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Entretien avec Dounia Bouzar : membre du bureau du Conseil français du culte musulman

 

Dounia Bouzar est la seule femme à siéger au bureau du Conseil français du culte musulman. Elle est également au sein du CFCM, l’une des rares personnalités indépendantes des Etats d’origine. Spécialiste de l’islam des jeunes, Dounia Bouzar répond à nos questions en définissant son rôle au sein du CFCM et nous présente les projets qu’elle compte développer.

Votre nom a été conseillé au ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy en vue d’intégrer le Conseil français du culte musulman. Nicolas Sarkozy a accepté en vous intégrant au bureau du CFCM. Vous attendiez-vous à cette nomination ?

 

Non, pas du tout… J’ai appris que le Cheikh Bentounès avait proposé mon nom, me témoignant ainsi de toute sa confiance, en grande partie sur la base des deux livres que j’ai rédigés à destinations des jeunes musulmanes « A la fois Française et musulmane » mais aussi pour les non musulmans qui ont des ami(e)s musulman(e)s avec l’ouvrage « Etre musulman aujourd’hui » (La Martinière Jeunesse). Je crois que le critère qui a décidé le Ministre, est d’une part mon implication auprès des jeunes musulmans nés en France ( de par mes recherches et mon travail à la PJJ) et dans une certaine mesure, mon parcours un peu « atypique » : le fait de ne « pas avoir été toujours musulmane » m’aide à trouver les mots pour parler de l’islam aux non-musulmans et pour parler de ce que pensent les non-musulmans des musulmans. Mon engagement auprès des femmes, a dû également compter. J’ai cru comprendre que pour le Ministère, il y avait notamment une réelle nécessité de « rassurer » l’ensemble des Français sur notre religion, afin de réduire les tensions et les discriminations.

 

Vous êtes la seule femme à siéger au bureau du CFCM. Comment expliquez-vous l’absence des femmes au sein de cette institution ?

 

Vous savez bien que les autres religions – à part les protestants – n’ont pas plus de femmes pour organiser leur culte ! L’islam est donc précurseur ! Ceci dit, être une femme est à mes yeux un « plus » car nous ne sommes pas dans une « quête de pouvoir ». Ce qui compte avant tout, ce sont les idées que l’on défend, … Je n’ai pas l’intention de me cantonner aux « questions concernant spécifiquement les femmes » ! Je suis persuadée qu’une plus grande implication des femmes dans les débats de société, constituera le meilleur moyen d’améliorer « l’image de l’islam » !

 

La plupart des membres du CFCM ont un parcours qui ne correspond pas au vécu des jeunes issus de l’immigration. N’y a-t-il pas là un décalage entre les attentes de ces jeunes et les motivations de ces responsables communautaires ?

 

Il est évident qu’entre les musulmans qui ont grandi dans les pays d’origine et ceux qui ont grandi en France, la vision du monde n’est pas exactement la même. La relation avec la mémoire, avec l’autre, avec soi-même est différente selon l’histoire de chacun. La relation à l’islam est aussi quelque peu différente. Bien entendu, il y a une unicité du message coranique, mais la recherche de sens, de valeurs, d’une éthique est prédominante chez les jeunes. Ils ont une réelle volonté de remettre en question certaines traditions issues des cultures d’origine, qu’ils distinguent bien du message de leur religion. Les femmes sont notamment un peu entre deux feux. Elles cherchent à se « redéfinir » entre d’un côté certains musulmans non français qui vivent l’islam à travers leur culture et de l’autre côté certains français non musulmans qui utilisent ce qui se passe dans certains pays étrangers pour les empêcher de vivre sereinement leur foi ici. L’exemple du foulard est typique. Dans mon livre « L’une voilée l’autre pas » co-écrit avec Saïda Kada (présidente de l’association Femmes Françaises Musulmanes et Engagées), on voit bien comment, pour les musulmanes françaises qui témoignent, le foulard représente un « rappel de l’égalité » : « rappelle toi que je suis un être digne, rappelle toi que tu me dois le respect, rappelle toi que je suis ton égale ». Ce qui est loin d’être le cas pour un certain nombre de musulmans et de non-musulmans…

D’une manière générale, autant pour les parents, comme le dit très bien Saïda, l’islam était encore « une partie de là-bas », autant pour les jeunes Français, c’est bien souvent une aide pour mieux vivre ici, et même pour mieux « se sentir d’ici ». De là découle le grand malentendu entre les musulmans et les non musulmans : les signes de visibilité musulmane sont compris comme un refus d’intégration, de la République Française, alors que pour les jeunes, ils représentent au contraire des preuves d’intégration, au sens où ils se sentent chez eux et veulent se construirent librement, authentiquement, avec toutes les références qui les constituent. Ces signes de visibilité musulmane remettent en question l’image du français avec son béret, sa baguette, son sandwich au jambon et sa bouteille de vin…

 

Dans ce dernier livre L’une voilée, l’autre pas, co-rédigé avec Saïda Kada, vous affirmez être « devenue musulmane à force d’étudier l’islam ». Il y a en France une très forte demande d’enseignement de l’Islam, mais aucun véritable Institut d’études Islamiques digne de ce nom qui pourrait notamment enseigner la théologie musulmane. Au-delà des questions liées au culte que devra gérer le CFCM et sans déranger aux principes de laïcité, l’ouverture d’un Institut d’études Islamiques ne constitue-t-il pas un dossier prioritaire ?

 

Bien sûr, c’est vraiment la priorité des priorités. Mais à mon avis, nous devons aller bien au-delà de la communauté musulmane. Il faudrait que l’ensemble des Français s’approprie un minimum de connaissances de base sur l’islam. Lorsqu’une bombe éclate en Irlande, il ne vient à l’idée de personne de vérifier ce qui est écrit dans la Bible, parce que tout le monde sait bien que cette religion ne peut pas justifier cela. Il faut arriver à la même conclusion avec l’islam : que chaque Français soit intimement persuadé que notre religion est porteuse de positif avant tout. Lorsque je parle d’intégrer la référence musulmane aux côtés des autres références qui constituent le patrimoine français, c’est de cela dont je parle. Que l’islam fasse partie de la « culture commune » de tous les Français… Cela réglerait bon nombre de problèmes. Certains jeunes peuvent intérioriser cette idée d’un « islam dangereux », si les seules fois où ils entendent parler de leur religion à travers une image liée à des meurtres, à des femmes enfermées et malmenées, etc… Colporter une autre image de l’islam est une responsabilité collective qui incombe à tous les français, et notamment aux médias.

 

 

Toujours dans ce même livre, vous vous demandez si « le foulard ne parasite pas le débat de fond en concentrant l’attention sur lui. Il le déplace sur le domaine juridico-laïque au lieu de se concentrer sur la question essentielle des valeurs ». Pouvez-vous développer ce point de vue ?

 

C’est selon moi une question essentielle, qui est assez complexe. Le débat du foulard tourne autour du port des attributs religieux et de la laïcité. Je pense néanmoins que cela est un faux débat. Cette question du voile est souvent perçue comme un obstacle à l’épanouissement, à l’égalité et la liberté de la femme. Du coup, on réduit les femmes voilées à leur foulard, sans jamais, à quelques exceptions près, s’interroger sur le sens qu’elles donnent à ce port du voile. La façon dont les médias ont abordé ce sujet en a fait le symbole même de l’islam, autant pour les musulmans que pour les non musulmans. On se retrouve dans une situation où les filles voilées sont perçues comme celles qui défendent leur islam « à tout prix », contrairement aux autres… Personnellement, je me bas contre tous les modèles uniques. Je trouve d’ailleurs que c’est un des fondement de l’islam : que chacun se construise comme il le sent, en fonction de sa propre évolution, de sa propre histoire et de ses propres choix, en relation directe avec Dieu. Cela revient à dire que je voudrais me battre sur deux plans : que les femmes qui choisissent de ne pas se voiler soient autant considérées comme musulmanes que les autres, et que les femmes qui choisissent de se voiler soient autant considérées comme françaises que les autres… Autrement dit, ce qui me paraît fondamental, c’est la question des valeurs. Qu’est-ce qu’elle défend, cette femme, sous le voile ? Qu’est-ce qu’elle veut ? L’accès au savoir, au dialogue, à la contradiction, à la citoyenneté ? Ou au contraire se séparer des autres, se sentir supérieure et mépriser tout ce qui n’est pas comme elle ?

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Pour moi, il est important que tous les français se rejoignent sur des valeurs communes, quelle que soit la référence qu’ils utilisent pour y accéder. On se doit de faire comprendre que l’islam peut être un moyen d’accès à ces valeurs universelles. Il convient de faire comprendre que les valeurs universelles sont aussi dans l’islam. Mais pour cela, il faudrait arriver à parler de valeurs au lieu d’être enfermés dans la question du port des attributs religieux en système laïque, et discuter de ce qui sous-tend tel ou tel choix. Dans le livre, je me demande donc si le foulard ne retarde pas le débat sur les valeurs puisqu’il cristallise les débats sur la question de la laïcité. Mais Saïda répondrait ici que si elle doit enlever son voile pour débattre, elle ne pourra jamais prouver qu’il n’est pas incompatible avec égalité, liberté, fraternité, citoyenneté… Et elle m’a convaincue sur ce point : ce n’est pas le foulard qui bloque, ce sont les préjugés dont il est l’objet, toujours en reflet de la situation étrangère.

 

De quelles valeurs par exemple parlez-vous ?

 

Et bien, de celles-ci : liberté, égalité, fraternité, citoyenneté, modernité… Prenons la dernière : que signifie être moderne ? C’est dire « je » – ne pas laisser le(s) clan(s) définir l’individu – et utiliser la raison pour remettre en cause les traditions ancestrales. Qu’est-ce que font la plupart des filles qui pratiquent l’islam ? Elles retournent elles-mêmes aux textes sacrés de l’islam et s’aperçoivent que, souvent, il y a une confusion entre traditions et religion. Elles découvrent qu’elles ont « l’obligation d’acquérir le savoir » comme les hommes, qu’il n’y a aucun critère ethnique dans le mariage musulman, que leur consentement est obligatoire, que notre Prophète (Paix et Salut sur lui) avait un comportement exemplaire avec les femmes, etc… En passant par l’islam, elles disent « je » et elles remettent en cause les traditions ancestrales dans lesquelles on a souvent essayé de les enfermer, donc elles accèdent à la modernité. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille absolument « passer » par l’islam pour atteindre la modernité, ni que tous les jeunes qui « passent » par l’islam atteignent la modernité ! Cela veut simplement dire que c’est possible : on peut aussi passer par l’islam pour être moderne. Or il y a en Occident, et surtout en France, un inconscient collectif qui tourne autour de l’idée qu’il faut se dégager de toute référence religieuse pour accéder à la raison et à la modernité, parce qu’en effet, l’histoire de France s’est construite – en caricaturant les choses – un peu sur ce modèle. Ce qui conduit certains non musulmans à avoir le sentiment que les femmes qui restent musulmanes veulent rester dans « l’ancien temps » ! Et au lieu de parler du fond des choses, chacun se rigidifie sur son modèle, résultant de son histoire et de ses références, sans se rendre compte qu’au fond, l’autre n’est pas si éloigné que ça dans ce qu’il défend… Certaines musulmanes s’imaginent qu’elles sont les seules à lutter pour ne pas être réduites à un « appât sexuel », alors que certaines non musulmanes s’imaginent qu’elles sont les seules à lutter pour l’accès aux longues études, etc… Pourtant, certains combats se rejoignent, même si chacun les mène au nom de ses propres références.

 

Vous adoptez une attitude pour le moins critique à l’encontre de SOS racisme qui exploite politiquement le mouvement « Ni putes ni soumises », en cherchant à démontrer selon vous que « l’islam est porteur de valeurs contraires à la République » ?

 

Je ne peux plus supporter qu’on oppose le message de l’islam aux droits de la Femme, tel que l’évoque le slogan « ni voile ni viol », pour ne citer que celui-là. Pourquoi à chaque fois qu’un jeune « basané » est en proie à un mal être et se comporte mal, on l’impute à l’islam alors que justement, le problème de ce jeune, est qu’il n’a aucun repère ? Si le jeune manque de respect à un adulte, cela va être à cause de l’islam ! Si le jeune vole, on va dire « c’est un musulman » au lieu de dire « c’est un voleur » !

De plus, on dirait que les droits et les devoirs sont l’apanage de l’histoire de France. C’est à se demander s’il n’y a pas une réelle volonté de réduire l’islam aux interprétations globalement archaïques – sur la question de la femme – de l’Arabie saoudite. C’est une vision binaire du monde, particulièrement dangereuse, où l’on fait croire aux femmes qu’elles n’ont qu’un choix possible : soit rester fidèles à l’islam et supporter des mauvais traitements, soit rompre avec leur religion pour revendiquer leurs droits… C’est leur refuser la première liberté qu’une république démocratique doit offrir, la liberté de choisir librement ses références pour se construire. Les femmes issues de l’immigration maghrébine ou africaine n’en bénéficient pas. Elles sont assignées à des stéréotypes : la femme musulmane soumise ou la femme moderne occidentalisée détachée de toute référence religieuse, si possible en décolleté profond ! C’est faire fi de tous les processus riches et complexes que chaque individu met en place. C’est aussi faire fi de ce que l’islam préconise !

Ce raisonnement est d’autant plus grave que les garçons qui ne connaissent pas leur religion et qui ont un peu suivi ces débats vont adopter un comportement encore plus « machiste » en retournant dans leurs quartiers s’ils veulent se « sentir musulmans », puisque c’est ainsi que l’islam est présenté dans ces débats ! A mes yeux, aider ces filles consistait à dire haut et fort que rien ne justifiait les maltraitances faites aux femmes, et dans ce rien, il y a bien entendu les principes de l’islam ! Cela aurait été l’occasion de parler du message musulman, qui est tout de même la première religion à avoir instauré l’égalité de la femme et de l’homme en droit et en dignité, à ne pas lier la faute avec le sexe féminin : ce n’est pas Eve qui a fait manger la fameuse pomme interdite à Adam. Ils l’ont mangée ensemble. Leur responsabilité est commune dans le partage de ce péché. Le sexe ne l’a pas déterminé. C’est bien l’individu dans sa dimension humaine qui est faillible. Toute la philosophie de l’islam découle de ce principe-là. Le lien avec Dieu est le même, que l’on soit homme ou femme, rappelons-le.

Enfin, pour finir, c’est facile de mettre les projecteurs sur l’islam, surtout depuis le 11 septembre : cela évite de regarder en face la politique menée depuis vingt ans dans les banlieues. Et là, pas de cadeaux : la gauche et la droite même combat, ou plutôt même échec… Alors qu’on ait au moins la décence de ne pas chercher de bouc émissaire.

 

 

Quelles sont vos priorités au CFCM ?

 

Je ne suis pas théologienne, mais comme j’ai l’habitude de le dire, je tenterais d’être un « trait d’union » entre les musulmans nés en France et tous les autres. Pour agir logiquement dans ce sens, j’aimerais ouvrir un site internet pour fédérer toutes celles et tous ceux qui veulent se battre sur la question des discriminations vécues par les musulmanes, tant sur le plan privé et familial que public et professionnel. Je commencerai par lancer un appel à témoignages – dont je voudrais publier les plus représentatifs- afin de réfléchir avec les associations et tous les bonnes volontés qui travaillent déjà dans ce sens. Il s’agira dans un second temps de mettre en place des actions pour améliorer les problèmes diagnostiqués, et de promouvoir ce qui existe déjà ici et là en vue de le mettre en réseau.

Ce site me permettra aussi de consulter les musulmanes (par discussions et votes) dès lors que j’aurai besoin de trancher une question au sein du CFCM. Je serais avant tout à la disposition de toutes celles qui auront besoin de conseils, une fois que mes trois filles auront dîné et effectué leurs devoirs avec l’aide de Dieu !

 

Propos recueillis par Saïd Branine

 

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