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Chronique d’un lynchage annoncé

Rappelons d’abord le motif de ce procès, ou plutôt son prétexte. Le 25 novembre 2007, deux mineurs conduisant mini-moto, Mohsin Sehhouli (15 ans) et Lakamy Samoura (16 ans), décèdent à la suite d’une collision avec une voiture de police, dans des conditions plus que douteuses [1]. Peu après, un commissaire est passé à tabac par un groupe de jeunes, et le soir même, la ville devient le théâtre d’affrontements entre policiers et habitants. Le bilan officiel fait état de 52 policiers blessés, dont 26 touchés par des armes à feu le premier jour, et 81 le deuxième jour, dont 54 par armes à feu – sans préciser la gravité des blessures, si ce n’est pour dire que quatre l’ont été grièvement, et sans rien dire des blessés côté habitants.

Il n’agira pas ici de justifier des tirs à coups de fusil à pompe ou de fusil de chasse, ni de minimiser l’amertume des policiers blessés et de leurs proches face à l’actuelle impunité des violences qu’ils ont eu à subir. La rage qu’on peut éprouver face à l’impunité d’une violence subie est tout à fait compréhensible, et cela, les jeunes de Villiers-le-Bel et d’ailleurs le savent aussi bien que les policiers, sans doute même mieux, tant est longue la liste, au-delà de Mohsin et Lakamy, des jeunes non seulement blessés mais tués dans des circonstances troubles – quand elles n’étaient pas sordidement claires – à l’issue d’une rencontre avec les forces de police, sans qu’aucun policier n’ait eu à répondre de ses actes [2]. Mais encore faut-il rappeler que les tireurs ont pris pour cible des personnes protégées par des gilets pare-balles, qu’aucun policier n’a été tué, que l’intention de tuer est tout sauf établie et enfin que la rage face à l’impunité d’une violence subie ne saurait en aucun cas, dans un état de droit, primer sur la présomption d’innocence et la nécessité d’une preuve irréfutable pour condamner et punir. Sans quoi, précisément, on rentre dans la logique du lynchage.

L’agent du lynchage

Le sujet acteur d’un lynchage est, selon la définition du dictionnaire, une foule animée par un ressentiment et un besoin de vengeance trop pressant pour s’embarrasser des procédures, nécessairement lentes et minutieuses, de la justice. Nous ne sommes donc pas de ce point de vue dans un processus de lynchage mais dans une procédure judiciaire, à ceci près que depuis le début de la procédure, un empressement certain à punir, fût-ce aveuglément, vient sérieusement brouiller les choses. Et cet empressement vient de très haut, puisque c’est le président de la république lui-même qui, le jour même des premiers tirs, avait publiquement adressé aux enquêteurs cette singulière requête :

« Mettez les moyens que vous voulez, ça ne peut pas rester impuni ».

On ne saurait mieux dire : à la logique judiciaire, qui subordonne la punition à l’existence d’un coupable avéré, qui encadre la recherche de ce coupable de certaines règles de procédure, et qui consent donc à l’impunité si l’enquête dans les règles n’a pu aboutir, le président a d’emblée substitué une logique de catharsis, faisant de la punition un impératif à ce point catégorique qu’il autorise les enquêteurs à utiliser « les moyens qu’ils veulent ».

Le ressort de l’action

C’est en d’autres termes dans une logique de vengeance plutôt que de justice qu’a d’emblée été inscrite cette affaire, ce que reconnaît d’ailleurs sans complexe un commissaire interrogé dans Libération le lundi 21 juin 2010 :

« Œil pour œil, dent pour dent » selon un commissaire, mille policiers ont investi des cités du Val-d’Oise le 18 février 2008 et arrêté “37 objectifs ciblés” : “Ils savaient bien qu’en provoquant la guerre avec des armes à feu, on n’allait pas tarder à prendre notre revanche, avec des armes légales”. »

Ce n’est donc pas d’une enquête impartiale qu’il s’agit, mais d’une « guerre », d’une « revanche », et si le commissaire prend garde d’évoquer des « armes légales », plusieurs détails incitent à penser que c’est bel et bien la consigne sarkozienne qui a prévalu : tous les moyens sont bons, il faut une punition et donc des coupables, peu importe lesquels. L’incrimination des « cinq de Villiers-le-Bel » ne repose en l’occurrence que sur des dénonciations anonymes, sollicitées par prospectus dans les boîtes à lettres des HLM de Villiers-le-Bel, avec promesse de rémunération à la clef [3] – un procédé dont le journaliste Luc Bronner a récemment rappelé qu’il ne peut « légalement suffire pour entrer en voie de condamnation » [4].

La désignation du coupable

On peut du coup lire ceci dans Libération du 21 juin 2010 :

« Cinq garçons incriminés à tort ont été relâchés à l’issue de la garde à vue. La procureure de Pontoise a déploré ces fausses accusations : “Certaines informations qui nous venaient de sources sérieuses sont infondées. C’est regrettable dans une affaire aussi délicate. Il y a des dommages collatéraux”. »

Tant mieux pour les cinq qui ont pu facilement prouver leur innocence et ainsi invalider rapidement la dénonciation dont ils avaient fait l’objet, tant pis pour les cinq inculpés, qui n’ont pas encore pu le faire, mais une question mérite d’être posée : la charge de la preuve ne revient-elle pas, en principe, à l’accusation ? Par ailleurs, la procureure ne mesure manifestement pas l’énormité de son propos : par quel miracle une « source » peut-elle accuser de manière « infondée » et conserver le statut flatteur de source « sérieuse » ?

Le châtiment

Ce qui caractérise le lynchage est aussi la nature, extrême, du châtiment : la mise à mort. Là aussi nous n’y sommes pas tout à fait, mais nous n’en sommes pas loin puisque les inculpés encourent rien de moins que la prison à perpétuité, dans des conditions dénoncées de longue date comme dégradantes par nombre d’associations [5].

La qualification du crime

Pour justifier un châtiment aussi extrême tout en maintenant l’illusion de respecter la règle de droit, les faits incriminés doivent être qualifiés d’une certaine manière : il faut que les coups de feu aient été tirés avec l’intention de tuer. De fait, c’est bien ainsi, en l’absence de tout élément de preuve, que sont jugés les « cinq de Villiers-le-Bel », accusés pour quatre d’entre eux de « tentative de meurtre en bande organisée sur des fonctionnaires de police » et pour le cinquième de « complicité ». Et là encore, c’est au chef de l’État qu’est revenue l’initiative, le jour même des faits, en déclarant :

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« Les policiers ont fait face à des voyous armés qui, s’ils ont tiré, avaient l’intention de blesser ou de tuer ».

Plus grave encore, ce choix politique est entériné par un journaliste influent, Luc Bronner, qui prononce dans Le Monde du 22 juin ce verdict aussi léger intellectuellement que lourd de présupposés et de conséquences :

« Les investigations ont permis de montrer que plusieurs leaders ont organisé et coordonné les groupes d’assaillants avec l’objectif de “tuer deux policiers” pour se venger de la mort de deux adolescents dans l’accident de moto. »

On a bien lu : les « investigations » – ni analysées par le journaliste, ni même exposées – ont « permis » de « montrer » l’existence d’un « objectif » meurtrier. Inutile donc de se demander comment quelque chose d’aussi intérieur et insaisissable – ou très difficilement saisissable – qu’une intention ou un « objectif » peut être établi, saisi et « montré », l’affaire est entendue : le journaliste ne nous dit pas que l’accusation a « conclu » à une intention de tuer, et encore moins qu’elle « veut » démontrer cette intention, mais bel et bien que ladite intention est démontrée !

Conclusion

Il faut le répéter inlassablement : quel que soit le « profil » plus ou moins sympathique – et gageons qu’il le sera plutôt moins que plus – que les « experts » s’appliqueront à construire des accusés à l’occasion de ce procès, quelles que soient les présomptions sur leur éventuelle implication dans des faits répréhensibles, quelle que soit l’intime conviction des policiers – et des magistrats ou des jurés qui s’en veulent solidaires – sur une éventuelle intention de tuer, la règle de droit impose, en l’absence de preuves établissant leur implication d’une part et l’existence d’une intention de tuer d’autre part, la primauté d’une autre présomption : la présomption d’innocence.

C’est tout cela qui demeure singulièrement absent dans la manière dont le procès a été construit politiquement par le président Sarkozy, dans la manière dont la procureure en évoque l’instruction, dans la manière dont un journaliste du Monde préjuge de l’intention de tuer – et dans la quasi-absence de vigilance et de mobilisation associative et politique que tout cela suscite. Et si rien dans le déroulement du procès et la délibération du jury ne vient enrayer cette sinistre dynamique, c’est bel et bien un lynchage qui risque d’avoir lieu, simplement paré d’un decorum « rationnel » et « institutionnel » qui le rendrait encore plus abject.


[1] Cf. notamment ce rappel de Jean-Pierre Mignard, avocat des familles, dans Le Monde du 8 février 2010 : « Devant le juge, sous serment, les policiers ont affirmé qu’ils avaient une circulation normale, de routine. Or, l’expertise judiciaire dit le contraire : la voiture de police a en fait connu une phase d’accélération considérable au moment du franchissement du carrefour où a eu lieu l’accident, passant en quelques secondes de 57 km/h à 64km/h. Cela montre un brusque changement d’intention, ce qui est corroboré par les enregistrements des communications entre le commissariat central et la voiture de police dans lesquelles on entend que la patrouille a décidé de se mettre à la recherche de jeunes délinquants qui auraient volé un GPS. Cela non plus, les policiers entendus n’en ont rien dit. Idem pour la non utilisation du gyrophare ou de l’avertisseur : c’est une obligation pour tout véhicule prioritaire lorsqu’il s’affranchit des limites de vitesse, afin de permettre à n’importe qui de se mettre à l’abri. Là nous n’avons ni gyrophare ni avertisseur. Certains policiers disent que c’est parce qu’ils roulaient à une vitesse normale, mais l’expertise prouve qu’ils roulaient à 64 km/h alors que la limitation était à 50 km/h. D’autres policiers vont se justifier en disant que c’était pour réserver un effet de surprise. Pourquoi ? À l’intention de qui ? Le problème c’est que ces questions n’ont jamais été posées aux policiers ! Le rapport d’expertise, commandé par la juge, n’a été remis qu’après la première audition des policiers par l’Inspection générale de la police nationale. ».

[2] Cf. notamment, sur lmsi.net : Collectif Les mots sont importants, « Cinq ans d’impunité policière (1997-2002) » ; Amnesty International, « Des policiers au-dessus des lois », Pierre Tevanian, « Trois poids, trois mesures. Retour sur trois faits advenus les 3 et 4 juillet 2002 » et « Le philosophe, le député-maire et les irrécupérables ».

[3] Promesse manifestement non tenue, d’après les déclarations de la police au tribunal

[4] Le Monde, 22 juin 2010. Ce procédé a été maintes fois « justifié » par la « loi du silence » qui régnerait à Villiers-le-Bel et par les risques de « représailles » qui pèseraient sur des témoins identifiables – sans qu’on s’interroge outre mesure sur le fait que cette « loi du silence » et ces « risques de représailles » existent de facto dans tous les procès, et qu’il n’y a que pour « les cinq de Villiers-le-Bel » qu’ils viennent justifier le témoignage anonyme, et sans mentionner que les témoins qui sont revenus sur leurs accusations ont invoqué aussi des pressions policières.

[5] Cf. Pierre Tevanian, « L’insécurité dont on ne parle pas. La prison ou le non-droit au cœur du Droit », lmsi.net. Cf. aussi les Rapports de l’Observatoire International des Prisons.

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