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Le ‘‘Printemps arabe’’ et la menace occidentaliste

Le 28 juin dernier, le site du Monde proposait comme sujet de débat : « le ‘‘Printemps arabe’’ et la menace islamiste ». A cette occasion, furent publiés des articles d’analyse dont la vision, l’approche et le ton étaient assez similaires. Paradoxalement, ces textes ne relevaient pas tant de la catégorie du débat contradictoire, que de la condamnation à plusieurs voix, concernant un sujet complexe méritant pourtant une certaine retenue, de la nuance dans les propos, une grande prudence.

L’article de Denis Bauchard (« Dieu n’est pas la solution ») traite objectivement de la victoire islamiste, en Egypte notamment, mais avec l’utilisation d’une catégorie tautologique loin d’être heuristique : ce mouvement traduirait une « tendance » de fond. Note diplomatique sur les défis que les gouvernements islamiques devront affronter, plutôt que tentative d’explication de ce phénomène historique, le texte de Bauchard pêche par son incapacité à imaginer l’innovation que constituerait l’émergence d’une spiritualité politique, comme par sa volonté matérialiste de ne considérer l’évènement singulier que sous la forme banale d’une nième gouvernementalité gestionnaire.

A la normativité laïque « Dieu n’est pas la solution », il eût sans doute été préférable de mobiliser une positivité généalogique et d’étudier la manière dont Allah est devenu une question. Néanmoins, « loin de signifier la victoire de l'islamisme, la démocratisation arabe signifie au contraire sa fragmentation et sa complexification » estime Bernard Rougier (« Des Frères musulmans peu populaires »), qui préfère ainsi ignorer le phénomène lui-même, sous le prétexte analytique d’une implosion par le bas du mouvement pourtant évident qui marque cette décennie, comme si le désir spirituel ne pouvait forcément être qu’une fausse réalité politique.

Jean-Michel Djian (« Tombouctou, épicentre du nouvel obscurantisme islamiste africain ») dénonce avec justesse le « crime de lèse-civilisation » ayant lieu au Mali à cause des djihadistes ayant pris le pouvoir ; l’auteur s’attaque aux ravages et aux destructions que cause la rébellion touareg et islamiste au nord du pays, provoquant un retour au conservatisme au niveau social et une grande perte pour la culture de l’Humanité. Néanmoins, la manière de qualifier ce processus, s’il est honorable quant à ses intentions à l’égard de la Civilisation afro-musulmane passée, témoigne encore paradoxalement d’un occidentalo-centrisme maniéré. En effet, la condamnation des évènements actuels s’opère à travers la mobilisation d’oppositions axiologiques trop simplistes pour constituer des outils d’analyse, mais suffisamment tranchées pour apparaître comme des rappels à l’ordre moral.

Ainsi, il n’est pas certain que la description de l’islamisme au Mali comme un phénomène ténébreux et obscur puisse nous aider à étoffer nos connaissances sur ce sujet, à accroître notre savoir relatif aux problèmes de cette région, et donc à façonner un regard plus pénétrant sur la situation actuelle. Il semble que, pour des raisons en apparence nobles, l’intention morale prévale sur la considération politique, et le jugement de valeur sur le rapport aux valeurs. Ainsi, à la réaction épidermique visant « un islamisme rampant décomplexé et intransigeant », il eût peut-être mieux valu s’arrêter sur le fait que les « monuments historiques et les manuscrits anciens » puissent représenter une modernité honnie chez les rebelles maliens, afin de mettre en exergue comment s’établit chez eux une perception raisonnée de la relation entre volonté de savoir et volonté de puissance en Occident, selon un axe de recherche qui pourrait être guidé par les travaux épistémologiques de Foucault sur les rapports entre savoir et pouvoir.

Une telle approche permettrait alors de constater que nous assisterions à la lutte entre deux formes de domination – vecteur touristique de l’exploitation économique du patrimoine culturel d’une région et politique occidentale d’accumulation frénétique et maladive de connaissances signe d’une culture décadente (Nietzsche), versus vecteur terroriste de l’exploitation politique de la dimension spatiale d’une région et économie orientale de subsistance culturelle – plutôt qu’à une destruction par le pouvoir islamiste du savoir universel de l’Humanité, comme si savoir et pouvoir n’étaient pas liées, comme si le savoir ne contenait pas une once de pouvoir, n’était pas un outil de pouvoir, ne jouait pas un rôle dans les mécanismes de pouvoir…

Eviter la bien-pensance, tenter de bien penser : ce n’est point la tâche que s’est fixée Abdelwahab Meddeb (« Ennahda se prétend inspiré par la Démocratie chrétienne allemande »). « La maladie de l’Islam », telle est l’idée fixe de Meddeb, ou plutôt sa maladie. L’écrivain met face-à-face les artistes et les salafistes fous de Dieu liberticides, vandales agressifs, barbares ignorants, censeurs lobotomisants, jouant ainsi à fond la carte de l’opposition classique Bien/Mal. Car là est le paradoxe : la condamnation des Islamistes se fait au nom de la liberté créatrice, alors que cette liberté peut être en sous-main le gage culturel de l’ordre établi : témoin le silence coupable, si ce n’est l’accointance passive de l’écrivain dionysiaque vis-à-vis de la dictature policière de Ben Ali, qui promouvait la modernité, la technologie, la culture, les arts et la police, ou plutôt la modernité, la technologie, la culture et les arts comme police, technologies politiques de domination.

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A l’opposé, dans l’esprit des Islamistes, le geste matériellement destructeur en direction des signes de la modernité est symboliquement iconoclaste, et donc libérateur. De fait, le soi-disant conservatisme des Islamistes séduit une frange de la jeunesse des sociétés arabes de par la libération qu’il promet – libération de soi, de la modernité importée, de la politique étrangère de soumission.

Ainsi, les textes en présence activent tous, plus ou moins visiblement, une opposition stérile entre réaction et modernité, Ténèbres et Lumières, barbarie et Civilisation, conservatisme et progressisme, Islam et Occident, soit les termes honteux du conflit binaire cher aux néoconservateurs, l’Islam étant par définition une réaction barbare des Ténèbres… Cette thèse néoconservatrice s’appuie typiquement sur ce genre d’oppositions tranchées, où l’un des termes ne peut provenir ou procéder de son contraire ; « cette façon d’apprécier constitue le préjugé typique auquel on reconnaît bien les métaphysiciens de tous les temps.

Ces évaluations se trouvent à l’arrière-plan de toutes leurs méthodes logiques […]. La croyance fondamentale des métaphysiciens, c’est l’idée de l’opposition des valeurs. » (Nietzsche, Par-delà bien et mal). La thèse néoconservatrice à laquelle nous devons les oppositions constatées est traditionnelle, ancienne, datée, dépassée, morale, moyenâgeuse : métaphysique. Meddeb prend par exemple appui sur le soufisme lumineux pour l’opposer au ténébreux intégrisme, alors que la généalogie de l’esprit du terrorisme contemporain le fait remonter à la secte musulmane shiite ismaélienne des Assassins (XIIème siècle), pratiquant nombre d’exercices spirituels proche du soufisme. Tout le discours métaphysique de Meddeb sonne creux tant il est entaché de frivolité intellectuelle. Notre écrivain dénonce « l'islamiste arc-bouté à une identité obsidionale se contentant d'une autarcie stérile » ; mais lui-même ne serait-il pas un moderniste arc-bouté à une altérité obsédante soumise à une dépendance inféconde ?

Cette série d’articles présente une homogénéité factice à maints égards : il est question d’un monde (arabe) dont l’unité est imaginaire et non réel, d’une religion (musulmane) dont le caractère pluriel est caractéristique, d’un mouvement (le ‘‘Printemps arabe’’) où est intégrée une insurrection indépendantiste spécifique, bref, de situations locales et régionales rétives à toute schématisation hâtive, comme si l’objectif était d’imputer discrètement une identité, dans les faits inexistante, à des processus complexes, le seul dénominateur commun étant la présence de l’Islam, comme pouvoir ou résistance, à la tête de l’Etat ou dans une position défensive.

Effectivement, l’Islam est toujours présenté comme un risque, un danger, un péril, une menace, qu’il se manifeste sous une forme politique apaisée et légitimée électoralement, comme en Tunisie, ou qu’il constitue l’armature langagière d’une machine de guerre à l’assaut d’un espace de combat, comme au Mali. L’Islam politique est apparenté au mauvais – mauvais régime politique, impopulaire et fortement soumis aux aléas de la gestion gouvernementale (Bauchard et Rougier) – ou au Mal – Mal moral, axe de soumission à la vindicte de la sentence transcendantale (Djian et Meddeb).

Dans les deux cas s’exprime un a priori négatif curieux d’un point de vue logique, mais logique au regard de la mentalité occidentale contemporaine. Seulement, il est dommageable qu’un préjugé moral défavorable dans la doxa puisse contaminer à ce point des jugements politiques faisant appel à la raison et aux Lumières comme instances suprêmes de légitimité discursive. Comme si la raison et les Lumières, telles quelles, étaient encore fondées à porter un discours légitimateur (après les deux guerres mondiales commencées en Europe, les 100 000 morts de la troisième guerre du Golfe menée par l’Occident pour imposer la démocratie libérale, et les tortures systématiques infligées pour prévenir le terrorisme), alors que toute la pensée critique, en Occident même, repose sur un soupçon à l’égard de cette raison et de ces Lumières, de Kant à Foucault en passant par Nietzsche, Weber et l’Ecole de Francfort… Cette ignorance optimiste des Meddeb et consorts les poussent à ne pas voir le caractère possiblement postmoderne de l’Islam, impliquant un nouveau rapport au politique, où la ressemblance entre l’élite et son peuple se substituerait au vieux mythe occidental de la représentation.

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