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Le corps d’exception

Alors que l’on assiste en France à un révisionnisme colonial, il nous a semblé utile de publier ces extraits d’articles du grand philosophe  Sidi Mohammed Barkat, portant sur le statut du colonisé algérien. Rappelons également que les Assises d’été de l’anticolonialisme post-colonial auront lieu ce samedi 25 juin à l’Université de Nanterre.

« Le 17 octobre 1961 ou la haine de la vie », article publié dans la revue Drôle d’époque, puis dans un recueil de textes paru sous le titre Faut-il avoir la haine ?
  on le trouve également sur le site « 17 octobre, contre l’oubli », sous un autre titre :

 « Si l’on tient compte de ce rappel, selon lequel la condition des Algériens de 1954 à 1962
  les Algériens en tant que corps d’exception – n’est pas simplement liée à l’état de guerre dont elle semble dépendre a priori, il est alors nécessaire d’en déduire la conséquence suivante, qui révèle la nature paradoxale du statut des colonisés : la condition spéciale, ou condition d’exception, dans laquelle se trouvaient les Algériens s’est confondue tout au long de la colonisation de l’Algérie avec ce que l’État considérait être leur état normal. L’exception est cette détermination spécifique qui caractérisait en permanence le corps des Algériens, parce que la juridiction spéciale, parallèle à l’ordre du droit commun, dans laquelle ils ont été pris a fonctionné en tant que norme.

 « La détermination de l’Algérien en tant que corps d’exception n’est donc pas liée à la guerre et n’est pas une simple interruption du régime normal du droit. Elle est la radicalisation d’une organisation permanente de la condition faite à une composante de la nation qui, en tant que telle, a été légalement placée à l’extérieur du régime général du droit.

 « (…) Mais, il faut le souligner, les instruments de la répression qu’étaient l’état d’urgence et les pouvoirs spéciaux ont soumis les Algériens à un régime parallèle déjà contenu en puissance dans la situation qui leur était faite antérieurement. Ce qui allait varier, c’était l’ampleur et l’intensité de la violence utilisée et de la répression exercée, liées au nouvel état de guerre. La condition des Algériens en tant que telle, dans son essence, pour ainsi dire, n’avait pas changé. »

 « L’Algérien est en effet un individu résidant sur le territoire français, artificiellement classé puis légalement rangé à l’extérieur de l’ensemble composant les membres du souverain, de la nation, régis par les règles générales du droit. En ce sens, il n’est pas à vrai dire un corps extérieur, sa situation est une situation de dépendance, plus complexe donc que celle de la simple extériorité, plus difficile, plus fragile et vulnérable. Le corps d’exception, enveloppe instituée qui recouvre tout un groupe que l’on n’admet pas dans la citoyenneté et auquel on attribue de manière arbitraire une homogénéité ethnique, ou raciale (le statut personnel joue le rôle d’un opérateur de conversion permettant de réduire de façon imaginaire l’ensemble des Algériens à une seule entité), est encore un membre de la nation. En effet, ce corps considéré comme indigne de la citoyenneté est membre de la nation, de sorte qu’il y est contenu, inclus en tant que non compté, qu’exclu.

 « L’ambiguïté que présente dès lors le statut du colonisé – membre non inclus de la nation – est ainsi le résultat d’une opération institutionnelle consistant dans la conjonction d’un corps et d’un dispositif juridique dont le résultat est précisément l’emprisonnement de ce corps dans un régime d’exception. Emprisonnement qui se traduit par l’indifférenciation des deux. C’est bien cela l’image du colonisé fabriquée et transmise aux générations successives : un corps et une exception indifférenciés, un régime d’exception collant à la peau du colonisé. »

 « Image transmise et reçue comme telle, c’est-à-dire comme valeur colportant cette ‘vérité’ selon laquelle le colonisé est un être dangereux, situé en dehors de l’univers de la Raison, auquel il faut logiquement appliquer un régime de peines spécial. L’ensemble du dispositif est ainsi fondé sur une nécessité logique. Ce n’est donc pas une population civile indéterminée qui est soumise au régime d’exception, mais une composante très précise de la nation, une masse de corps indifférenciés, quel que soit en définitive l’espace du territoire national dans lequel ils évoluent. »

 « On ne saurait penser la condition des Algériens sans la référence à l’image du corps du colonisé. Un corps représenté ainsi non pas simplement comme une réalité objective sur laquelle porteraient les coups de la répression coloniale, mais bien comme ce corps imaginé et institué par l’État et qui porte en lui, comme sa condition spéciale d’existence au sein de la nation, le principe qui régit la domination coloniale, c’est-à-dire le principe de subversion du rapport d’égalité au coeur des agencements et du dispositif démocratiques eux-mêmes. Ce principe qui colle donc à la peau du colonisé est ce que l’on pourrait appeler le principe d’arbitraire, le principe indiquant que le corps en question est susceptible d’être réprimé et brutalisé, en dehors de tout recours légal sérieux. Ainsi, l’affaire ne consiste pas seulement en une classification, en un rangement des composantes de la nation, elle suppose l’inscription de l’exception à même le corps du colonisé, de sorte que ce corps fonctionne dans le système institutionnel comme un symbole, le symbole de la division inégalitaire de la société. »

 « Et, dans cette perspective, il faut comprendre les désignations ignobles que l’on substitue parfois au nom ‘Algérien’ non pas comme de simple injures, mais comme le signe que la personne que l’on désigne ainsi n’est pas tout à fait une personne. Elle est simplement et irréductiblement ce contre quoi il est permis de commettre les pires actes, lorsque les circonstances (objectives, mais aussi subjectives) le commandent. En dehors de la référence à la représentation qui met en scène l’image du colonisé en tant que corps d’exception, le 17 octobre  1961, la mise à mort de masse et la haine libérée qui ont marqué ce jour sombre, tout cela resterait dans le meilleur des cas pris dans le discours de la morale et serait sans aucun doute considéré comme un accident de parcours de l’État de droit. »

 « Le corps d’exception, expression d’une interruption durable du fonctionnement des règles démocratiques de l’État, était resté jusqu’à l’insurrection de 1954 pris dans un discours qui laissait ouverte la perspective de son émancipation. Il apparaît désormais – c’est-à-dire avec la guerre – comme une réalité irréversible que l’on ne peut absolument pas intégrer sous la forme d’une vie émancipée, d’une existence appartenant de plein droit au corps politique. »

 « L’incapacité dans laquelle se trouve l’État de droit d’accueillir en son sein chacun des membres de la nation, est donc un élément inhérent à cet État, officiellement assumée pendant la période coloniale de la France, de sorte que le corps d’exception n’est rien d’autre que l’expression vivante de cette impuissance structurelle. »

 « Le corps articulé au régime d’exception, le corps porteur en quelque sorte de ce régime, qui est donc par ce fait même inclus dans la nation en tant qu’exclu, occupe une place à la limite. Il se confond alors avec ce que Gilles Deleuze appelait un ‘foyer de subjectivation’, un lieu d’où pouvait rayonner un agir politique. (…) il est en tant que tel le point d’où l’agir politique peut jaillir, il est un corps intensif possible, une politique en puissance, de sorte que la haine qui le frappe est déjà, en définitive, la haine de la politique, la haine de la vie. »

 « On comprend maintenant que l’émergence extraordinaire et l’exposition pacifique de leur corps dans l’espace public, voulues par les Algériens, aient constitué pour eux un acte positif de liberté contre leur condition d’exclus du dedans, un acte de refus de la condition d’inégalité politique dans laquelle ils étaient tenus. (…) Ces corps vêtus pour la circonstance de leurs plus beaux habits, c’étaient les corps d’hommes et de femmes qui se pensaient et se voulaient désormais libres. C’est cela qui fut l’insupportable : que ceux qui ne devaient vivre qu’en tant que corps d’exception, à l’ombre des autres, en rasant les murs de la Cité, en manifestant par leur déférence permanente l’expression de l’acceptation de la bienveillance qu’un État ‘civilisateur’ leur accordait, s’exposent à la lumière de la scène publique, qu’ils puissent s’imaginer être des hommes libres, les égaux de ceux que des décennies d’État de droit colonial ont reconnu être seuls dignes d’être des citoyens à part entière, des hommes authentiques. Même s’ils se situaient, par leur acte, en dehors de leur statut d’exclus du dedans, ils ne pouvaient être libres au regard de la représentation dominante. Il n’était pas possible que l’on puisse les imaginer inscrits dans un agir politique. Ils ne pouvaient être dès lors qu’une population sans médiation aucune, mise au ban de la nation, un extérieur désormais sans intérieur : ils devenaient l’extérieur le plus externe, celui sur lequel on pouvait exercer tout pouvoir. »

 « (…) l’image d’exception est foncièrement une fabrication de l’État, une image qui se rapporte aux artifices du pouvoir, et les Algériens ne pouvaient raisonnablement songer y échapper par eux-mêmes. »

 « (…) Or
  suprême offense, suprême outrage envers ceux qui se pensaient être les seuls dignes de compter au nombre des citoyens -, ce corps affichait par son exposition sur la scène publique, par sa visibilité publique, une prétention sacrilège à l’existence politique. »

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 « (La pensée) doit  procéder à une évaluation précise des dispositifs réservés aux colonisés à l’intérieur même de l’État de droit, du régime spécial auquel ils ont en permanence été soumis, régime qui les a privés de leurs droits fondamentaux et les a placés en situation de faire l’objet des pires sévices, voire de liquidations sommaires. Il s’agit en quelque sorte d’estimer cette valeur qu’était l’image de l’Algérien, ce bien mis légalement en circulation et transmis, de sorte qu’il permit que les auteurs de ces exactions ne soient pas appelés assassins et qu’au contraire, leurs actes apparaissent plutôt comme une sorte de légitime défense de l’homme digne d’être libre, une défense des ‘droits de l’homme’ authentiquement homme, se protégeant ainsi contre les prétentions de liberté de ceux qui en seraient indignes. »

 « Ainsi, dans la mesure où c’est une opération légale de grande envergure qui a conduit à l’affectation permanente d’un régime d’exception à des corps en particulier
  opération ayant conduit jusqu’à la destitution de toute forme de médiation institutionnelle de ces corps -, le dispositif juridique colonial peut être considéré comme la fabrique à l’échelle sociale de ce type d’homme placé au ban de la société et le laboratoire privilégié de la subversion du principe démocratique au coeur même de l’État de droit. Ce qui compte pour la pensée dans ce dispositif, soulignons-le, ce n’est d’ailleurs pas le caractère criminel des actions exercées contre les colonisés, car l’État de droit colonial use de tous les artifices et de toutes les ficelles, mais leur destitution du champ de l’humanité instituée, leur réduction à une population, à une vie exclue de la politique. »

« Corps et État. Nouvelles notes sur le 17 octobre 1961 », article paru en 2003 dans la revue Failles et en 2004 dans la revue Quasimodo  :

 « (…) quelles sont les conditions institutionnelles qui ont rendu possible le massacre perpétré par la police ? Le corps des Algériens ne se définit pas exclusivement par ce qu’il a subi : ce n’est pas seulement un corps supplicié, victime de la répression aveugle, auquel nous serions tenus aujourd’hui de rendre hommage. Reconnaître la tuerie et le martyre de ce corps ne peut suffire. Il faut aussi, et cela s’impose comme une tâche urgente pour la pensée, considérer avec attention l’image sociale dans laquelle ce corps est emprisonné et envisager l’examen critique des institutions juridiques et politiques qui ont rendu possible le passage à l’acte. Pour sortir sans réserve du cercle dans lequel nous enferme la seule référence au massacre, il nous faudra interroger les procédures qui ont institué les colonisés algériens en tant que corps spécifiques pouvant être détruits quand les circonstances l’exigent, dans un contexte où les institutions professent sans complexe l’idée d’une égalité universelle des personnes. Il ne s’agit donc plus de s’indigner de l’exercice d’une terreur d’État contre des corps humains indéfinis, mais de s’interroger sur le fait que cette terreur a pu s’exercer dans des conditions d’indifférence générale dans la seule mesure où elle s’est imposée comme procédé politique extrême, comme procédé de police poussé jusqu’à ses limites, non pas contre tous, mais contre un sous-ensemble déterminé de corps.

 « Les conséquences d’un tel déplacement seront dès lors considérables : il n’est plus question d’estimer les atrocités commises du point de vue abstrait selon lequel il y a eu là des abus regrettables, impliquant tout au plus la responsabilité personnelle de leurs auteurs. Ce sont, en effet, les institutions de l’État elles-mêmes qui seront mises en cause. Ainsi les actes perpétrés ce 17 octobre 1961 pourront-ils être soustraits au discours qui tend à les pétrifier en les présentant simplement comme une anecdote historique, un fait curieux au regard des fondements des institutions, en somme une particularité qui appartiendrait sans restes à une séquence révolue de l’histoire de l’État. Considérer la terreur, dont le 17 octobre 1961 a été l’une des manifestations les plus expressives, comme un élément intime de l’État lui-même, c’est la révéler en tant qu’elle est une partie constitutive, caractérisée d’abord et avant tout, par sa récurrence. C’est alors que le corps des colonisés algériens apparaîtra distinctement pour ce qu’il est, à savoir un corps sur lequel la violence institutionnelle dégagée des contraintes de la loi commune peut s’exercer à tout instant et en tout lieu. Si, aujourd’hui, l’État ne veut toujours pas être au clair avec son passé algérien, il apparaît nettement, dans ces conditions, que ce n’est pas parce qu’il a tourné la page, comme certains voudraient le laisser entendre, mais parce qu’il est au contraire l’héritier fidèle de l’État colonial dont il perpétue d’une certaine façon la tradition.

 « Si nous voulons comprendre les mécanismes qui ont constitué les colonisés en tant que corps spécifiques susceptibles d’être voués à la mort, nous devons résister avec force à la tentation (…) de croire que la situation faite à ces corps résultait principalement de l’état d’exception lié à la guerre. En effet, les objectifs que se donnent les pouvoirs spéciaux en vigueur sur les territoires algériens et français, tels que la protection des personnes et des biens, ont été directement à l’origine du régime d’exception établi pendant des décennies pour contenir les populations colonisées, le plus souvent dans un contexte dépourvu de tension particulière. Le traitement que l’on fait subir aux corps spécifiques que sont les colonisés n’est en rien déclenché par telle conjoncture extraordinaire. Il est prédéterminé par le fait que les corps en question sont, a priori, imaginés par l’institution comme devant être nécessairement soumis à un régime spécial de discipline et de contrôle. Étant emprisonné dans un régime d’exception, le corps des colonisés doit par conséquent être défini comme espace physique soustrait aux règles du droit commun et perpétuellement régi par l’ordre de la police répressive. C’est en ce sens que ces corps spécifiques, enfermés dans un régime d’exception, peuvent être appelés corps d’exception.

 « Ce n’est pas là une figure de rhétorique, car l’expression corps d’exception signifie, entre autres choses, que la condition faite aux colonisés répond à d’autres objectifs que celui avancé par les discours vantant les mérites de l’assimilation. Le corps d’exception est une institution qui suppose la permanence de l’enfermement des corps dans un régime d’exception. Il se définit précisément en tant qu’il est d’abord établi comme un corps étranger, situé cependant à l’intérieur même de l’agencement politique et juridique général. L’extériorité n’est pas considérée comme un accident, elle constitue l’essence même du colonisé. Inscrite à l’intérieur de l’institution de l’État et du droit, elle dure autant que dure cette institution.

 « En promulguant tout au long de la guerre des textes instaurant de nouveau le régime d’exception, l’État redonne toute sa force à l’image du corps d’exception qui continuait, quant à elle, de circuler et de déterminer la représentation sociale de la nation. Quand le 17 octobre 1961, le préfet de police de Paris décide de s’opposer au déploiement de la manifestation des Algériens, ses troupes perçoivent aisément dans les ordres donnés et les discours tenus qu’elles doivent se mobiliser contre des corps d’exception. Elles pourront alors agir en dehors des règles générales du droit sans que cela ne trouble les consciences. Ce qui explique la facilité avec laquelle les policiers se transforment en agents d’une terreur d’État mobilisés contre des dizaines de milliers de manifestants pacifiques, ce n’est donc pas seulement le contexte particulier de la France de l’époque où la police s’oppose régulièrement aux groupes armés du Front de libération nationale algérien, mais bien le fait que les Algériens, en tant que masse indifférenciée, sont depuis longtemps considérés comme des corps d’exception.

 « L’indifférence des passants et des riverains devant la violence outrancière demeure énigmatique si on ne la rapporte pas à l’efficacité de l’image du corps d’exception véhiculée par la représentation sociale. (…) Pour le jugement commun, le rapport qu’entretient la police avec les colonisés constitue un espace clos qu’il faut laisser organiser par la raison d’État selon ce qu’impose la nécessité. L’image du corps d’exception permet à la conscience de s’accommoder de cette organisation : c’est toujours pour des motifs valables que s’exercera l’action de la police, quel que soit son degré de cruauté. L’inadmissible peut se couvrir du voile de la légitimité. Le corps d’exception n’est pas protégé par la loi commune et se trouve toujours à la merci d’agissements déterminés par la seule humeur de leurs auteurs. Il ne peut échapper à sa condition, et c’est ce qui caractérise le plus l’institution du corps d’exception. Il transporte pour ainsi dire continûment sa condition, comme une réalité repérable qui lui colle à la peau.

 « Il faut néanmoins souligner maintenant que l’État de droit colonial ne peut admettre, ce 17 octobre 1961, que des corps dont la destinée tout entière se confondait avec leur soumission à l’ordre juridique et policier s’exposent en tant qu’ils sont des égaux. Qu’ils imposent l’idée, subversive au regard du code étatique et juridique colonial, que n’importe qui est capable d’être l’égal de n’importe qui. Si nous voulons aller au-delà de l’image du corps d’exception et de la représentation qui la véhicule aujourd’hui encore, c’est cela que nous devons saisir : des corps apparaissant brusquement en tant qu’égaux, dans une situation entièrement réglée par la norme étatique inégalitaire. Il ne s’agit pas de rendre compte du seul corps brutalisé, mais de mettre en avant celui que l’on tue parce qu’il a eu la prétention d’accéder à une vie d’égalité et de liberté. Autrement dit, ce sont les vivants plus encore que les morts que nous devons faire venir à la présence. Si un certain discours sur la mémoire témoigne pour les morts, ce sont les vivants qui parlent à travers le discours fondé sur la politique. Ce sont, en effet, ces corps libres qui permettent d’échapper à l’illusion entretenue par des paroles réactives et symétriques où persiste une logique de rapport de forces et de ressentiment. La symétrie ne nous fait pas sortir du cercle dans lequel nous enferme l’État colonial ni rompre avec la représentation marquée par la vielle image du colonisé. Elle entre, elle aussi, dans la construction interdisant qu’un moment politique soit pris en charge par la pensée, et participe ainsi de l’entreprise qui fait de la terreur d’État une réalité absurde, trouble, dont on ne saisit pas le sens et à laquelle il faut nécessairement apporter une réponse morale, étrangère à la politique. Voilà pourquoi ce ne sont pas les victimes qui nous intéressent, auxquelles il faudra simplement restituer leur dignité de personnes, mais l’exposition même des corps des manifestants, qui bouleverse les règles admises de l’ordre colonial et arrache la situation à la simple logique de la répétition.

 « Sans doute est-il utile de considérer l’existence des personnes comme un principe universel, mais cela est insuffisant quand est laissé de côté le mouvement singulier des corps qui impose seul, dans l’instant, l’égalité de tous, habituellement refusée par les règles de la situation. L’égalité n’existe pas avant l’exposition des corps, elle est précisément ce qui fait défaut dans le contexte de la colonisation. Elle n’est donc pas quelque chose qu’il suffit de rappeler ou dévoiler, parce que cela aurait été caché. L’exposition des corps n’appelle aucune interprétation, tout est donné dans les corps visibles : la vérité du corps n’est pas la nature ou l’essence de l’homme, mais le corps lui-même. Ce dernier ne cache donc aucun secret que nous révélerait quelque maître des arcanes. Il ne renferme aucune propriété essentielle et s’expose en tant qu’il est libre, là même où la politique et le droit de l’État lui intiment l’ordre de se soumettre. C’est pourquoi les agents de la terreur d’État sont d’abord exaspérés par les corps. Parce qu’ils ne veulent pas de l’égalité, ils tentent de maintenir violemment le réel des corps dans la rationalité coloniale. Ils s’en prennent donc aux colonisés, qu’ils finissent par casser et détruire. De sorte que la terreur d’État, parfois contenue, souvent diffuse et par-là même insaisissable, se révèle sous son vrai jour dans ce nouveau contexte du 17 octobre 1961. L’État colonial a ainsi trouvé sa limite. La toute-puissance déchaînée de l’État se donne à voir précisément comme l’expression paradoxale de son impuissance. À présent, le caractère outrancier de la violence d’État non seulement ne peut empêcher l’égalité de s’expérimenter, mais encore trouve son chiffre dans cette expérimentation même.

 « L’exposition des corps fabrique par conséquent un autre réseau de rapports entre les hommes, elle ouvre une brèche dans les agencements sociaux habituels, faisant éclater le cadre conceptuel colonial. C’est ainsi qu’elle émancipe les colonisés de la transcendance des catégories de la communication instituée en même temps qu’elle impose l’égalité, sans recourir à une parole depuis longtemps envahie par la ‘vérité’ coloniale. Une nouvelle manière de faire de la politique s’effectue alors. L’expression de l’égalité par l’expérimentation des corps, au lieu du langage maîtrisé par le discours colonial et de la violence de la guerre, permet donc de dépasser la mesure habituelle des choses. Elle abolit la hiérarchie instituée et consensuelle, où règne la démesure de l’État et des images qu’il véhicule. Le colonisé parle désormais un nouveau langage, celui du corps s’émancipant de l’exception qui l’institue. Dans ce mouvement, le rapport au colonisateur change radicalement : à la simple volonté d’avoir un comportement différent, libéré des inhibitions, succède une disposition des corps sans laquelle il n’y a pas de politique, pas d’égalité possibles. »

 « (…) C’est là une situation à la limite, puisque les corps placés au-dehors et que plus rien n’emprisonne se situent dans une extériorité radicale par rapport à l’institution de l’État. Ils ne sont plus l’extérieur inscrit dans l’intérieur que constitue la nation authentique, mais ils ne sont pas non plus la partie exclue enfin réintégrée dans cette nation. S’ils échappent à leur condition d’indigènes, ils ne rejoignent pas pour autant le plein identitaire propre à l’État-nation. Ils deviennent en réalité un lieu ouvert, qui cesse d’appartenir à la logique coloniale de l’extériorité et de l’intériorité. L’opération est double : démystifier le savoir ambiant sur le colonisé et réorganiser les rapports de pouvoir. (…) L’inscription des corps à l’extérieur de l’espace social régi par l’État de droit colonial est une modalité singulière de l’énonciation qui se fait hors du cadre institué de la langue. Le saut qui fait jaillir le corps ailleurs est un tracé physique dont la force abolit le système institué par la politique coloniale. Ainsi, il apparaît clairement que le corps qui s’expérimente dans la manifestation du 17 octobre 1961 n’a rien à voir avec celui que déterminent les vérités établies, celui qui n’énonce rien par lui-même mais tire son être de la signification que l’État et la loi lui donnent. Il est étranger au style colonial, à son écriture, à son jugement et à sa vérité. Sa présence introduit le scepticisme là où régnait sans partage le dogme colonial. (…) Malgré le motif qui l’a suscitée, à savoir le couvre-feu imposé par les autorités, la manifestation ne saurait se confondre avec un mouvement de revendication conforme aux usages de l’activité politique instituée. Il ne s’agit pas de présenter des doléances ni d’argumenter à propos de la situation qui est faite aux colonisés. Il ne s’agit pas non plus de corriger, fût-ce avec la plus grande rigueur, ce qui s’est toujours répété, mais d’échapper à la domination des rapports de pouvoir maintenus par l’État. Autrement dit, l’exposition des corps est l’expression, chez le colonisé, d’un mode inédit d’existence.

 « L’erreur de nombreux observateurs réside dans le fait qu’ils conçoivent de bout en bout la manifestation du 17 octobre 1961 comme un élément de la stratégie du FLN. En vérité, nous avons affaire là aux corps d’exception qui jaillissent sur la scène de l’histoire alors qu’ils n’y sont pas invités, pour y faire vivre une autre réalité, insoupçonnée. L’exposition des corps n’est ni la négociation ni la guerre – lesquelles supposent un conflit d’intérêt -, elle est une manière inédite d’occuper un territoire et de s’inscrire dans l’histoire. (…) »

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