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Le bureaucrate, le philosophe et l’académicienne

On frémit, dans le dernier article de Laurent Lévy sur oumma, à la lecture des arguments administratifs d’inspiration raciste opposés à une demande de carte de séjour par une porteuse de voile. On s’alarme, en parcourant un entretien de même tendance, accordé par un philosophe en vue, à une publication israélienne sur les récentes émeutes de banlieue. Enfin on s’inquiète qu’une académicienne, comme le philosophe, propose pour ces troubles des explications univoques, caricaturales et teintées de la même islamo phobie.

Cela pourrait s’appeler le bureaucrate, le philosophe et l’académicienne et nous amuser peut-être si nous étions à la cour de Noble le lion ou dans une fable d’Esope. Mais ce n’est pas une fable, hélas, c’est une affligeante et alarmante réalité.

Le bureaucrate.[1]

Le bureaucrate anonyme s’efface devant un autre bureaucrate. Il a osé dire tout haut les bassesses que l’on pense bassement tout bas et que la conscience morale réprouve. Inconvenant lorsque l’on n’est pas un démagogue professionnel et que l’on ne vise pas un suffrage populaire. On corrige donc, on efface, mais il demeure quelque chose comme une tache encore visible sur le bonnet phrygien de la République qui laisse, lui, paraître le cou et les mèches des belles qui lui prêtèrent leur charme. Mais enfin, ce couvre chef venu de la lointaine Phrygie, dans notre Turquie d’aujourd’hui, pour marquer la liberté retrouvée par les esclaves affranchis dans la Rome antique et la liberté nouvelle du peuple dans la France de 1789, ce couvre chef est rouge de tant d’autres taches jamais effacées que cette dernière s’y perd dans un camaïeu inextricable.

Le philosophe.[2]

Le philosophe est un professeur pathétique et fatigué. Du repos lui ferait du bien. Sa belle intelligence lasse déployée comme une voix dolente des regrets du passé[3] déroule la litanie d’un conservateur quinquagénaire abasourdi devant le monde qui s’écroule et se complique autour de lui. Son sens dialectique le cède, par excès d’abattement sans doute, à une élémentaire mécanique et ses critiques, qui pourraient ne pas être sans pertinence, sont réduites à rien par une véhémence qui confond responsables et victimes, dans la contemption sans nuances d’un univers agité, insaisissable et fourmillant de barbares maffieux, africains, arabes et musulmans soutenus par les maffias complices des traîtres bobos, sociologues ou travailleurs sociaux. Curieux qu’un amant de la sagesse puisse ainsi s’aveugler dans cette acrimonie apocalyptique où il s’abîme complaisamment. Curieux qu’un tel observateur ne perçoive pas, avec la sensibilité qui est la sienne, combien les périls viennent surtout des réactions disproportionnées d’un Etat de plus en plus défaillant, ou des manipulateurs démagogues qui sauront tirer un profit politique des incivilités absurdes et destructrices d’une jeunesse confuse, rageuse et dépitée, laissée en friche depuis l’enfance.

L’académicienne.[4]

Pour l’académicienne philo russe enfin, face à une nation travaillée par une xénophobie grandissante et touchée par le racisme antimusulman, c’est caresser la pelisse dans le sens du poil que d’évoquer les mœurs primitives de musulmans ou d’Africains, pour les journalistes d’un pays où bien des Caucasiens se contenteraient sans regret du sort de nos banlieusards blackarabes. Les tirailleurs sénégalais des troupes françaises d’occupation de l’Allemagne, après la Grande Guerre, avaient déjà servi d’une manière semblable à la propagande des nazis. On sait, ou on devrait savoir, le sort[5] qui fut souvent réservé, en 1940, à ces soldats de la France (polygames, anthropophages et violeurs de surcroît, c’est bien connu), pour avoir foulé le sol du Vater land au nom de la République des Lumières. Des sauvages de même acabit, noirs, basanés et musulmans, s’agitent semblablement dans les fantasmagories de nationalistes russes, en ce début de vingt et unième siècle et l’on sait, ou l’on devrait savoir, le traitement que des nervis préfascistes réservent de nos jours à tout ce qui n’est pas russe au pays de Pouchkine[6]. Il est vrai que l’académicienne en question, géorgienne gagnée à l’impérialisme russe, comme un autre géorgien célèbre, petit père de son peuple, ne souffre guère les musulmans. Elle avait laissé présager, dès 1979, un affaiblissement de l’empire soviétique sous la pesanteur d’un islam soi-disant homogène, agressif et déterminé. Chacun sait le rôle minime que joua l’islam et le rôle notable que jouèrent les églises dans cette dislocation, Jean Michel Cros l’a rappelé. Il est vrai que l’« Empire éclaté » de notre académicienne paraissait alors que l’on venait à peine d’élire pape, à l’automne 1978, un certain Karol Wojtila, et avant la désastreuse invasion soviétique de l’Afghanistan, fin 1979[7].

Morale pas très morale.

Pour donner une fin à cette fable pas même drolatique, j’oserai un rapprochement sacrilège entre l’usage incantatoire et ultra dévot que l’on fait des références à notre République sacralisée et sacralisante, et les relents de nationalisme préfasciste que l’on commence à humer dans la Russie de ce début de siècle. Hardi, c’est sûr, abusif, peut-être, osé, certainement, et personne plus que moi ne souhaite avoir tort. Mais lorsque je rapproche les textes récents de Jean Michel Cros et de Laurent Lévy sur oumma, que je lie ce qu’ils rapportent à l’entretien du philosophe évoqué par Rudolf Bkouche, que je me rappelle enfin ce qu’écrit Mona Chollet dans sa recension du livre de notre ami Sidi Mohammed Barkat, avec toutes ses références à des sites très vigilants et intéressants[8], j’avoue me trouver aussi las que notre penseur fatigué, mais pour d’autres raisons. Je le suis encore plus, si cela se peut, lorsque revient à ma mémoire l’image d’un ministre de l’intérieur parlant de racailles[9] et promettant de nettoyer les quartiers au K.[10]. Ne vous rappelle-t-il pas, cet ingambe et tout neuf quinquagénaire, aussi effervescent qu’un jeune de banlieue, mais bien plus dangereux à long terme, ne vous rappelle-t-il pas un président russe qui voulait aller buter les rebelles (musulmans, bien sûr) jusque dans les chiottes (si l’on en croit les traducteurs) ?

On aimerait dire, comme Talleyrand de Napoléon : « Dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé ». Mais on ne voit guère de grand homme en ces tristes affaires.

 

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[1] Variation à partir de l’article de Laurent Lévy « A nouveau sur le « foulard » et la « République » paru sur oumma le 22 novembre 2005 (NDLR).

[2] Variation à partir de l’article de Rudolf Bkouche « De la peur de penser à l’imbécillité politique » paru sur oumma le 22 novembre 2005. L’article du philosophe concerné a circulé abondamment sur Internet (NDLR).

[3] Chateaubriand, « Mémoires d’Outre-tombe » livre XXIV chapitre 17. Si vous avez le temps, relisez le dernier paragraphe de ce chapitre, pour le plaisir.

[4] Variation à partir de l’article de Jean-Michel Cros « La polygamie dans le salon » paru sur oumma le 21 novembre 2005 (NDLR).

[5] Voir en particulier l’affaire de Chasselay, dans le Rhône, où furent massacrés des tirailleurs sénégalais par les troupes allemandes. Un cimetière, le Tata, abrite leurs tombes et peut se visiter aujourd’hui. Consulter à ce propos les sites suivants : histoire-généalogie.com ; afrik.com ; mémoire-net.org ; mairie-chasselay.fr

[6] Rappelons que le plus grand poète de la Russie, Alexandre Pouchkine (1799-1837), est l’arrière petit fils d’Ibrahim Hannibal (1697-1781), éthiopien ( ?), en tout cas africain, capturé par les ottomans et vivant à la cour de Constantinople. Le tsar Pierre le Grand (règne de 1682 à 1725), souhaitant avoir un « petit nègre » près de lui, comme d’autres souverains du temps, complote avec son ambassadeur près de la Sublime Porte et réussit à se faire envoyer Ibrahim. Il le mène lui même aux fonds baptismaux, avec la reine de Pologne et en fait un bon chrétien, Pierre Hannibal, père d’Ossip Hannibal, lui même père de Nadejda Hannibal, la mère du poète. Voir les articles de Michaïl LEBEDEV sur la Russie des tsars et l’Afrique et de l’historien et slaviste africain Dieudonné GNAMMANKOU, Où est né Ibrahim Hannibal ? Le premier sur le site african-geopolitics.org ; le second sur gnammankou.com.

[7] Cela n’a pas empêché l’ouvrage d’être réédité jusqu’en 2001, à ma connaissance. Dans de tels cas, on peut toujours adapter ses anticipations aux événements ultérieurs. Je suggère à ceux qui s’intéressent à l’islam en Russie et Union soviétique de se référer aux travaux et ouvrages d’Alexandre BENNIGSEN, (souvent en collaboration avec Chantal LEMERCIER QUELQUEJAY).

[8] « Dans l’ornière du droit colonial » Mona Chollet oumma.com, 21 novembre 2005.

[9] Fut-ce dit au singulier ou au pluriel ? En général, le terme est générique et s’utilise au singulier. Le pluriel est plus rare, on peut le considérer comme une promotion sémantique de nos petits agités de banlieue, qui ne savent pas le français comme le rappelle justement notre philosophe (la faute à qui ?), mais ont fait souvent preuve d’une belle imagination lexicale. L’avenir dira ce qui restera de tout cela et du jargon médiatique et politique créé ces dernières années, beaucoup moins séduisant à mon goût.

[10] Il n’y a pas de raison que je fasse encore de la publicité à cet engin.

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