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Entre jihadisme et occidentalisme, nouvel affrontement des blocs ou renaissance méditerranéenne?

Loin de l’asepsie exigée par une approche purement académique, j’opte pour la très saussurienne approche qui reconnait un cordon indéfectible entre le signifié et le signifiant. Si j’adhère au fait que l’habit ne fait pas le moine ; mon voile ne peut passer pour un détail vestimentaire dans une analyse qui met en question l’Islam, l’islamisme et bien sûr le jihadisme ; cet avatar incontournable et néologisme curieux qui colle à la perception contemporaine du monde musulman.
Si tout texte est un tissage, il est judicieux d’en annoncer la couleur afin de dépasser de prime abord les quiproquos. La “culture ne saurait être innocente”, comme dit si bien Salah Stétié qui décortique avec perspicacité le malaise de l’intellectuel arabe. Celui-ci a le choix racinien entre  renier ses valeurs ou être renié par les siennes. Ce malaise est d’autant plus grand qu’après le 11 septembre, le délit de culture est venu renforcer le délit de faciès. C’est dire que traiter de Méditerranée n’est point chose aisée, si l’on s’apostrophe à partir de rives que tout oppose mais que tout rapproche, fatalement.
Les interlocuteurs, surtout s’ils sont présentés comme des acteurs politiques, n’ont d’autre choix que de se considérer comme tels et d’ajouter au dépeçage des concepts le dépassement des imaginaires dans un but engagé. L’engagement consiste dans un monde des idées vaseux, à tracer des limites entre le mythe et la réalité, la manipulation et l’introspection d’un sujet ‘explosif ’.
La Méditerranée, plus que tout autre lieu de civilisations, est une aire où l’imaginaire a autant fait le temps et le tempo que l’Histoire. Autour de la Flaque, on a toujours imaginé ‘son autre’[1] plus qu’on ne l’a connu vraiment. Dans certains esprits, les mirages de l’Orient s’entremêlent avec ceux de cet Olympe où les dieux s’amusaient à être humains. Dans d’autres, les rêves d’eldorados suscitent passions et frustrations.
Quelque Homère aveugle serait-il en train de réécrire une Iliade où les humains s’amuseraient à être des dieux et influencerait-il encore indéfiniment cette ‘zone’ ? La Méditerranée vire au bleu hématome. Jamais les hommes ne furent si proches, jamais ils ne furent si éloignés.
La violence grossit et monte comme une vague irrépressible.La marée est des plus hautes de nos temps.
Alors que la communication bat son plein, les hommes deviennent sourds à lier. La folie de la terreur répond à l’arrogance de l’humiliation. La violence appelant la violence, l’humiliation appelant le fanatisme[2].
On ne peut faire semblant de ne pas avoir vu Gaza et toutes ces violences montantes, étatiques ou individuelles. On ne peut ignorer la fièvre montante de la mare nostrum. Ni la rive Nord, ni la rive Sud n’ont le droit de regarder moutonner les vagues en tournant le dos à la réalité de cette région que menacent des séismes inédits.
Ni les mélopées déambulatoires sous les soleils radieux du midi,  ni les discours incantatoires ne pourront chasser des cieux bas et lourds les orages naissant. Il y a péril en la demeure et Cassandre devrait renaître des limbes pour crier haut et fort que le cheval est déjà à Troie et trois fois plutôt qu’une.
L’Iliade est-elle passée ou à venir ? Passé ou avenir ? Ce monde jadis écorché, que l’on croyait enfin épargné, est assailli de toute part de retours d’histoire. Antigone pleure encore de ne point honorer son mort et Pénélope est, aujourd’hui, secrétaire dans des instances internationales dont les résolutions du soir effacent celles du matin. Les dieux de l’Olympe ne seraient alors que le symbole des puissances occultes que l’humain porte en lui ; puissances destructrices, puissances constructrices !  Marée basse ! Marée haute ! Sisyphe guette et Ulysse, porteur d’espoir et de paix reviendra-t-il jamais ?
La convocation de cet imaginaire qui forge les concepts et crée les paradigmes d’une certaine culture de la Méditerranée peut être utile à démontrer que le mal ne suit pas forcément les mots et que la vérité est souvent ailleurs. Ce que l’on croit rupture n’est peut-être que continuité et ce que l’on croit aire de convergence n’est peut-être qu’ère de rencontres obligées et de plus en plus obligatoires.
A l’ombre de ces renouements avec les constances que les mythes symbolisent, il m’importe de savoir si le jihadisme est le produit de l’Islam ou celui d’une simple contingence de plus dans une aire belligène dans l’absolu. Il s’agira donc de remonter aux sources des concepts mais aussi des préceptes, afin de dégager le sens du non-sens, l’épiphénomène du phénomène.
Si la Méditerranée est au centre du sujet traité, le jihadisme est l’élément perturbateur principal qui menace la quiétude actuelle de cette zone. L’on se doit donc de le neutraliser ; du moins le temps d’une table ronde ou d’une analyse. La participation d’une sensibilité endogène à l’Islam politique pourrait aider à mieux approcher l’élément perturbateur et à franchir le fleuve de Léthé en évitant l’enfer de la caricature de l’autre et de la réduction du monde à une vision empruntée à des diktats transatlantiques.
Jul, un bédéiste de talent a croqué avec finesse l’idéologie simpliste qu’il est urgent de dépasser. Son ouvrage intitulé ‘la croisade s’amuse’ débute dans le QG de Bush où celui-ci explique à son staff une carte du monde très personnalisée. On y voit un axe du bien, un axe du mal, un axe du pas mal du tout, un axe du peut mieux faire. Ne serait-ce l’actualité brûlante, le rire aurait été une bonne catharsis devant cette présentation du monde pour le moins expéditive.  Le temps n’est plus au rire mais aux approches plus élaborées. La pose conceptuelle est une méthodologie des plus recommandables lorsque la phobie aveugle la pensée.

L’Islam des premiers temps

L’islamisme ou l’Islam politique selon beaucoup d’intellectuels encensés par une certaine pensée unique serait une sorte de maladie de l’Islam. Le jihadisme serait quant à lui l’aboutissement normal de l’islamisme ; son avatar obligé.
L’Islam ne serait, selon ces analyses, qu’un vulgaire terreau de kamikazes en puissance. Un regard vers l’amont de l’histoire rassurerait sur la nature des préceptes de l’Islam.  Une analyse objective du déroulement de l’histoire musulmane, quant à elle, dégagerait l’Islam politique de son inscription dans le registre des pathologies. Elle amènerait ainsi à reconsidérer le  jihadisme autrement que sous logique islamo-islamique.
A défaut de pouvoir exposer de façon exhaustive le sens de l’Islam, nous nous contenterons d’en méditer certains résultats concrets quant à la tolérance enseignée par ses préceptes à partir de la petite histoire de Jérusalem. L’anecdote est un bon support didactique pour une présentation qui se veut hâtive.
En l’an 636, Omar, deuxième calife après le Prophète Mohammad, est reçu triomphalement dans la ville de Jérusalem. Le patriarche Sophrone introduisit dans la ville sainte les troupes musulmanes qui l’assiégeaient sans qu’aucune goutte de sang ne soit versée. Stétié explique « (…) L’Islam ne s’est vraiment imposé-une première fois par l’entrée du calife Omar dans la Ville sainte , une seconde fois par la reconquête de la ville sur les croisés par Saladin en 1187-que d’avoir géré pacifiquement, l’ensemble de l’héritage(…) Les chrétiens de Jérusalem , comme ceux de Syrie et plus tard d’Egypte , ont reçu les Arabes en libérateurs au témoignage de tous les historiens chrétiens de l’époque. »[3] 
Stétié relate ensuite comment Omar, conduit auprès du rocher sacrificiel d’Abraham, en reconnut sa vocation sacrée pour les trois crédos. Il le transformera de dépôt d’ordure en lieu de convergence, en affirmant sa nature abrahamique transcendantale.
Les textes traditionnels rapportent aussi que le calife refusa de prier dans l’Eglise du sacré cœur. Interrogé, il dit alors sa crainte de la voir transformée, après son départ, en une mosquée par mécompréhension. Son abstention n’était pas un déni de l’autre mais bien une protection de celui-ci.
Les exemples foisonnent de cet Islam proche des sources, déclencheur d’une dynamique d’ouverture vers l’autre, d’acquisition de savoirs, de techniques et de sagesses. La guerre ne fut jamais sainte en Islam ; elle fut un élan de justice ; du moins aux premiers temps. Un premier temps sera suivi d’un deuxième et le secret de toute compréhension du monde arabo-musulman passe par la reconnaissance de cette rupture épistémologique. D’aucuns ne s’y arrêtent pas par manque de vocation réelle, d’autres l’ignorent laborieusement. Or, il y a bel et bien un premier temps et un deuxième temps. Entre les deux, une rupture décisive et incisive.

La rupture historique

 L’Islam s’inscrit dans la continuité des religions monothéistes précédentes à tel point que l’Eglise contemporaine, à son apparition, considéra Mohammad comme un hérétique et l’Islam, donc comme un christianisme dévoyé.
L’islam vint en fait comme un rappel à l’universalité du message et à l’unicité de Dieu. L’universalité fut compromise par l’éclectisme judaïque ; l’unicité par la confusion de la trinité chrétienne. Comme les Révélations précédentes, l’Islam fut l’initiateur d’une dynamique libératrice à plusieurs niveaux qui, se basant sur une société concrète, développe une éthique universelle.
L’Islam conjuguera la libération spirituelle de la personne avec une libération sociale et forcément politique ; celle  des mostadafines ( ou opprimés ) dont les femmes et les esclaves formaient le gros des troupes. La pédagogie du Prophète fut très douce et la règle voulait que la violence soit bannie de la procédure car ‘Tu n’es point leur oppresseur[4] ordonne un verset coranique.
Le système à changer était autant tribal, violent et esclavagiste que machiste et misogyne. Prôner la justice sociale ( al Adl )[5] revenait à remettre en question une structure autocratique mais aussi patriarcale. Il était compréhensible que la résistance au changement fut des plus tenaces. Trente ans après le Prophète, Muawiya, compagnon pourtant, rétablit l’ordre préislamique sur des bases sacralisées. La contingence historique reprenait ses droits et ce qui est perçu comme une continuité fut en réalité une cassure fatale qui inversa la dynamique de libération et en fit une dynamique d’aliénation. Le pouvoir qui était au service d’une Révélation à vocation universaliste, prit en otage celle-ci pour l’instrumentaliser au profit de pouvoirs dynastiques localisés. Une fâcheuse fatalité veut que cet événement ne soit pas retenu comme étant majeur dans la compréhension de la nature de nos crises actuelles ; la violence du jihadisme y inclus.
Le témoignage de Salah Stétié concernant Omar est des plus intéressants dans la mesure où il illustre de façon remarquable cette fluidité épistémologique trompeuse. L’auteur continuera quelques lignes plus loin sur sa lancée sans même reprendre un souffle grammatical «  Il (ndlr :Omar)  en affirme (ndlr : la pierre sacrifielle) la nature abrahamique valable au regard des croyants des trois credos, et c’est seulement plus tard sous le calife omeyade Abdel Malik, que sera construite l’actuelle mosquée qui porte son nom. »
Pourtant? entre Omar et Abdel Malik, un basculement radical avait transformé la nature du califat. Le concept était vidé de sa substantifique moelle et ne servait plus qu’à désigner le faste, l’insolence et le culte de la personnalité des princes.
Le verbe khalafa en arabe signifie « marcher sur les pas de »  ( du prophète en l’occurrence). Omar marcha vraiment sur les pas de la prophétie lorsqu’il refusa de prier dans l’Eglise par souci de protection ; Abdel Malik revint, lui, sur les pas d’un ordre tribal résurgent doublé d’une arrogance toute autocratique copiée sur les empires perse et romain. L’Islam n’était plus une éthique pour les princes omeyades, et les autres dynasties usurpatrices après eux, mais  juste un moyen de légitimer leurs pouvoirs très temporels.
L’autre, le dimmi[6], sera soit un faire-valoir ou une manne financière pour l’empire. Omar fut assassiné et ses dernières recommandations concernaient les femmes et les minorités pour la gloire de Dieu ; Abdel Malik se soucia peu des ‘dimmis’ dont l’Eglise sera transformée en mosquée pour la gloire de…sa dynastie.  L’usurpation commença donc très tôt ; la contestation aussi.

L’islamisme, un outil de résistance  

La démocratisation de l’information dans le monde moderne projette les opinions publiques peu averties dans une arène réservée jusque là aux initiés de part et d’autres.
Les besoins géostratégiques d’une politique néo-impérialiste trouvèrent un solide alibi  dans l’attaque du 11 septembre pour larguer sans appel l’Islam sur les côtes de la barbarie. Ce déni ne date certainement pas d’hier car de Renan à Braudel en passant par Pirenne et jusqu’à Malraux, le mot d’ordre était, justement, d’ignorer royalement sa participation à la construction de la civilisation moderne en Méditerranée. Larvé ou déclaré, l’orientalisme s’appliqua à démolir toute perception positive de l’islamité. L’islam est à la Méditerranée ce que l’antimatière est à la matière ; un ennemi, une déchirure, une cassure, une fêlure, une antinomie, un scandale…
L’Islam politique est l’héritier de ces gémonies dans la mesure où il est l’héritier aussi d’une revendication identitaire et de la problématique de l’altérité absolue. Si l’orientalisme servit la cause du colonialisme et la bonne conscience de l’élite impérialiste, les medias de masse serviront de nos jours à catalyser un manichéisme démocratisé. La vulgarisation allant toujours de paire avec le simplisme ; l’islamisme sera présenté à l’opinion publique inquiète comme une protubérance maligne, surgie de l’absurde, dans une société qui était saine et pacifiée.
Ce que l’on appelle  ‘islamisme’, contrairement à la doxa néocoloniale, est en réalité une récurrence depuis la rupture historique causée par le basculement du pouvoir et la perversion du concept de califat.
Depuis cette cassure et ce détournement du pouvoir, un ressourcement continu dans les textes scripturaires servit à résister aux tyrans. Le ressourcement ne pouvait être donc que politique. Ce que l’on appelle dans la langue de la stigmatisation systématique actuelle islamisme n’est pas une intrusion d’un fait inédit dans le monde musulman mais bien un fait politique naturel et vital au monde musulman depuis la nuit de son temps.
L’évolution de l’histoire islamique étant fluctuante, deux tendances majeures allaient se dessiner clairement suivant les conjonctures politiques et les princes au pouvoir ; la rébellion toujours violente ou la résistance pacifique qui prit diverses formes. Hussein, petit fils du Prophète fut le précurseur de la rébellion contre le despotisme fraîchement greffé ; il en perdit sa tête  que le chiisme pleure encore. La résistance pacifique sera quant à elle représentée par des courants de pensée, des enseignements, des protestations, des infiltrations, voire des boycotts spirituels[7].
Protestation, récupération, répression ; ce triptyque classique d’une histoire politique en marche  se heurtera dans le monde musulman à une nouvelle donne ; la colonisation. Celui-ci subira alors des blessures que l’on croit fermées depuis les indépendances. Elles restent plus que jamais béantes ; le jihadisme en témoigne.

Jihadisme, colonisation et néocolonisation

Si islamisme est une appellation agaçante pour une sensibilité qui s’inscrit dans la ligne de la résistance par le ressourcement, le terme jihadisme résonne comme un non sens absolu. Cette panoplie d’appellations en « isme » semble faire elle-même partie d’une guerre des mots destinée à modeler les esprits. L’analyse étymologique à elle seule, suffirait à condamner sans appel ce montage idéologique.
Jahada en arabe signifie ‘faire un effort’ et en aucun cas faire violence. Il peut prendre la forme d’un effort armé, certes, mais cet effort a toujours été, d’une part, minoritaire dans l’expansion de l’islam, d’autre part, codifié par des règles d’honneur sacrées( comme avertir l’ennemi, respecter les civils, l’environnement) , et surtout motivé par la libération des peuples du joug des dictatures et non leur aliénation[8] ou leur rejet.
Une perpétuation des plus nobles de cette compréhension du jihad  à travers les siècles s’est incarnée dans l’émir Abdelkader qui, héros de la résistance, fut aussi celui d’un grand humanisme. Il lutta courageusement contre le colon mais sauva des milliers de chrétiens de l’extermination en Syrie, faisant la part des choses, comme il se doit pour tout musulman, entre lutter contre un système inique et massacrer des particuliers innocents.
Le musulman de base est, bien sûr, à mille lieues de cette figure emblématique qu’est le prince du jihad. La rupture historique dénoncée plus haut, livra les peuples musulmans depuis des siècles à une autocratie sacralisée qui en fit des sujets et non des acteurs de l’Histoire[9]. Les concepts ne valent plus rien dans une réalité où la pauvreté n’est pas seulement matérielle. Le facteur économique suffirait à expliquer la puissance des sirènes de la violence. Il n’est en fait qu’un épiphénomène d’une décadence fait dans le cumul mais reste le propulseur puissant d’un cercle vicieux. Trois facteurs allaient, au cours de ces siècles,  faire cumul, pour favoriser une prédisposition à celui-ci :

  • L’instrumentalisation politique séculaire de l’Islam par des pouvoirs autoritaires endogènes qui, par le biais de lectures et de pratiques jurisprudentielles complices, éroda la dimension spirituelle de l’appartenance à l’Islam ; antidote recommandée à toute barbarie.
  • La colonisation vint donner à ces pouvoirs un nouveau souffle et leur prodiguer une excellente diversion. En créant un ennemi exogène la colonisation désamorça les processus de contestations internes à L’Islam. L’effort de réflexion ou ijtihad, déjà usé, laissera place à un effort de guerre exclusif et à une unité sacrée. La xénophobie allait remplacer l’universalité de la vocation islamique ; La crispation tuer la progression.
  • La mondialisation, enfin donnera le coup de grâce à tout espoir de se réinscrire dans la continuité d’un universalisme serein. La crise identitaire[10] partagée par tous les peuples de la planète se manifestera en terre d’Islam de façon plus dramatique. Le cumul d’un passé colonial pas encore résorbé, d’un présent néocolonial aux contours flous ouvrira des brèches idéologiques favorisées par la globalisation des médias de masse. Le pétrodollar quant à lui sera un excellent carburant pour la propagation du manichéisme wahabite via ces mêmes satellites qui divulguent des séries B, productrices de rêves et donc de …frustration.

Et la frustration créa …le jihadisme.

Le jihadisme, mal et remèdes ?

En guise de conclusion, il est bon de personnaliser la question que le sujet traité pose poliment. Y a-t-il un espoir pour que la Méditerranée soit une zone d’échange tranquille où l’Islam ne soit pas un élément perturbateur qui enverrait ses jihadistes, semer le chaos?
Le dialogue a été et est toujours une alternative à la guerre. En être conscient est un atout pour ne pas sombrer dans un idéalisme lénifiant et pour faire de l’échange une  nécessité et non un luxe. La paix est un rêve humain depuis la nuit des temps. L’Islam a pour racine étymologique cette aspiration universelle ( salam). Un des quatre vingt dix neuf noms de Dieu est ‘Paix’ et cinq fois par jour les musulmans ont le devoir de l’invoquer par cet attribut dans leur prière[11] C’est dire que les convergences sont de l’ordre du sacré en Islam et que le jihadisme n’en est ni un avatar ni un représentant. Il est une expression localisée d’un malaise universel diffus ; celui d’une violence qui se généralise au nom des identités bafouées.
Penser en stratège et surtout ne pas agir en primitif [12]; là est le défi moderne pour juguler cette violence pas encore irréversible. Comment désamorcer celle véhiculée par l’idéologie jihadiste ?

Penser en stratège

Juguler un fait commence par le situer dans le temps et dans l’espace. Une approche objective verrait donc le jihadisme comme un produit de rapports Nord-Sud et non un dénouement logique d’une Histoire unidimensionnelle.
La stratégie attendue implique de transcender les épiphénomènes pour détecter les embouteillages idéologiques créées par un héritage de confrontation Occident-Orient , Nord-Sud. On reconnaîtrait alors que le jihadisme est une affaire aussi occidentale qu’islamique et si le septième art décrit merveilleusement la complexité de ce rapport dans le film déjà culte ‘la journée de la jupe’, certains sondages montrent des vérités qui devraient interpeller plus encore.
Europol témoigne de cet effet boomerang dans son rapport 2008 que l’Europe est sans contexte le terreau principal du jihadisme et la France arrive en tête de liste. Le Maghreb est de moins en moins producteur de candidats kamikazes. Peut-être est ce parce  que sa jeunesse trouve un moyen plus efficace de mourir et ‘plus balnéaire ’ : les fonds de la  belle méditerranée ?
L’ironie de la complexité du monde moderne veut que l’Europe citadelle produise du terrorisme islamisé. Les conflits textiles y seraient-ils pour quelque chose dans cette montée en grade au podium de la crispation identitaire ?
L’autre ironie veut que la thèse jihadiste élaborée par Ayman al Suri en 2004 soit l’exacte réplique de la théorie d’un stratège américain appelé Lind commise en 1995 et traitant d’une certaine guerre de quatrième  génération. La réplique de  al Suri cite cependant des versets coraniques qui n’existent pas dans l’originale, histoire d’islamiser la violence. Le jihadisme est bel et bien le produit d’une systémique mondiale qu’il faut désamorcer dans la complexité de la réflexion et de l’action.

Agir  en civilisés

Reprise par mes démons politiques,  je conclurai par des propositions concrètes, les unes tenant peut-être de vœux pieux voire des utopies dans un monde où les marchands de canon sont aux commandes.
Si nous revenons à l’idée de responsabilité partagée. La gestion civilisée du phénomène de violence toujours barbare devrait se faire sur deux plans : celui de la  politique internationale, celui de la coordination des sociétés civiles.

  • une politique internationale revue et corrigée qui passerait par une reprise en main des rennes de la Méditerranée par une Europe qui défende des droits mais reconnaisse aussi des obligations et des responsabilités, à commencer par les siennes. L’ « Union Pour la Méditerranée » est non seulement un remake médiocre du processus de Barcelone mais est défendu par des gouvernants qui pratiquent une violence particulièrement assassine pour le dialogue. Bourdieu classait cette violence symbolique comme étant l’une des formes de violence les plus pernicieuses. La Realpolitik, quelque cynique qu’elle soit, devrait en tenir compte avec un monde musulman saturé en matière d’humiliation.
  • Un partenariat entre les acteurs des différentes sociétés civiles, celles du Sud comme celles du Nord basé sur le principe de pactes aiderait à une meilleure entente autour de la méditerranée.

Ces pactes seraient des pactes d’honneur liant ces lieux de contre-pouvoirs. Ils consisteraient à dépasser de part et d’autres les clichés et à agir en conséquence. Le vote serait un bon moyen de pression dans le Nord démocratique. L’effort est d’autant plus louable que la démocratie y est en crise et la représentativité sapée par ce que l’on appelle en politologie moderne le triangle de Hasner.
Les sociétés civiles du Sud musulman devraient, quant à elles, s’appliquer à renouer avec les valeurs universelles de l’Islam en agissant à deux niveaux : L’éducation et l’implication politique.
L’éducation se baserait sur une lecture indépendante des carcans autocratiques et libérée des fermetures idéologiques. Elle se devrait de promouvoir une identité sereine en l’axant sur une éthique de responsabilité dans le sens kantien autant que sur une éthique de conviction. Le partenariat pourra alors se faire dans un contexte d’équivalence entre les cultures.
Une action politique dans les pays du Sud devrait encourager des pactes civils à géométrie variable suivant que la société est composée de minorités ou pas[13]. Il n’est en aucun cas question d’imposer un pacte islamique à une société plurielle religieusement. Les conférences nationales devraient aider à trouver des convergences et à neutraliser l’impact de l’Etat qui veut rester une force fédératrice en jouant sur les divisions notamment religieuses.
La question qui se pose, cependant, est celle de savoir s’il existe réellement des sociétés civiles dans les pays arabo-musulmans, sachant que la tradition autocratique réprime ou récupère toute initiative indépendante susceptible de créer une force de proposition ou de protestation. A en juger les différentes définitions données de la société civile, que ce soit celle de Hobbes ou d’Habermas ou d’autres, l’indépendance par rapport à l’Etat en est une caractéristique majeure. La configuration sociopolitique des pays de tradition despotique ne permet donc l’apparition d’une société civile véridique que dans la dissidence.
L’islamisme ou l’Islam politique, récurrence historique comme nous l’avons développé plus haut, trouverait toute sa légitimité dans ce besoin de pouvoir fédérateur qui contre le pouvoir officiel, toujours diviseur. Vu sous ce jour, un certain islamisme, tenant compte de la complexité du monde moderne, renouant avec l’universalisme, prônant un ijthad éclairé, ne serait-il  pas un excellent rempart contre le jihadisme ?
Même Bush l’avait compris !
 
 
 
[1] Heureuse expression de Berquienne .
[2] Selon la formule de Tsvetan Todorov » la violence appelle la violence et l’humiliation appelle le fanatisme. Mahdi Mendjra , éminent futurologue marocain a développé le concept de ‘l’Humiliocratie’
[3] Cf. culture et violence en Méditerranée de Salah Stétié. Imprimerie nationale éd. 2008, p 128
[4] Sourate 88, verset 22
[5] Dans le Coran , l’ordre direct de Dieu aux croyants n’existe que dans deux versets , d’où l’importance de ceux-ci dans une eschatologie non dévoyée par des lectures qui seront politisées plus tard.
‘Dieu vous ordonne l’équité et l’excellence spirituelle’ (sourate 16, verset 90), et  ‘Dieu vous ordonne de rendre les dépôts (toujours sacrés) à leurs propriétaires’ ( sourate 4, verset 22). Il est intéressant de noter que dans les deux versets, la dimension relationnelle avec l’autre est présente en priorité et la mention de propriétaires fait allusion aux musulmans comme aux non-musulmans ; la société musulmane étant dès l’origine une société contractuelle donc portant les germes d’une certaine laïcité. Les crispations se feront plus tard pour des raisons politiques et non religieuses.
[6] Le dimmi venant de racine dimma signifie en arabe, haute protection. Ce concept a été, comme bien d’autres dévoyés en étant livré à des pratiques jurisprudentielles axées sur le sens politique plutôt que le sens religieux.  Le terme dimma n’existait pas au temps du Prophète. Cette appellation même de ahl dimma ( gens de la dimma)est un glissement sémantique révélateur. De concept servant à désigner un acte hautement spirituelle (soit la protection des ahl al kitab ; gens du livre) il signifia petit à petit une protection purement politique moyennant finance. La valeur spirituelle de cette protection des minorités est portée au plus haut degré par des hadiths comme celui où le Prophète promet le paradis à qui meurt en défendant les gens du Livre sous sa protection. Plus tard, ‘les gens du Livre’ devenus ahlou dimma serviront à faire valoir psychologiquement la supériorité de l’Islam des princes et à remplir leur trésorerie. Mais il serait intéressant de noter que la valeur de cette protection des dimmis était, à l’origine,  si hautement liée à la spiritualité que même dévoyée, elle protégea les minorités juives des carnages commis pas l’Occident.
[7] Par exemple, les soufis qui, à l’origine quittaient la cité pour se perdre dans les kholwas ou lieu désert afin d’échapper au pouvoir temporel.
 
[8] Nous parlons bien de l’Islam des premiers temps. Les conquêtes des omeyades rentrent dans le registre de l’expansion impériale.
[9] La dynamique dite « islamiste » essaie justement de trouver des voies hors des rails de l’Islam officiel. Tous les mouvements islamistes ne sont pas radicaux. «  Justice et Spiritualité » par exemple n’est radical que dans son rejet total de l’autocratie au niveau des principes mais son implication dans le champ politique est une implication basée sur la non-violence et la résistance par le bas. Il existe depuis trente ans et n’est pas né de la logique du clash des civilisations mais bien de celle de la récurrence d’une résistance séculaire.
[10] Dominique Wolton évoque très justement le phénomène d’identité- refuge provoqué par la mondialisation.
[11] Une des invocations dans la prière musulmane se formule comme suit ‘ Tu es la Paix, source de Paix, que la Paix te soit consacrée, Sanctifié sois-Tu’
[12] Formule de René Char reprise par une émission sur LCP
[13] « Justice et Spiritualité » a proposé un pacte islamique au Maroc dans la mesure où il n’y a pas de minorités qui se revendiquent comme telle sur le plan politique. Mes propos ont été déformées ou incompris lorsque lors de la table j’ai défendu cette idée. On a prétendu que je reniais les minorités alors que ce n’est pas le cas du tout. Il est intéressant de noter que la minorité juive (au sein de laquelle je suis née dans le Mellah de Casablanca)  n’a pas de revendication politique en tant que telle mais reconnait le commandeur des croyants comme chef temporel, voire spirituel, vu la tradition de protection exercée par le Makhzen vis-à-vis de cette communauté (4000 membres dans le Maroc actuel ). L’excuse est trouvée pour les mécompréhensions parce que la vulgarisation de l’information implique toujours la simplification voire la prise de position simpliste. Le Hezbollah, n’en déplaise à sa classification officielle  dans la liste terroriste, quant à lui,  donne un exemple assez intéressant de ce que peut-être une participation islamique dans une société composite.

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