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Grandeur et faiblesses de la jeune démocratie tunisienne

La tenue des élections législatives en Tunisie, trois ans après la révolution du jasmin qui a emporté le régime autoritaire et corrompu de Ben Ali et quelques mois après l'adoption d'une nouvelle Constitution consacrant le pluralisme et le respect des libertés individuelles et collectives, est en soi un succès pour la jeune démocratie tunisienne. Le fait que le nouveau parti-coalition de Nidaa Tounès dirigée par l'ancien dignitaire du régime de Bourguiba, Béji Caid Essebssi, soit sorti vainqueur du scrutin avec près de 38% des suffrages selon les premières estimations, suivie du mouvement islamiste Ennahda avec près de 31%, ne constitue qu'une demi-surprise.

En effet, la polarisation de la vie politique autour de ces deux formations ne pouvait que profiter au nouveau parti centriste qui a su rassembler différentes sensibilités idéologiques et politiques de droite et de gauche et rassurer par son discours séculier à la fois une opinion  publique inquiète de la montée de l'instabilité et de l'insécurité et des capitales occidentales qui continuent à avoir une influence considérable dans un pays aussi dépendant du commerce extérieur et du tourisme.

Ce succès de la jeune démocratie tunisienne, elle le doit avant tout à la maturité du peuple tunisien dont la mobilisation le jour du scrutin (le taux de participation a été estimé à 61%) constitue en soi une réponse cinglante à tous ceux qui doutaient de la vigueur de son attachement au processus démocratique entamé depuis 2011.

La Tunisie n'a pas sombré dans le scénario égyptien malgré tous les pronostics pessimistes des oiseaux de mauvais augure. Plusieurs facteurs pourraient expliquer cela. Malgré la vigueur de l'opposition de larges secteurs de la société tunisienne à un gouvernement islamiste, jamais la polarisation islamistes-laïcs n'a atteint la scission sociale qu'elle a connue en Egypte. Le rôle modérateur des dirigeants des deux camps, auquel a contribué sensiblement le voisin algérien, a sans doute joué un rôle positif dans ce sens. La victoire électorale d'un parti dirigé par un ancien homme d'Etat de l'ère Bourguiba, âgé de 88 ans, est en soi tout un symbole. L'électeur tunisien a voulu envoyer un signal clair à la classe politique: la révolution démocratique ne signifie pas l'enterrement de l'Etat national tunisien qui reste un acquis historique majeur du mouvement indépendantiste moderne.

"Compromis historique"

Si des formations de gauche et d'extrême-gauche ont pu légitimement craindre que la polarisation de la vie politique entre Nidaa Tounès et Ennahda ne débouche sur l'exclusion des autres composantes politiques de la société tunisienne, il faut reconnaître que l'entente des dirigeants de ces deux pôles sur la sauvegarde de la paix civile et des fondements républicains de l'Etat tunisien a été salutaire pour la stabilité de la Tunisie postrévolutionnaire.

Tout en restant fermement attachée au caractère républicain et laïc de l'Etat tunisien, la coalition de Nidaa Tounès n'est jamais tombée dans le travers politique qui consiste à vouloir exclure de la scène politique un mouvement aussi enraciné dans la société qu'Ennahda et a su ainsi éviter à la Tunisie une crise sanglante comme celle qui a fait avorter l'expérience démocratique en Egypte. De son côté, la direction d'Ennahda n'est pas tombée dans les provocations de ses adversaires et a su faire preuve d'un grand pragmatisme que l'on doit sans doute à l'intelligence politique de son leader historique, Rached Ghanouchi.

Dans un premier temps, la direction d'Ennahda a su gérer sa victoire électorale et composer avec des alliés laïcs du Congrès pour la république (CPR) de Moncef Marzouki et d'Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar pour former un gouvernement de coalition appelé gouvernement de la troïka. Dans un second temps, à la suite de la grave crise de 2013, elle a accepté de se retirer du gouvernement pour permettre  la formation d'un cabinet technocratique et ce, pour éviter l'engrenage de la rue qui aurait pu dégénérer en guerre civile.

Pour leur part, les progressistes du Front populaire qui se sont légitimement mobilisés contre l'assassinat de leurs leaders Chokri Belaid et Mohammed Brahmi et contre la polarisation de la vie politique tunisienne entre Nidaa Tounès et Ennahda ne se sont jamais laissés entraîner dans des postures aventuristes qui auraient pu compromettre les chances de la jeune démocratie tunisienne, conscients qu'ils sont de la nécessaire articulation entre la lutte pour les droits démocratiques consacrés par la nouvelle Constitution et la lutte pour l'approfondissement social de la révolution démocratique.

Si la maturité des principaux protagonistes de la scène politique est à saluer dans la mesure où elle a donné lieu à un véritable "compromis historique" à la tunisienne qui devrait inspirer leurs homologues dans les autres pays arabes, il s'en faut de beaucoup pour conclure que la jeune démocratie tunisienne est définitivement sortie de l'œil du cyclone. Aussi bien les contraintes de la conjoncture géostratégique régionale que les contradictions internes demeurent porteuses de menaces dangereuses sur la stabilité des institutions et la paix civile.

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Contraintes géostratégiques

Sur le plan externe, la Tunisie devrait continuer à faire face aux répercussions sécuritaires de la crise sanglante qui déchire la Libye voisine. Les frontières poreuses permettent l'infiltration des armes et des djihadistes prêts à en découdre avec l'Etat tunisien. Même s'ils ne semblent pas disposés des mêmes capacités de nuisance que leurs homologues égyptiens, les représentants de l' "Etat profond" tunisien qui voient d'un mauvais œil le processus de démocratisation en cours risquent de trouver dans la lutte antiterroriste une aubaine et un bon prétexte pour revenir aux vieilles habitudes de l'Etat policier. La menace terroriste en Tunisie est d'autant plus à prendre au sérieux qu'elle peut bénéficier, le cas échéant, du retour de milliers djihadistes tunisiens actuellement engagés sur le fronts syrien et libyen.

Mais la question sécuritaire en Tunisie est loin de se limiter au dossier du terrorisme interne, fût-il soutenu activement de l'étranger. La stabilité de la Tunisie pourrait également déranger certaines puissances régionales qui voient d'un mauvais œil la réussite de l'expérience démocratique tunisienne et qui redoutent ses retombées dans toute la région. Les médias tunisiens qui reproduisent sans esprit critique les analyses  partisanes et alarmistes des médias français font un grand tapage autour
de l'ingérence du Qatar dont ils exagèrent l'influence sur les islamistes d'Ennahda même si cet émirat pétrolier ne cache pas son soutien politique et financier à cette formation. Mais ces mêmes médias oublient le rôle autrement plus pernicieux des puissances occidentales qui font sous-traiter leur sale besogne contre-révolutionnaire par leurs alliés stratégiques régionaux (Arabie saoudite, EAU, Egypte) lesquels sont actuellement occupés à verrouiller le nouvel ordre régional après avoir fait avorter l'expérience démocratique naissante en Egypte tout en continuant à alimenter des guerres autodestructrices en Syrie et en Libye.  

A cet égard, une puissance comme la France a objectivement intérêt à exagérer la menace terroriste et l'ingérence du Qatar en Tunisie si elle veut préserver ses intérêts et son influence historique dans ce pays. Derrière les déclarations amicales à usage diplomatique qui ne trompent personne, la France ne ménage aucun effort en vue d'entretenir au sein des élites tunisiennes la méfiance à l'égard du voisin algérien accusé de velléités hégémoniques. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que les services français se laissent aller à des petits jeux dans ce qui s'apparente à une guerre secrète qui ne dit pas son nom. C'est dans ce cadre qu'il faut placer l'information suivant laquelle la France aurait installé une base d'écoute secrète dans le sud tunisien à l'intersection des frontières algérienne et libyenne, ce qui lui permet de surveiller tout ce qui se passe dans la région. De leur côté, les Américains ne sont pas en reste puisqu'ils auraient aussi installé une base de drones dans le sud tunisien pour surveiller et intervenir si nécessaire en Libye.

Nul doute que la diplomatie tunisienne sera devant des choix difficiles pour aider le pays à surmonter les défis sécuritaires posés par une éventuelle aggravation du conflit libyen. Si le sens de l'équilibre diplomatique devrait continuer à imposer une certaine équidistance à l'égard des partenaires extérieurs, cela ne devrait pas servir de prétexte pour reporter indéfiniment la nécessaire mise en œuvre d'un partenariat stratégique avec le voisin algérien, étant entendu que seule la mutualisation des moyens logistiques et opérationnels des deux Etats pourrait les aider à affronter les menaces communes tout en préservant ce qui reste d'une indépendance et d'une souveraineté nationales sérieusement malmenées par l'ingérence des grandes puissances et de leurs succursales civiles.

Contraintes socioéconomiques

Les éléments de la conjoncture géostratégique régionale ne doivent pas faire oublier l'autre volet essentiel, à savoir les contraintes socioéconomiques auxquelles doit faire face la révolution démocratique tunisienne. Les deux principaux vainqueurs de l'élection législative du 26 octobre ont beau faire preuve d'un sens élevé du compromis politique, aucun des deux ne dispose d'un programme capable d'assurer le parachèvement de la révolution démocratique tunisienne. Si la liberté peut être assurée par un respect strict des dispositions de la nouvelle Constitution auquel devrait concourir la vigilance de la société civile, des syndicats et des associations des droits de l'Homme, la dignité à laquelle aspire le peuple tunisien exige bien plus que la consécration des libertés individuelles et collectives. Elle exige une justice sociale qui ne saurait elle-même se réaliser sans un développement économique effectif qui mette au premier plan les exigences de l'équilibre régional et de la solidarité sociale. Ce développement restera un objectif chimérique sans une rupture avec le sous-statut actuel de l'économie tunisienne dans la division régionale et internationale du travail.

Les défis qui attendent le prochain gouvernement tunisien sont immenses. Les réponses attendues dépendront bien entendu de la nature du gouvernement qui sera mis en  place. L'opinion populaire attend beaucoup de l'aile gauche du parti de Nidaa Tounès emmenée par l'ancien leader syndical Taieb Baccouche mais la nature par définition hybride d'un parti centriste risque d'émousser les ardeurs de cette aile gauche qui devrait composer avec l'aile bourgeoise du parti. Les alliances que devrait nouer le parti pour former le nouveau gouvernement renseigneront davantage sur la future politique économique et sociale qui sera mise en œuvre pour affronter les questions lancinantes de l'emploi des jeunes et du développement régional dont dépend l'avenir de la paix civile.

La prise en charge en ordre dispersé des différentes contradictions internes et externes de la transcroissance sociale de la révolution démocratique tunisienne explique bien des inconséquences et les faux clivages politiques qui empêchent la mobilisation unitaire du mouvement social autour des tâches révolutionnaires de l'heure. Les islamistes d'Ennahda ont sans doute raison d'insister sur le fait que la libération se joue également sur le terrain civilisationnel et culturel mais leur incapacité à penser sérieusement la déconnexion avec le système économique mondial et ses valeurs libérales leur interdit de dépasser le seuil d'une rhétorique antioccidentale moralisante qui apparaît d'autant plus hypocrite que la bigoterie dans laquelle se complaisent certains secteurs de la classe moyenne qui constituent sa base sociale ne les empêche pas de s'adonner à un consumérisme ostentatoire.

De leur côté, les secteurs de la société séduits par le discours moderniste et laïc, sont aujourd'hui divisés. Il est normal que les secteurs de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie qui voient dans le libéralisme leur planche de salut en arrivent logiquement à mettre leur sort entre les mains des puissances occidentales, à commencer par l'ancienne puissance coloniale, par crainte d'un débordement populaire toujours d'actualité. En revanche, il est incompréhensible que les mouvements de gauche et d'extrême-gauche n'arrivent toujours pas à comprendre que le développement d'un pays comme la Tunisie est impossible dans l'état de dépendance actuel à l'égard du centre capitaliste mondial et que la déconnexion souhaitée, qui conditionne la résolution de la question sociale, ne se réalisera pas sans une véritable intégration régionale, au moins à l'échelle maghrébine.

Or, cette intégration régionale constitue de nos jours une condition pour jeter les bases d'une prospérité partagée dans la région. Cependant, elle se trouve fortement contrariée par des élites tribalisées et intégrées verticalement au jeu malsain
des puissances impérialistes qui continuent de diviser pour mieux régner. C'est pourquoi l'intégration régionale tant souhaitée exige aujourd'hui l'émergence de nouvelles élites sociales capables de se projeter dans un horizon autre que celui qui a été pensé par l'intelligence coloniale, ce qui demande une véritable révolution culturelle capable de faire la synthèse des meilleurs apports du nationalisme, du socialisme et de l'islamisme tout en rejetant leurs travers respectifs qui sont devenus aujourd'hui autant de freins au progrès de la société

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