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Entretien avec l’historien Gérard Noiriel : «Le discours de haine de Zemmour prend pour cible une religion : l’islam»

Trempée dans le vitriol, la plume d’Eric Zemmour distille le fiel nationaliste, la haine de l’islam et une nostalgie fièvreuse au fil des pages de ses brûlots, dont le succès inquiète depuis longtemps un historien de renom, auteur prolifique d’ouvrages portant sur l’histoire de l’immigration en France, le racisme et l’histoire de la classe ouvrière : Gérard Noiriel.

Bien que condamné à maintes reprises par la justice pour ses provocations racistes et appels à la haine abjects, le polémiste du parisianisme, qui lorgne l’Elysée, continue de jouir d’une audience et d’une visibilité médiatique qui interpellent Gérard Noiriel, autant qu’elles le tourmentent. 

Paru en 2019, son livre au titre évocateur « Le venin dans la plume » (Editions La Découverte) éclaire d’un jour nouveau le phénomène Zemmour, à la lumière de l’histoire et à travers un portrait croisé édifiant mettant en parallèle les parcours, les discours et autres diatribes de l’islamophobe notoire d’aujourd’hui, et d’Edouard Drumont, le pamphlétaire extrémiste de droite d’hier, viscéralement antisémite.

Pour analyser le cas Zemmour, vous avez choisi de remonter le temps jusqu’en 1880 et de mettre en regard sa trajectoire avec celle d’Edouard Drumont, le tristement célèbre écrivain, polémiste et homme politique d’extrême droite. En quoi la connaissance du passé et de Drumont permet-elle de mieux comprendre l’ascension du propagandiste du « grand remplacement » ?

Vous oubliez un mot essentiel dans votre question, c’est le mot « antisémite ». Depuis le XIXe siècle, l’idéologie d’extrême droite a pris des formes différentes en France. Le point commun entre Drumont et Zemmour tient au fait que leur discours de haine prend pour cible une religion : le judaïsme pour Drumont, l’Islam pour Zemmour. 

Je précise aussi que mon livre ne compare pas ces deux personnages, mais leurs discours. Plus précisément, je compare leur rhétorique (c’est-à-dire l’art de convaincre), car ce que je voulais comprendre, c’est pourquoi les arguments absurdes et remplis de haine énoncés par ces deux polémistes ont été pris au sérieux par beaucoup de Français, y compris chez les élites.

J’ai montré dans ce livre qu’Edouard Drumont – un journaliste qui est devenu lui aussi un polémiste célèbre à la fin du XIXe siècle – a été le premier à mettre en œuvre, à l’encontre des juifs, la rhétorique que Zemmour martèle aujourd’hui contre les musulmans. 

Sans pouvoir entrer dans les détails, je dirai que cette rhétorique repose sur une histoire identitaire qui oppose un « nous » Français (associé à la religion chrétienne) à « eux » les étrangers, pratiquant une religion qui depuis toujours a pour but l’extermination des chrétiens (thème central de l’antisémitisme qu’on retrouve dans l’islamophobie zemmourienne). Parmi les autres procédés communs à Drumont et Zemmour, on trouve la rhétorique de la victimisation qui consiste à inverser constamment les rôles entre les dominants et les dominés. 

Impensable il y a peu encore, la candidature de Zemmour à l’élection présidentielle était-elle toutefois prévisible ? Les médias et les réseaux sociaux y ont-ils contribué ?

Dans mon livre « Le venin dans la plume » (Ed. La Découverte), j’imaginais, pour plaisanter, ce que deviendrait l’Education nationale si Zemmour devenait un jour ministre, comme l’espérait l’un de ses fans sur les réseaux sociaux. Mais je n’avais pas prévu, moi non plus, sa candidature aux présidentielles. 

Après coup, on peut effectivement pointer des signes avant-coureurs qui tiennent à la dégradation du débat public en France. La puissance des médias s’étant considérablement renforcée avec l’irruption des réseaux sociaux, la politique est de plus en plus dépendante de ceux qui fabriquent l’actualité. Du coup, il n’est pas très surprenant qu’un journaliste puisse occuper la place que tenait auparavant un politicien d’extrême droite comme Jean-Marie Le Pen.

Que répondez-vous à l’accusation « d’islamo-gauchisme » qui tente de jeter l’opprobre sur les intellectuels qui, comme vous, ont percé à jour le trublion Zemmour ? 

Ce néologisme zemmourien, que Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale, a repris à son compte au micro d’Europe 1 le 22 octobre 2020 – en affirmant que « l’islamo-gauchisme » « fait des ravages à l’université » – est une autre illustration de la dégradation du débat public dans la France d’aujourd’hui. 

C’est une expression qui n’a pas de sens, qui n’a jamais été vraiment définie, ce qui permet de multiplier les amalgames pour discréditer et insulter ceux qui ne partagent pas les discours dominants. Le néologisme « islamo-gauchisme » s’est fortement diffusé à la suite des attentats commis par des criminels se réclamant de l’Islam en novembre 2015, attentats qui ont fait 131 victimes. Ceux qui refusent de confondre ces terroristes et l’ensemble des musulmans de France sont fréquemment traités aujourd’hui de « bien-pensants », « d’idiots utiles » et « d’islamo-gauchistes ». 

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L’amalgame s’étend aux chercheurs en sciences sociales qui font leur travail en s’efforçant d’analyser les raisons qui expliquent ces actes criminels. Après les attentats de 2015, c’est Manuel Valls, le Premier ministre socialiste, qui avait ouvert la voie à ce genre d’amalgame en affirmant : « il n’y a aucune explication qui vaille car expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser ». 

En prononçant ces mots, Manuel Valls foulait aux pieds un principe essentiel de notre démocratie concernant l’autonomie de la recherche scientifique. Les propos de Jean-Michel Blanquer traitant les universitaires d’islamo-gauchistes s’inscrivent dans la droite ligne de ces dérives autoritaires. 

Vous avez raison de rappeler que j’ai moi aussi été traité d’islamo-gauchiste par ceux qui confondent les explications scientifiques et les excuses. Il faut néanmoins ajouter que j’ai subi le même genre d’insulte de la part du camp d’en face, quand j’ai analysé ce que j’appelle « les assignations identitaires » que pratiquent parfois des intellectuels qui se réclament de l’antiracisme ou du décolonialisme (cf l’ouvrage co-écrit avec Stéphane Beaud, Race et science sociales, Agone, 2021). 

Comment, selon vous, peut-on déconstruire le discours de Zemmour le plus efficacement possible et combattre la démagogie populiste qui gangrène la France ? 

Je ne peux pas répondre directement à ce genre de question, car ce serait remettre en cause le principe d’autonomie de la recherche scientifique que je défends. Ceci dit, je pense que nous avons une responsabilité en tant que chercheurs qui est de donner des outils aux citoyens (grâce à nos recherches) pour qu’ils échappent à cette démagogie populiste. 

On ne peut pas le faire uniquement en écrivant des livres et en répondant à des interviews, car la communication écrite ne nous permet de toucher qu’une petite partie du public qu’il faudrait convaincre. Voilà pourquoi j’ai créé une association d’éducation populaire, le collectif DAJA (www.daja.fr) qui fait travailler ensemble des militants associatifs, des chercheurs en sciences sociales et des artistes dans des projets qui abordent ces questions avec les moyens du spectacle vivant. Nous tournons actuellement dans toute la France un spectacle tiré du Venin dans la plume qui s’intitule « La rhétorique de la haine ».

Quel regard portez-vous sur la stratégie de l’islamo-diversion, ce paravent derrière lequel, depuis plus d’une décennie, une certaine partie de la classe politique française dissimule ses échecs patents ? 

J’ai montré dans mes livres le rôle essentiel qu’a joué ce que j’appelle « la fait-diversion » de la politique, depuis la fin du XIXe siècle, dans la propagande de l’extrême-droite xénophobe, antisémite et raciste. 

Cela s’explique parce que les faits divers (qui mettent en scène des criminels, des victimes et des policiers) ont toujours un fort impact émotionnel sur le public. La multiplication des attentats commis par des criminels se réclamant de l’Islam est le terreau sur lequel s’enracine l’islamophobie, car ces crimes rendent crédibles aux yeux de beaucoup de Français l’idée que l’Islam n’est pas une religion comme les autres. C’est contre cette croyance qu’il faut agir et cela ne peut pas passer uniquement par des discours. 

L’autre conclusion que j’ai tirée de mes recherches, c’est que depuis la fin du XIXe siècle, la droite et l’extrême droite ont toujours construit leur hégémonie en se plaçant sur le terrain identitaire.

La gauche a été victorieuse quand elle a su faire le lien entre la lutte contre les inégalités socio-économiques et la lutte contre les discriminations religieuses, raciales ou autres. Ce fut le cas en 1902 (au lendemain de l’affaire Dreyfus), en 1936 (avec la victoire du Front Populaire, trois ans après la création du front antifasciste) et en 1981 (avec la victoire de François Mitterrand et du programme commun de la gauche aux élections présidentielles).

Propos recueillis par la rédaction Oumma

 

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