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La croisée des chemins (partie 2 et fin)

Sous les califes Abbassides, ont vit la science atteindre l’extrême pointe de sa perfection avec, notamment, le joyau de Bagdad : La Maison de la Sagesse (832). Tout autour, les arts s’y multiplièrent et les sciences s’y perfectionnèrent. La pléiade des manuscrits alla en grossissant. La poésie fut à l’honneur avec Abu Nuwas (747-810), la grammaire avec Sibawayh (755-791) et puis la musique de Zyriab (776-852) passa des horizons de palmiers d’Orient vers les Sierras andalouses. La philosophie trouva sa voie avec Al Kindi (800-870) et Al Farabi (870-950).

Tandis que la ville de Marrakech se construisait, un enfant âgé de douze ans illuminait déjà la Transoxiane. Il s’agissait du génie Abu Hamid Al Ghazali (1058-1111). Il devint vite l’un des plus éminent savant de tous les temps, mais il fuit la célébrité que lui coûta son érudition à la chaire de la Nidhamiyya pour s’abandonner, loin du luxe et du confort, à une vie d’errance et de libération du cœur de tout ce qui n’était pas Dieu. Le grand mystique rédigea les fruits de sa quête, une vision coulée dans un ouvrage mille et une fois réédité appelé : « Revivification des Sciences religieuses ».

La contemplation de Dieu, vécue dans la plénitude et dans l’action, se résume sans doute dans la dimension de l’intériorité de la sainte Rabya al Âdawiya (huitième siècle). Elle déclamait vers les cieux ces quelques vers, à Dieu : « Je T ’aime de deux amours : amour vivant mon propre bonheur et amour digne de Toi. Quant à cet amour de mon bonheur, c’est que je m ’occupe à ne penser qu’à Toi, et à nul autre. Et quant à cet amour digne de Toi, c’est que Tes voiles tombent et que je Te vois. Nulle gloire pour moi, ni en l’un, ni en l’autre, mais gloire à Toi, pour celui-ci et pour celui-là. ».

Ibn Firnas, l’homme volant, nous fit traverser les mers jusqu’en Andalousie. Une terre, où la méditation sérieuse des Cantiques d’Alphonse X :«  Laisser vivre les Maures parmi les Chrétiens en conservant leur foi, Et en n’insultant pas la nôtre. VII, XXV, 1  » nous aurait sans doute permis de palper une Europe d’Universalité. L’émirat de Cordoue propulsa la science et la culture faisant d’Al Andalus la jugulaire des Sciences et des sagesses de l’humanité. L’écriteau qui accueillait les étudiants pénétrant les portiques de ces Mosquées-universités annonçait que : « L’équilibre du Monde repose sur quatre piliers : la Science des sages, la Justice des dirigeants, la Prière des pieux, la Valeur des braves ». Tellement de noms, tellement de recherches… Ibn ’Abd Rabbih rédigea au Xème siècle la somme des connaissances utiles « le Collier unique ». Théologien, philosophe, historien, juriste et littérateur, l’auteur du « Collier de la colombe », Ibn Hazm (994-1064), reflète bien l’Esprit encyclopédique du monde musulman médiéval. Il est incontestablement l’homme du onzième siècle. Sous les Almoravides, rayonnèrent les écrits poétiques d’Ibn Badja et d’Ibn Kafadja. Ce dernier griffonnait : « Ô peuple d’al-Andalus, quel bonheur est le vôtre ! l’eau, l’ombre, fleuves et arbres vous appartiennent. Le Paradis éternel n’existe qu’en vos demeures, et s’il me fallait choisir, avec celui-ci je resterais. » Sous les Almohades, le « Hayy Ibn Yaqdhan » du grand Ibn Tufayl, les œuvres d’Ibn Rushd maître du malikisme et de la pensée aristotélicienne, les indications thérapeutiques d’Abu Marwan Ibn Zuhr et les Relations de voyages telles que celles d’Ibn Djubayr de Valence ont été les plus prégnants. Le treizième siècle reste marqué par des manuscrits andalous rédigés à Damas : ceux du botaniste et herboriste Ibn Al Baytar et ceux du Plus Grand Maître Ibn Al Arabi (1165-1240). Né deux ans après l’ouverture du chantier de Notre Dame de Paris, le grand mystique écrivit un message pour les siècles à venir : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes. Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour le moine. Temple pour les idoles et Ka’aba pour le pèlerin. Il est les tables de la Thora et le livre du Coran. »

Le vent continue de souffler sur le Mont Nébo. Le soleil s’est couché depuis et je perçois les lumières de Jérusalem, à trente-huit kilomètres d’ici. Il y faisait bon vivre sous les étendards Ayyubides nouvellement entrés, juste derrière cet homme que les Croisés nommaient Salladin. Il bouleversa l’image que l’Occident s’était faite jusqu’alors du musulman. Symbole de la résistance et de la magnanimité, Salahaddin Al Ayyoubi compte, avec Khalid Ibn Al Walid et Mohamed Al Fatih, parmi les plus fins stratèges de l’histoire de l’Islam. Puis, à l’heure de la chute des dynasties et des pouvoirs, naquit Ibn Khaldun (1332-1406), le solitaire d’une époque, le père de la sociologie, qui rédigea, comme une synthèse pour les ères de demain, sa célèbre Muqaddima. Une double résistance : tantôt par le glaive contre l’ennemi et tantôt par la plume contre l’oubli.

 

Les siècles s’égrènent. Alors que le roi des Belges est proclamé souverain du Congo en 1884, s’ouvre la marche des grands réformistes. Muhammad Abduh et Al Afghani créent à Paris le journal intitulé le lien indissoluble. Mohammed Iqbal, le philosophe indo-pakistanais, publie en 1918 « Message de l’Orient » ; il est le premier à être autorisé à prier dans la Mosquée de Cordoue, des siècles après sa défiguration. Puis, le plus grand réformiste du vingtième siècle, Sidi Hassan Al Banna, crée, en 1928, le mouvement des Frères musulmans. En 1931, Cheikh Ibn Badis et Cheikh Ibrahimi s’unissent autour de l’association des Ulémas en Algérie. Sayyed Qutb, lui, sera partialement lynché en Egypte, deux ans avant mai 68. Ces trajectoires témoignent toutes de l’affirmation continuée de l’être à Dieu au delà de tout colonialisme, de toute dictature. Ces êtres ont, souvent au prix de leur vie, résisté, relevant les défis de tous les instants pour réformer le rapport aux sources, le rapport au monde, à la lumière de la foi, dans la réalité du moment.

Au centre du Caire, la constellation d’Al Azhar proposa des savants mil an durant. C’est avec la vie du fils d’un fonctionnaire d’Al Mansoura que je décide de clore mon voyage. De ce dernier je parlerai exclusivement avec l’encre du vécu, du côtoiement. Tel le soleil, il s’est levé à l’Orient pour se coucher à 53 ans au cœur de l’Occident. Il étudia à l’ombre des Pyramides, mais c’est en Afrique de l’Ouest qu’il dispensa son savoir. La sentence des vents du Sud le poussa ensuite vers le Nord, en 1973. Le Cheikh Mohammed Sadiq Sharaf est parti soudainement de Bruxelles pour Al Baqui’10 à Médine. Le souvenir du Togo, empreinte indélébile de la maladie, l’emporta en 1993. Vingt ans de dons à l’ombre de l’Europe n’ont pourtant pas été vains. Le soupir de toute une génération exulte encore pour le départ de ce saint. L’esprit, acceptant toutefois le destin, ne peut s’empêcher d’être déchiré, de vivre la nostalgie du passé. Passant la mort dans l’âme devant les demeures bruxelloises du Divin, lieux où il a rappelé à tant d’âmes le sens de la vie.

 

« Une parole jaillie des cœurs atteint les cœurs » répétait-il. J’entends encore sa voix sur des supports d’enregistreurs amateurs. Ces Anthologies de l’éducation11 appartenaient aux ouvriers qui s’agglutinaient dans les mosquées, après le travail au chantier. Tous se laissaient imprégner par les allocutions de l’intérieur du Maître. Cheikh Mohammed Sadiq Sharaf forma bien plus qu’une génération12, car les frissons des citoyens musulmans13 s’élèvent encore sur la tonalité de sa sincérité.

Telles sont les quelques étoiles du cœur de millions d’âmes aujourd’hui. L’ailleurs et l’autre, resteront tout au fond, une force nourricière en soi. Finalement, l’Homme ne meurt que s’il est oublié, que si son flambeau n’est pas relayé. C’est donc pourquoi, la sagesse de Nazim Hikmet me permet de conclure, sous forme d’une invitation, d’un appel incessant à traverser le Temps sans se laisser oublier par le Temps : « Si je ne brûle pas, si tu ne brûles pas, si nous ne brûlons pas, comment les ténèbres deviendront-elles clarté ? »

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Farid El Asri

 

10 Cimetière de Médine où sont enterrés plus de dix mille compagnons du Prophète – Sur lui la Paix – ainsi que les membres de sa famille.

 

11 Il existe une série de cassettes audio des interventions du Maître. Rappelons les grandes thématiques : La jeunesse musulmane/ Les Fatwas du quotidien/ Jurisprudence pour la femme/ La vie prophétique/ La mort et la vie d’après/ …

 

12 On retrouve ses livres en français tels que : Les cinq piliers de l’Islam / Le Rappel et l’Invocation de Dieu / Du licite et de l’illicite dans l’Islam.

 

13 Il était présent sur le terrain européen : Dans le Benelux, les pays Scandinaves et ceux de la Méditerranée. Il touche désormais par son héritage des pays musulmans d’Afrique du Nord et de l’Orient.

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