La prière aide-t-elle à vivre ? La question peut paraître naïve. Elle est pourtant légitime, à fortiori dans des sociétés minées par les douleurs mentales et les souffrances intérieures, qui sont vécues en silence. La psychiatrie, pour ne parler que d’elle, a depuis un bon moment changé de formule. Chargée, au départ, de traiter les maladies mentales, elle doit à présent promouvoir la santé mentale. ’ La fatigue d’être soi ’ — pour citer le titre d’un livre d’Alain Ehrenberg (*) — est devenue une vraie épidémie. Tant et si bien que se développe un immense marché de l’équilibre intérieur dont le mieux-être, sinon le bien-être, la qualité de vie et l’accompagnement en sont les mots cléfs. Les domaines psy et la médecine générale ne représentent qu’une partie de ce marché, où prospèrent aussi le maraboutisme, les mystiques athées, et les pratiques les plus occultes.
Et la prière dans tout cela ? Elle devient, dans ce climat, une véritable lutte pour conserver un sens à l’existence, qui risque sans elle de se perdre. Réforme intérieure continue, la prière canonique (es-salât) est la pratique la plus importante de l’islam. Le musulman doit éviter la distraction (es-sahw) dans sa prière, et s’il accepte de la faire cinq fois quotidiennement, ce n’est pas par automatisme, ni uniquement par obéissance dogmatique inconsciente. Même s’il existe des normes et des règles pour l’accomplir, le domaine de la créativité et du renouvellement restent ouverts, car ces moments sacrés ne doivent pas se ressembler. Au-delà des supplications, elle est d’abord un arrachement du croyant à la pesanteur d’un rythme entraînant l’esprit dans un tourbillon chaotique où les idées se dispersent. La concentration (el-khuchû’) est la base de la prière. Concentration sur Dieu, l’Absolu, qui permet au croyant de sortir un moment de son ego, de libérer son âme et sa raison de l’attraction du corps. Cette verticalité dans le rapport à l’Existence, atténue et modère les exigences et les impacts d’une vie trop horizontale, trop biologique…
Le recueillement, la méditation, les pensées qui baignent dans le sacré en présence de Dieu sont également une dimension essentielle de la prière. Entrer en prière c’est oublier pour un instant ce monde, changer d’idée en plein sacré. Elle permet de mettre de l’ordre dans ses pensées : combien d’angoisses, d’anxiétés et de peurs injustifiées, n’existent que dans les esprits, et constituent de vrais handicaps ? Une bonne idée, une pensée inspirée au cœur d’une prière procure énergie et une motivation pour surmonter les obstacles de la vie. Les confessions intimes et directes du musulman en présence du Miséricordieux (er-Rahmâne) soulagent bien des maux, et guérit des sentiments de culpabilité quelquefois infondés. La prière nourrit donc en permanence l’espoir (er-rajâ’). Une vraie oasis au cœur d’un désert spirituel, où viennent se désaltérer les âmes assoiffées d’Absolu.
C’est par les prières, obligatoires et surérogatoires, que s’accomplit chez les mystiques musulmans cette ascension que certains appellent (fanâ), entrée spirituelle dans la Vérité (el-Haqq). A ce stade de transcendance, et d’élévation spirituelle (es-sumuw er-ruhy) la prière ne constitue plus un simple remède contre un mal-être de vivre en ce bas-monde, mais une libération de soi pour disparaître dans l’Absolu. Une réalisation de la soumission, à l’instar d’un l’électron gravitant autour du noyau sans jamais quitter son orbite, et que symbolise justement le pèlerin (el-Hajj) gravitant autour de la Kaaba, maison de Dieu construite par Abraham, signe de l’Unicité de Dieu. A ce niveau mystique, la prière devient une attitude générale et un état spirituel permanent du croyant. ’ Il s’habille comme tout le monde, il mange comme tout le monde mais se distingue par son secret (aç-çir) ’ pour citer une description d’Abu-Ali Daqqaq, un mystique musulman. Le musulman arrivé à cet état spirituel, tout en vivant au cœur de la cité, garde ses pensées continuellement attachées à Dieu. C’est en se libérant ainsi de lui-même, pour atteindre l’Absolu, qu’il se retrouvera véritablement, vivra en paix, en harmonie avec lui-même et avec les autres.
(paru dans Témoignage Chrétien, n° 2958)
(*) La fatigue d’être soi, par Alain Ehrenberg, Odile Jacob, 1998 (NDLR)
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