin, le docteur pense que, du point de vue d’Assadr, l’Ijtihâd tire son efficacité de la compréhension de l’immuable, la compréhension des besoins et de la nature de la civilisation humaine et l’identification de l’intérêt et les limites de l’intervention du détenteur de l’autorité. Le docteur ‘Atiyyeh mobilise le concept de la « zone vide » de la législation crée par Assadr, une zone qui est laissée à la compétence du détenteur de l’autorité ou du gouvernement pour légiférer en fonction de l’intérêt général de la communauté. Une « zone vide » voulue par la législation au regard du changement du temps et de l’espace (p.215).

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