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Crise financière mondiale : la finance islamique serait-elle une alternative ?

“Le capitalisme ne peut être moral, ni contre la morale. Il est tout simplement amoral”

André-Comte Sponville (1)

La crise de l’économie mondiale, initialement une crise de titres financiers américains obsolètes ne cesse de s’étendre , faisant de nouvelles victimes à travers le monde. Les bourses internationales ont essuyé des pertes pour le moins astronomiques, des piliers de la finance mondiale se sont effondrés du jour au lendemain. Les pertes réelles ne sont pas encore cernées par les autorités politiques et monétaires mondiales. Les banques centrales se montrent solidaires quant au sauvetage du système de sa crise systémique, probablement, la plus dévastatrice de tous les temps en injectant des centaines de milliards (2) de dollars, d’euros, et d’autres monnaies. Ces mesures peuvent-elles empêcher la chute en dominos de leurs banques, et de leurs économies ? Seul l’avenir nous le dira.

Pour le moment, une branche de la finance mondiale affiche une santé insolente et bizarrement contradiction avec les évolutions actuelles : c’est la finance islamique. Avec une croissance des plus explosives en capitalisation et en fonds de gestion estimé à prés de 1000 milliards USD, cette branche commence à faire des adeptes : certains lands en Allemagne, le Premier ministre anglais, les autorités monétaires japonaises et même les autorités monétaires françaises commencent à afficher leur intérêt pour cette finance spécifique.

Pourquoi donc, la finance islamique ne subit-elle pas la crise des subprimes, ainsi que les conséquences terribles des chutes et des nationalisations successives des banques internationales ? Pourquoi cette finance suscite-t-elle autant d’intérêt en cette période de crise ? Est-ce une conséquence du retour à la religiosité des populations ? Ou est-ce simplement la loi des nombres avec plus d’un milliard et demi de musulmans au monde ? N’est-ce pas là une conséquence de la nature même des opérations financières islamiques ? Nous allons à travers cette contribution essayer d’apporter des éléments de réponse et d’information à aux lecteurs en général, puis aux financiers et aux banquiers intéressés en particulier par la finance islamique.

En effet, la connaissance détaillée de la nature de cette finance, ses règles, ses principes, les produits qu’elle se propose de fournir et les différences qu’elle entretient avec la finance universelle classique permettra de mieux l’apprécier, permettant ainsi de mettre le commun des lecteurs au diapason de ce qui se fait au niveau universel. Notant qu’un pays comme l’ Algérie se prépare à connaître cette activité via à la fois les annonces d’installation de banques islamiques, le projet affiché par les banques publiques de développer ce créneau qui leur échappe totalement.

Quels sont donc les principes directeurs de l’économie financière et monétaire islamique par rapport à l’économie classique ? Quels sont les objectifs visés par la finance islamique à part le profit bien évidemment ? Avant d’y répondre, il y a lieu d’analyser les objectifs sincères de cette activité un peu particulière, mais non moins très développée et très rentable.

Les principes déclarés de la finance islamique comme nous l’avions précisé dans un précédent article(3) découlent directement des préceptes de la chari’a islamique. Ils sont l’interprétation pratique et l’application sur les finances de règles et de la loi d’inspiration religieuse à savoir : l’exercice et le financement des activités licites uniquement, l’exercice et le financement des activités soumises aux règles morales justes et communes des marchés, l’exercice et le financement des activités de la sphère réelle adossées à des biens réels et non aux activités spéculative adossée à des titres financiers, l’exercice et le financement des activités respectant la morale islamique, éthique et humaine .

Pour ce faire, ces institutions ont créé des conseils scientifiques(4) pour étudier et donner leur accord à la mise en place de tout produit ou instrument financier ou bancaire. Ces conseils, assimilés à des conseils d’homologation, sont composés d’éminents spécialistes en économie, en finances, en banques et en religion : les économistes, les financiers et les banquiers se chargent du volet conceptuel et technique des produits. Ils les mettent au point en prenant en considération les besoins de la société et les exigences du marché. Quant aux Oulema’a (savants) de la Charia’a, du Fiqh (science du livre saint) et du Hadith (science de la parole prophétique). Ils s’occupent du volet théologique de ces produits et de leur conformité aux préceptes de la loi coranique.

Ceci ne veut aucunement dire que ces produits sont conçus de façon théorique abstraite, loin de la pratique et de l’utilité économique, financière et bancaire. Au contraire, ces produits répondent non seulement à un besoin réel, mais remplissent également une fonction économique utile en répondant aux principes directeurs de la pensée financière et monétaire islamique, notamment l’interdiction de l’usure “Ar-riba”, l’interdiction des transactions fortement incertaines “Bai’a Al Gharar”, l’interdiction de l’oisiveté monétaire et de la spéculation “Al Iktinaz”.

Ar-Riba est ce que l’on appelle communément l’usure, c’est-à-dire la productivité des intérêts fixes via des placements sans justification ni destination économique précisées dés le départ ou via des placements qui ne subissent aucun aléas économique ou de marché. C’est le cas des crédits de la banque classique qui produisent en général des intérêts sans subir les risques d’un éventuel échec du projet ou de l’entreprise financée. C’est également le cas des intérêts produits en contre partie du report d’une échéance ou de l’accord d’un délai de remboursement pratiquée par les banques classiques pour le rééchelonnement des crédits habituels. C’est le cas enfin des produits à base actuarielles matérialisant le temps en loyers et en pièces sonnant et trébuchant “obligations à intérêt fixes, actions hybrides comprenant une partie d’intérêt fixe”.

La justification économique de l’interdiction d’Ar-riba se trouve en fait dans le souci d’éviter le recours systématique des riches à ces pratiques de placements certains pour faire perpétuer leur richesse sans prendre de risques et sans recours à une activité économique réelle qui produirait une richesse tout en sanctionnant les efforts des bons et les erreurs des mauvais entrepreneurs. Donc l’interdiction d’Ar-riba vise à instaurer une compétitivité économique réelle basée d’abord, sur le marché des produits réels et non le marché des produits financiers immatériel. Ensuite, Elle est basée sur l’instauration de la compétence et la compétitivité utile et génératrice de richesse pour toute la société et non sur la compétence et la compétitivité virtuelle et souvent délictuelle génératrice quant à elle de bulles financières spéculatives. Enfin, elle est basée sur la sanction juste des mécanismes régulateurs du marché pour ne laisser en son sein que ceux qui sont vraiment nécessaires et économiquement utiles.

Notons que d’autres formes d’Ar-riba existent mais qui ne concernent pas des pratiques bancaires et financières. Ils concernent les pratiques commerciales portant sur des biens matériels (Riba Al Fadh’l, Riba An-Nassi’a).

Ensuite, il y a l’interdiction de Bai’a Al Gharar qui veut dire en traduction lexicale la vente fortement incertaine des produits à terme. Ils concernent toutes les transactions à terme caractérisées par une incertitude évidente quant à leur réalisation. C’est le cas en finance classique de tous les produits à terme et comportant la composante temporelle comme principale variable comme les Futures, FRA, Options, Swaps (5) et tous les autres produits financiers de plus en plus sophistiqués notamment les Subprimes. En fait, le risque temporel et de fausse anticipation d’évolution des marchés peut remettre en cause la réalisation de la transaction basée en fait sur l’incertitude totale et la spéculation pure et simple voir même sur la détention délictuelle d’une information privilégiée et préalable. Ce qui pousse les conseils d’homologation de la finance islamique à qualifier ce genre de transaction et de produits financiers de jeu de hasard qui est expressément prohibé par la Chari’a.

La justification économique de ce principe se trouve dans le souci de ne pas priver l’économie réelle et productive de fonds et de financements au profit de ce jeu financier qui n’apporte aucune valeur ajoutée. Il encouragerait, plutôt, le délit d’initié des opérateurs et les pratiques douteuses d’achat et de vente de l’information pour mettre toutes les chances du coté du sens de l’anticipation dans ce jeu impitoyable de spéculation. Les économistes de la pensée islamique justifient également la prohibition de ces transactions par la nécessité d’orienter les fonds disponibles au financement de l’économie réelle, là encore, au lieu de les laisser alimenter les bulles financières vides de toute productivité et de richesse utile.

Notons là aussi, que d’autres forme de Bai’a Al Gharar existent également dans la sphère réelle à savoir les achats à terme portant sur des produits inexistants au moment de la conclusion de la transaction (financement d’achat des poissons non pêchés, financement d’achat de fruits et légumes immatures et non cueillis).

Enfin, le troisième principe de la pensée bancaire et financière islamique est l’interdiction de l’oisiveté monétaire et de la spéculation Al Iktinaz. En effet, les penseurs de cette branche considèrent que les fonds placés dans les produits financiers et bancaires classiques encouragent fortement cette oisiveté monétaire car créant de multiples intermédiaires créant une bulle financière et privant ainsi les projets utiles d’accéder efficacement aux financements nécessaires ou rendant leur coût trop élevé. En effet, ils pensent que l’oisiveté monétaire et la spéculation ne sont pas seulement les sommes faramineuses cachées dans les bas de laine mais aussi des sommes colossales investies dans les produits sophistiqués de la finance classique et moderne qui se basent sur la distribution des intérêts, donc sur le temps et non sur l’effort. Comme l’être humain a, de nature, de l’aversion pour le risque, il préférerait orienter ses économies vers ce genre de produits et de placements.

Ainsi, ces sommes d’argent encouragent les gens et les institutions à orienter leurs fonds vers ces pratiques non productives, certes rentables mais qui privent, encore une fois l’économie réelle porteuse de richesse réelle et utile à toute l’humanité, d’investissements, certes moins rentables mais largement utiles économiquement.

Si l’on essaye de traduire cette pensée en terminologie utilisée par les économistes de la finance et des pratiques bancaires classiques, ceci voudrait tout simplement dire :

L’interdiction d’Ar-riba, de Bai’a Al Ghara et de Al Iktinaz vise, en fait, à faire jouer la concurrence et la compétitivité pleinement sur la sphère économique réelle et non sur la sphère financière virtuelle, vise à canaliser directement sans trop d’intermédiation l’épargne vers les investissements réels et matériels et enfin, à priver les spéculateurs des sommes nécessaires à l’accomplissement de leurs transactions immatériels et sans aucune valeur ajoutée réelle.

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Ceci éliminera d’office une grande partie de l’incertitude, une grande partie de la passivité économique et enfin élimine totalement la spéculation et ses effets qui, souvent, faussent les prévisions économiques, biaise les prix des marchandises et gonfle les conséquences d’une éventuelle crise.

Sur ces trois fondements, et avec l’accord préalable du conseil d’homologation islamique, tous les produits de la banque et de la finance islamique ont été développés autour de la notion de société “Charika” et du commerce “Tidjara”. Il s’agit de deux grandes familles de produits :

Il y a, d’abord, ceux avec partage de gains et de pertes assimilés à des produits associatifs qui lient le professionnel ou l’entrepreneur et le financier ou le banquier dans le cadre d’un projet, objet du financement. Les deux parties partagent les bénéfices et les pertes générées. En aucun cas, l’une d’elle ne peut prétendre à la récupération de ses fonds en cas d’échec du projet. C’est le cas d’El Moucharaka et d’El Moudharaba.

El Moucharaka signifie l’association, et à partir de ce terme, le mot Charika « Société » a été dérivé. Dans ce cas, un investisseur ou un opérateur et un banquier islamique s’associent dans le cadre de la réalisation d’un projet visant la production et/ou la commercialisation de biens et services Halal « licite ». Les bénéfices et les pertes générées par le projet seront partagés au prorata des participations des deux parties. Elle entraîne automatiquement une participation du bailleur de fond islamique dans la gestion des affaires de l’entreprise et lui confère tous les droits d’un associé ou d’un propriétaire. Cette forme de financement peut se pratiquer à l’investissement comme l’exploitation, car le financier islamique peut financer l’acquisition de biens d’équipement ou l’achat de marchandises pour la revente en l’état. El Moudharaba, quant à elle, est assimilée à un placement des fonds dans une activité sans intervenir dans sa gestion. Le bailleur de fond est appelé Rabb Al Mal, et le gestionnaire est appelé El Moudhareb. Elle est caractérisée par l’obligation de définir au préalable les responsabilités des parties contractantes ainsi que les conditions de partages des gains et des pertes engendrées par l’activité projetée.

Il y a, ensuite, ceux sans partage de gains et de pertes qui ne permettent pas au bailleur de fonds de prétendre à la propriété ou à la gestion de l’affaire et ne permet pas au bénéficiaire de prétendre à la propriété des biens acquis avant son acquittement de ses obligations contractuelles. Chaque produit de cette catégorie est géré par un contrat déterminé à l’avance qui définit les obligations des contractants. C’est le cas de l’Adjudication ou El Mourabaha et du leasing ou El Idjar.

El Mourabaha qui signifie en finances classique “l’adjudication” consiste pour l’établissement islamique en la revente de biens ou de services au bénéficiaire en s’octroyant une marge définie d’un commun accord à charge pour lui de différer le paiement et de le répartir en échéances facilitant le règlement en fonction des encaissements prévisionnels. Al Idjar quant à lui, est une appellation dérivée du mot Adjr qui signifie “loyer”. Ce qui nous donne l’équivalent de ce produit en finances classiques à savoir le crédit-bail ou “leasing”. Il consiste en un contrat de location entre l’établissement islamique et son client par lequel celui-là met en location des biens d’équipement en faveur de celui-ci sans transfert de propriété pour une période prédéfinie à l’issue de laquelle le client pourra les acquérir.

Enfin, il y a les nouveaux titres assimilés à une sorte d’obligation de la finance islamique qui sont les Soukouk. Ce sont, en fait, des titres adossés à un actif ou à un projet d’une entreprise exerçant en conformité avec les lois islamiques. Leurs revenus sont constitués des bénéfices générés par cet actif ou ce projet. Ces titres s’appuient donc sur une approche de flux sans prise en considération de la valeur liquidative de l’actif sous-jacent. Notons également, au passage, l’existence d’un produit islamique assimilé aux subventions étatiques, c’est El Kardh El Hassane ou littéralement le crédit-bonus. C’est une sorte de crédits réservés aux nécessiteux de la société islamique et pris en charge par les autorités islamiques et destinés au financement des projets de création d’activités et d’emplois sociaux sans intérêts ni commissions.

Il est clair, donc, que la santé des banques versées dans cette activité et leur préservation actuelle des effets de la crise est le résultat direct de la nature des opérations et des produits de la finance islamique qui est, non seulement, fortement adossée et étroitement liée à la sphère économique réelle mais aussi totalement indépendante et déconnectée de la sphère financière classique. Ceci lui confère une marge de sécurité par rapport aux banques qui se débattent difficilement dans cette crise généralisée et n’en souffrira que lors du transfert de la crise sur les entreprises productives si transfert il y a. Mais si le raisonnement est poussé plus loin, il en résultera que même en cas de transfert de la crise sur la sphère réelle, la finance islamique en est presque prémunie car elle investit dans les entreprises dont l’activité est hallal donc sans aucun souci de crédit classique.

Notons par ailleurs, que si ce raisonnement est valable pour les banques et les sociétés financières islamiques, il ne l’est pas pour les sociétés d’investissement immobilier du Moyen-Orient car elles sont exposées directement à cette crise et c’est pour cette raison que les cours des actions de ces dernières s’effondrent dans les bourses des pays du golf.

Ceci dit, actuellement, la finance islamique n’est pas encore totalement exempt de critiques car comprenant plusieurs points faibles auxquels les musulmans doivent apporter des améliorations. Nous pouvons citer le fait qu’elle soit basée sur des règles morales et non juridiques, la tendance des banques et institutions financières islamique à financer des opérations commerciales (risque de contre partie élevée), leur tendance à financer des opérations d’exploitation et non des opérations d’investissement, leur tendance à financer des opérations en dehors du monde musulman (risque pays élevés), leur tendance à financer des opérations libellées en devises étrangères et non en monnaies locales des pays musulmans (risque de change élevé) et ils sont rarement destinés et orientés vers les titres de participation et des actions en capital malgré leur importance et leur produits et leur licité.

La mise en place des règles et des produits de la finance islamique n’a jamais été une chose aisée car confrontée non seulement à la réticence et au refoulement de la finance universelle mais aussi à l’embargo médiatique si ce n’est la déformation délibérée de ses motivations et de ses objectifs. Mais la crise actuelle va certainement donner un nouveau souffle à cette branche ô combien sensée en ces temps de vaches maigres et de débats plus ou moins objectifs.

Une dernière conclusion me paraît pertinente à ce niveau d’analyse : les Hommes politiques, les responsables économiques, les pouvoirs financiers et monétaire et les penseurs de tous bords s’accordent tous pour une fois à dire qu’il y a nécessité de moraliser les marchés. Or, la morale est ce que prêchent les religions notamment l’Islam. Serait-il alors possible de concilier les deux sphères morale et matériel ?

Notes et Références :

(1) Philosophe et penseur Français, Le capitalisme est-il moral ? Edition Albin Michel,

(2) Plan de sauvetage Paulson prévoit plus de 850 milliards USD pour l’achat des créances et des titres obsolètes des banques de droit US. Les européens ont à leur tour injecté ou se préparent à injecter des centaines de milliards EUR pour sauver leur système bancaire (Fortis, Dexia, Hypo Real Estate, et bien d’autres encore)

(3) Voir Le Quotidien d’Oran du 07/05/2008 (Finances islamique en Algérie, Pourquoi et comment ?)

(4) Conseil spécifique à chaque établissement, appelé Madjliss El I’Atimad ou bien Chari’a Board pour établir des Fatwa de licité des produits proposés.

(5) Tous les instruments financiers modernes qui servent à transférer et à juguler le risque et qui sont généralement à l’origine des bulles financières et des crises récentes (1990, 1997 et 2008).

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