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Camus le colonisateur sublimé

Les trésors se trouvent cachés dans les vieux coffres. C’est avec bonheur qu’on découvre dans la revue Souffles un article de Bernard Jakobiak sur l’œuvre de Camus paru en 1968. Un vrai trésor.

La revue Souffles a été fondée en 1966 au Maroc et disparaîtra six ans plus tard. Très vite, elle est devenue une référence, un support d’expression de tout le génie littéraire dans ce Maghreb fraichement décolonisé. Et elle aura été de tous les combats d’émancipation des sociétés du Maghreb.

L’article de Bernard Jakobiak sera d’un grand renfort dans ce contexte difficile où tous les espaces d’expression paraissent encombrés par les discours d’apologie du colonialisme. Lire cet article permet de resituer le débat dans le sens où le colonialisme est d’abord un système dégénéré et qu’il ne peut produire des deux côtés de la barrière (colonisateur et colonisé) que des systèmes et des hommes frappés de dégénérescence.

Dans L’Afrique française du maréchal Clauzel (1840) il a été clairement rappelé le principe de base de la colonisation : « Les avantages de l’Algérie seraient immenses si, comme en Amérique, les races indigènes avaient disparu, et si nous pouvions jouir de notre conquête en sécurité, condition première de toute colonisation. Ce but atteint, il sera bon de voir ce que font les Anglais de leurs colonies… Colonisons, colonisons ! A nous la Mitidja ! A nous la plaine ! Toutes ces terres sont de première qualité. A nous seuls ! Car pas de fusion possible avec les Arabes ! »

C’est alors que commence la nuit coloniale en Algérie avec une grande et méthodique entreprise génocidaire. Même les grands esprits apportèrent leur concours. On peut citer au hasard la position de Victor Hugo. Dans ses notes personnelles, il écrit : « L’armée faite féroce par l’Algérie. Le général Le Flô me disait hier soir, le 16 octobre 1852 : “Dans les prises d’assaut, dans les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d’autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d’oreilles aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux. Quand un Arabe était pris, tous les soldats devant lesquels il passait pour aller au supplice lui criaient en riant : cortar cabeza ! Le frère du général Marolles, officier de cavalerie, reçut un enfant sur la pointe de son sabre, Il en a du moins la réputation dans l’armée, et s’en est mal justifié.” Atrocités du général Négrier. Colonel Pélissier : les Arabes fumés vifs. »

Camus, l’héritier spirituel de Hugo.

Parallèlement aux massacres, la machine infernale de dépossession et de destructuration se met impitoyablement en marche :

Alger, sur 5000 maisons, 3000 confisquées, 900 démolies

Séquestration des biens habous

En 1960 : 90% des plaines d’Alger, d’Oran et de Annaba aux colons

132 mosquées à Alger avant 1830, 12 mosquées en 1865 et une seule mosquée à Oran

Profanation des cimetières, envoi des ossements à Marseille pour fabriquer du noir animal

1832 : 10.000.000 habitants – 1872 : 2 100 000 musulmans

Avant 1830 : + de 100 écoles primaires à Alger, 86 à Constantine, 50 à Tlemcen.

6/7 collèges secondaires à Alger et Constantine, 10 zaouia (universités) en Algérie, 1 école dans chaque village ou groupe de hameaux.

1840 : 2 ou 3 instituteurs pour toute la province d’Algérie

1860 : 13 écoles franco-arabes.

Et ainsi de suite.

Les lecteurs d’Oumma.com sauront sans doute apprécier la republication de l’article de Bernard Jakobiak dans nos efforts d’élever le débat sur la nature du colonialisme et le passé des puissances coloniales.

Brahim Zeddour

Camus le colonisateur sublimé

Par Bernard Jakobiak

« La Peste » d’Albert Camus est étudié pendant un trimestre en classe de français, par tous les Marocains préparant le baccalauréat. Or il n’y a pas une œuvre ni un auteur qui donne à un tel point toute raison aux bonnes intentions très « humanistes » de qui se veut professeur du tiers-monde.

Camus Camus Camus… ronronne le professeur auréolé moderne saint laïque et surpris ô agréablement de voir à quel point il se dévoue donne à ses chers élèves tout ce qui le fait lui… ô suave miroir que fraternellement père il vous réfléchit… et comme il trône sur cette « Peste » tapis volant mollement porté très haut par 3 ou 4 siècles d’une littérature qui a la cote et un tas de prix Nobel…

Et comme ça prend encore trop cette histoire-là, comme l’université française a un tas de moyens pour étendre au Maroc ses ravages sous couvert d’universalité, entre autre son idéalisme castreur discrètement pessimiste et par là même essentiellement bénisseur et allié de tout pouvoir en place, j’ai relu ce sacré Camus que j’avais depuis longtemps oublié car il faut le dire il a passé très vite, il est complètement mort et il n’y a plus que l’université française cette pyramide sérieusement ébranlée par le mouvement de Mai, qui le vénère : momie noble ; je l’ai lu donc après avoir passé un mur de louanges hautement signifiant… le voilà bien celui qu’on attendait après les traumatismes de la seconde guerre mondiale !… mais foin des barrages admis par la tradition classique les fuites et les masques permis encouragés applaudis ô ce parterre des doctes assis finesse oblige et délivre blason ses titres !… j’ai vu Camus et la motivation profonde de « La peste » où il parvient trompé trompeur à se prouver la belle image qu’il se voulait et lui vaudra la littéraire gloire.

« Albert Camus et le mythe de prométhée » « Albert camus ou la nostalgie de l’éden » Albert Camus ou les métamorphoses de la littérature Apparition d’Albert Camus 1947 « Une morale du bonheur la Peste » « Une philosophie un optimisme un humanisme la Peste »

Juste à temps. Juste quand les Français ne se faisaient plus plaisir à voir parce qu’ils avaient été occupés par le nouvel homme supérieur le Prométhée dernier modèle : le nazi

Apparition d’Albert Camus. Puis assomption d’Albert Camus et de tous ses lecteurs par lui sauvés « les justes » « l’homme révolté » on retrouvait son beau visage d’honnête homme, de gentleman, d’Européen progrès, on remontait sur la montagne de « sa » pensée, depuis des siècles continue claire universelle, on retrouvait…, on remontait…, malgré Guernica bombardée malgré Londres Hambourg bombardées malgré Berlin Varsovie rasées, Hiroshima Nagasaki pulvérisées. Sa grandeur l’homme européen restaurait son blason flambeau et pourtant ça continuait : 1947 : les massacres de Madagascar, 1947 : les massacres de Tizi Ouzou… etc.

Les ouvriers de chez Renault ni les Russes ni les Chinois ni les soldats en Indochine puis en Algérie ni leurs victimes ni les Arabes ni Aimé Césaire, ni Frantz Fanon se découvrant et arrachant la vanité du vieil humanisme blanc ni ceux pour l’Algérie française ni ceux contre l’Algérie française ne peuvent comprendre Albert Camus le prix Nobel

1957 « hommage à Albert Camus » le figaro littéraire « hommage à Albert Camus » les nouvelles littéraires « hommage à Albert Camus » la nouvelle revue française « hommage à Albert Camus » « simoun » Oran

« Albert Camus ou l’Honnêteté désespérée Albert Camus et la philosophie du Bonheur Albert Camus et l’Invention de la Justice Albert Camus ou l’Ame Révoltée »

Assomption d’Albert Camus

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Assez !

Car Albert Camus pur produit de l’Université Ultra-Française d’Alger croit dire vrai, croit découvrir, alors qu’il répète la leçon apprise, alors qu’il ment ! Il n’écrit pas, il est écrit. Aveuglément il entre docilement dans le système baptisé par d’autres : Vérité. Il croit ainsi se sauver : illusion à perpétuité. Elle s’amplifiera au contraire, deviendra une philosophie : l’Absurde.

Prenons « la Peste », première étape du décollage vers l’illusion et première marche du succès. Le mensonge y est évident et les invraisemblances pour la bonne cause, légion : une œuvre de trompeur trompé, voulant se tromper, réussissant. Voilà ce que c’est que « la Peste » bien qu’on l’ait lu tout autrement en 1947. Pour qui ne souffre d’aucun sentiment de culpabilité bien ancré, soigneusement enfoui, c’est d’abord une œuvre illisible, une leçon de morale insipide, des discours à n’en plus finir pour en arriver doctement aux préceptes les plus éculés de la petite bourgeoisie : effort, ennui, juste milieu, raison raisonnables, impuissance en face des fléaux, bonheur domestique, amitié réduite à une intellectuelle entente, jouissance « repos du guerrier » de temps en temps, jusqu’à la petite manie jugée bien préférable à n’importe quel héroïsme.

Il est faux qu’Oran en 194. soit « à première vue… en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne ». Pour n’importe quel Français débarquant de métropole, elle est d’abord une ville coloniale où se précipitent sur le voyageur des misérables rabroués durement par les Européens du lieu. Il est faux que les habitants « y travaillent beaucoup mais toujours pour s’enrichir » car c’est méconnaître l’existence bien visible des mendiants, des cireurs de chaussures, des portefaix, des débardeurs, des chômeurs, des bonnes à tout faire. Il est faux que « la population franche, sympathique, et active a toujours provoqué chez le voyageur une estime raisonnable » alors qu’il a été gêné jusqu’à désirer repartir, par la façon de parler, de rudoyer, d’humilier dans n’importe quel lieu public les « indigènes », outré par les raisons qu’on ne manquait jamais de lui donner : « vous ne les connaissez pas !… vous verrez…, ce sont tous les mêmes… voleurs menteurs paresseux cruels… vous verrez ! »

Mais Albert Camus élimine ce qui le gêne, gomme minutieusement toute trace de colonisé dans cette ville arabe colonisée. Albert Camus veut nous faire croire qu’Oran est une ville française et qu’il est français sans rien de particulier sinon un lieu de naissance au climat rude, sans arbres, sans frémissements d’ailes. Et c’est dans le seul but de nous convaincre qu’il devient plus classique que le plus nationaliste des Maurassiens, tellement classique qu’il remplace le roman dans lequel une société concrète et datée est le personnage principal depuis Balzac en France, par « la chronique », genre qu’il invente en enlevant au roman tout ce qui n’obéit pas aux règles esthétiques de la tragédie du « grand siècle ».

Ces règles ont beau avoir été reléguées et refusées depuis les préromantiques, elles sont les seules à pouvoir légitimer son escamotage ; le soi-disant passage du particulier au général et une prétendue vraisemblance l’autorisent en effet à ne garder d’Oran que des Européens non coloniaux – ils n’existent pas – quelques noms de lieu très français et un climat rendant paraît-il la souffrance, la maladie, l’agonie et la mort plus insupportables qu’ailleurs, ce qui serait à démontrer car les tuberculeux algériens en Lorraine ne doivent certainement pas voir une consolation dans l’existence des brumes, du gris et du froid.

Ce n’est pas encore suffisant. Evitant de nous parler des Arabes, on aurait pu nous faire connaître les Européens d’Algérie. Mais non. On les annonce. Puis on les remplace par des Français ou plutôt par l’intellectuel français tel que le forme et le veut la bourgeoisie en France. Dans tout le livre en effet, disparaissent ces gens uniquement préoccupés de gagner beaucoup d’argent. Dès les toutes premières pages les seuls protagonistes sont au contraire d’un désintéressement absolu sauf un Cottard, de plus en plus isolé et dont le rôle se réduira de plus en plus à celui de bouc émissaire. Et alors que les idéalistes du genre de Camus sont exclus de l’Algérie coloniale comme il en a fait l’expérience après ses reportages sur la Kabylie, dans son Oran mythique amputé de toute sa réalité concrète et particulière, ils demeurent et ont même un rôle essentiel.

Cette invention du juste efficace a l’avantage de légitimer une compromission qui est en fait une complicité : dans une rencontre avec un journaliste, le docteur Rieux qu’on veut nous présenter comme l’homme véritable et moderne, refuse de parler des Arabes parce qu’il n’a pas le droit d’en tout dire. Le choix de Camus écrivant « la Peste » est le même. Mais il oublie de nous avouer que s’il accepte ce mutisme, que si lui, épris de justice, refuse de dévoiler le scandale de la colonisation et du monde colonial, c’est qu’il ne veut pas en être exclu, c’est qu’il en fait partie, c’est que là est son véritable pays, c’est qu’il est un colonisateur ennemi de certaines injustices sans doute, mais allié en réalité d’un système qu’il ne veut pas remettre en cause. Aussi tout l’effort du livre consistera-t-il à se prouver qu’on parvient ainsi quand même à une humanité lavée de toute tare particulière donc du colonialisme. Mais il faudra encore beaucoup se leurrer et tromper le lecteur.

Ainsi, il est faux qu’un médecin en Algérie, même fils d’ouvrier, ce qui est d’ailleurs un cas tellement rare qu’il frise l’invraisemblance, soit à ce point démuni que sa femme bien que très malade, trouve le wagon-lit trop cher pour le ménage. Il est faux qu’un licencié en droit soit simple employé de mairie alors qu’aux colonies n’importe quel Européen a une situation au-dessus de ses diplômes à moins que ses idées politiques soient jugées dangereuses, cas dont évite de parler l’auteur alors qu’il a été le sien.

Il est faux qu’un employé de mairie européen en Algérie ait besoin de la charité de son médecin. Mais cette paupérisation systématique des deux héros principaux du livre contribuent à éliminer le scandale de l’Algérie de 1947. où ce qui choque quotidiennement c’est la misère du plus grand nombre. Les justes sont non seulement efficaces, mais encore ils ne bénéficient pas ainsi de l’injustice sociale et il est permis, comme dans la tragédie ou l’on ne mange ni ne boit, de ne plus se préoccuper d’une économie faite pour l’enrichissement de quelques-uns et de la métropole.

Mais l’invention de cette nouvelle aristocratie de justes désincarnés et diserts se substituant subtilement à l’humanité coloniale a rendu nécessaire l’utilisation d’un certain flou. Ainsi, bien qu’en pleine mythologie, en pleine irréalité, on ne pourra se prétendre réaliste que par la forme. Or en rester à la notation de ce qui est prétendu se passer dans les rues, les chambres des malades, les hôpitaux ou les cerveaux permettra, sous couvert d’objectivité, de refuser l’analyse des motivations.

Cette dérobade est le sujet même du livre, son titre « la Peste », et sa motivation profonde. Tout l’art de Camus consiste à nous persuader que la peste n’est plus une épidémie terrifiante des siècles passés, mais l’allégorie de tout ce que nous devons subir en tant qu’homme mortel. Cette invention à partir de deux réalités concrètes, la peste épidémie et le drame vécu par Camus, de ce mythe purement intellectuel « la Peste », permet la rassurante confusion entre les cataclysmes naturels, tremblements de terre éruptions volcaniques inondations avalanches… etc… ou mort, et les tueries ou injustices venant des hommes.

« Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres… » Le tour est joué. En ayant l’air de parler d’autre chose on assimile peu à peu guerre et peste puis de la même façon les Européens d’Algérie à tout le monde, ce qui permet quelques lignes plus loin, d’affirmer logiquement, sinon en toute candeur — « nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres ».

Le tour est bien joué. On passe de peste à fléaux, ce qui est vaste et vague ; on inclut peste et guerre dans ces fléaux puis on leur donne sans justification aucune, les caractéristiques de l’épidémie : « le fléau n’est pas à la mesure de l’homme ». Comme on vient de minutieusement nous décrire l’inexplicable invasion de la ville par des rats moribonds annonçant une peste coup imprévisible du destin, on nous a préparé à tout naturellement admettre que les phénomènes historiques révolutions, révoltes, répression, guerres, occupation, colonisation ne dépendent pas davantage de certains hommes, et qu’ainsi nul homme n’est plus responsable qu’un autre, le tort de chacun étant seulement d’avoir ignoré l’existence « absurde » des catastrophes ou de la mort.

Il faudra cependant tout un livre pour, à partir de ce tour de prestidigitation, s’élever vers toute autre chose. Il y faudra même toute une œuvre, l’invention des principes d’une morale individuelle, à savoir une philosophie s’opposant point par point à la théologie très logique de la chrétienté bourgeoise du XIXe siècle : à son salut l’absurde, à son éternité le néant de la mort, à son mépris du corps et de la science, l’apitoiement sur la douleur et la médecine ; à sa charité l’altruisme, à son acceptation de l’impuissance humaine fruit du péché, le refus du péché tout en demeurant dans la même impuissance au nom de notre condition mortelle… etc. etc. On pourra alors présenter comme une découverte des préceptes comme : « L’essentiel est de bien faire son métier »… et les bourgeois pourront continuer à faire leurs affaires tranquillement, qu’ils soient d’Oran ou de Paris.

Albert Camus la morale de rechange. « Dieu est mort » mais tout continue. Albert Camus qu’on ne change plus ! Mais que chacun soigne les victimes reste à sa place, le Français en Algérie les Arabes dans l’inexistence. Albert Camus le « chien de garde »

Mais il est difficile de connaître l’homme Albert Camus. Il s’est trop fui. Il se voulait d’Algérie sans être colonisateur. Le classicisme lui a permis d’étouffer cette impossibilité, de projeter sur tous les hommes, nouvelle catholicité, son obsédant sentiment de culpabilité et de rachat. Les Français qui l’ont admiré après la seconde guerre mondiale avaient sans doute fort besoin eux aussi d’oublier les causes de leur malaise d’être après la flambée fasciste, les « camps de la mort », l’occupation, il n’a pu les libérer, pas plus qu’il ne s’est libéré. Ils nous ont invités au métier ennuyeux et triste, à signer des pétitions contre tortures ou bombes à billes, ils ont favorisé un art, romans, cinéma, théâtre, où toute spontanéité, toute joie, toute vitalité, cette folie de toute créativité, ont été bannies sous prétexte d’anachronisme. Et Camus est important d’avoir grandement contribué à asseoir l’exclusivisme de cette impasse.

Camus est donc un précurseur et comme tel il présente des fêlures signifiantes. Pas encore au point le système. En effet, abandonnant le roman traditionnel, il ne va pas jusqu’à éliminer les personnages, jusqu’à dire « je » ou « il »… et par là il se dévoile. L’invention de Cottard est la fissure par où ce qu’il veut taire s’exprime.

Cottard n’est rien moins que la projection du sentiment de culpabilité, de Camus. Cottard c’est Camus à Paris, parmi les intellectuels de gauche, ses pairs, le condamnant par leur opposition radicale à la colonisation – il aurait pu rencontrer Ho Chi Minh ou tout au moins lire ces analyses de la situation coloniale en Indochine. Cottard c’est Camus jugé coupable de considérer l’Algérie comme son pays, à ses yeux injustement jugé, mais incapable de se défendre, même à ses propres yeux et du coup livré à la rancœur et uniquement à la rancœur dans l’isolement.

Cottard voulant se faire partout des amis pouvant témoigner qu’il n’est pas « un mauvais homme » c’est Camus écrivant « la Peste ». Cottard traqué, trouvant un soulagement à l’apparition de l’épidémie car elle lui offre une communauté de destin avec les gens comme lui alors traqués, c’est Camus découvrant une parenté entre son malaise et celui du Français occupé donc poursuivi lui aussi par un sentiment de culpabilité lui faisant retrouver de plus, son attachement au pays natal.

Cottard c’est tellement Camus que lorsqu’on parle des Arabes il s’enfuit, confus, se sent jugé. « Grand avait même assisté à une scène curieuse chez la marchande de tabac. Au milieu d’une conversation animée, celle-ci avait parlé d’une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s’agissait d’un employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage. « Si l’on mettait toute cette racaille en prison, avait dit la marchande, les honnêtes gens pourraient respirer. ». Mais elle avait dû s’interrompre devant l’agitation subite de Cottard qui s’était jeté hors de la boutique sans un mot d’excuse. »

Cottard est dans ce passage, Camus complice et honteux et fuyant. Mais le Camus conscient, par l’utilisation d’un certain flou, se disculpe. En effet, alors que n’importe quelle buraliste d’Oran aurait condamné les Arabes à propos de ce fait divers, il semble ici, quoique le doute subsiste, qu’elle condamne la pègre dont Cottard pense-t-on, mais certainement pas Camus honnête licencié de philosophie. Mais si cette « racaille » concerne les Arabes, ce qui aurait été l’évidence même pour une Oranaise de 1947, le complice devient le progressiste Camus. La signification est autre. La fameuse clarté latine a eu beau assouplir son intransigeance, l’aveu ne peut aller très loin.

Camus est poursuivi par une découverte pour lui déconcertante de « l’étranger » ; écrivant ce roman il s’est découvert au fur et à mesure qu’il créait l’étranger, il ramenait à la lumière ce qu’il avait toujours porté en lui ; l’étranger bien plus que Rieux devenu simple porte-parole, est Camus ; or cet étranger, l’indifférent à quoi que ce soit, a tué un Arabe. Camus, même s’il a tenté de se le cacher, a dû éprouver la certitude que ce meurtre, d’une certaine façon, lui appartenait ; il a dû avoir, au moins un instant, la honte de découvrir que son obsession fondamentale était celle de tous ses compatriotes : « une Algérie à soi, une Algérie sans les colonisés ». C’est d’ailleurs ce que l’application des règles et de l’éthique classique lui ont permis de faire dans les premières pages du livre : effacer, par la pensée bien sûr, toute trace d’Arabe. Or « le pays serait magnifique sans ces gens-là », avouent les colonialistes au voyageur.

Cottard, dans ces quelques lignes, c’est Camus honteux d’une telle complicité et tremblant qu’elle soit découverte. Le genre « chronique » permettra de ne pas approfondir cette part trouble mais de l’expulser, au contraire. Dans ce genre où le conscient seul importe, Cottard peut tout naturellement garder scellé son secret et Camus peut l’éloigner de plus en plus des justes lucides parmi lesquels il veut se ranger et nous ranger, en en faisant un trafiquant, un profiteur puis un fou pitoyable bien que dangereux. On pourra même avoir l’impression, étant donné qu’il est le seul à n’être pas un intellectuel, que ce pauvre homme est tout simplement victime de son manque d’instruction.

« La Peste » ou la tartufferie des procédés de l’esthétique classique « La Peste » art d’effacer, d’éliminer, de choisir, de généraliser pour se disculper, pour sublimer son drame, pour se sauver en donnant son idéale image austère, exsangue, à l’intellectuelle occidentale humanité. « La Peste » complaisance, encens à la raison bourgeoise de l’université. « La Peste » assez !

Bernard Jakobiak

Article paru dans Souffles, numéro 12, quatrième trimestre 1968 Revue culturelle arabe du Maghreb.

La revue Souffles est née en 1966 au Maroc. En peu de temps – puisqu’elle n’aura vécu que six ans – elle deviendra l’élément focal, la référence obligée pour celui ou celle qui s’intéresse à la culture du Maghreb.

Souffles est née d’abord de la rencontre de quelques poètes qui sentaient l’urgence d’une tribune et d’un renouveau poétiques. Mais, très vite, elle cristallisa autour d’elle toutes les énergies créatrices marocaines : peintres, cinéastes, hommes de théâtre, chercheurs, penseurs. Aucun domaine de la culture ne lui est resté étranger.

Souffles a été l’organe du renouvellement littéraire et culturel au Maroc mais aussi au Maghreb puisque les nouvelles générations algérienne et tunisienne ont choisi de s’y exprimer. Tout au long de son existence, elle s’est également ouverte aux cultures des autres pays du Tiers Monde : monde arabe, Afrique, Antilles, le combat des Noirs américains… Les animateurs de la revue avaient donc compris très tôt la nécessité et l’importance du dialogue des cultures.

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