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« Attaquons ! attaquons !… comme la lune »

L’Assemblée Nationale vient une fois de plus de s’illustrer en votant, le 12 octobre, une loi portant « reconnaissance du génocide arménien ». S’est illustrée, car cette loi se place dans la droite ligne de celle votée précédemment pour vanter les bienfaits de la colonisation : la tentation de dire l’histoire, à défaut de dire le droit et, surtout,à défaut de le faire appliquer, restera sans doute la caractéristique majeure de cette législature.

Avant d’examiner plus au fond la question dont il s’agit, je souhaiterais faire quelques remarques préalables.

Tout d’abord, il n’est pas question pour moi de dénier la réalité des massacres, du génocide : effectivement, des preuves existent qui rendent les faits indiscutables. La question des responsabilités mérite cependant d’être examinée attentivement, j’y reviendrai.

Une deuxième remarque préalable est relative aux honorables parlementaires qui ont pris la parole au cours des débats qui ont précédé l’adoption du texte. Nul ne peut douter que cette séance n’ait été soigneusement préparée : quarante et un parlementaires sont intervenus, à des titres divers il est vrai, les prises de parole allant de l’interjection au discours élaboré. Sur ces quarante et un, dix sept d’entre eux sont membres du groupe d’amitié France – Arménie.

Il me parait intéressant d’observer cependant les choses de plus près : ce groupe est répertorié, sur le site de l’Assemblée Nationale, sous la rubrique « Russie et autres pays de la C.E.I. » ; si l’on excepte la Russie, dont le groupe d’amitié comprend 78 membres, les autres groupes, soit 11 au total, ont une moyenne de 18 membres. Le groupe France – Arménie se détache nettement du lot avec 49 membres, soit plus du double du groupe d’amitié avec l’immense Kazakhstan : l’Arménie est donc une cause bien défendue à l’Assemblée Nationale, apparemment l’une des plus populaires parmi celles des pays issus de l’ex Union soviétique.

En comparaison, le groupe d’amitié France – Turquie, avec 33 membres, et un seul intervenant au cours des débats, fait pâle figure…

Si l’on retient précisément les parlementaires qui se sont exprimés au cours des débats préalables à l’adoption de la loi, 41,46 % des intervenants étaient donc membres du groupe d’amitié France – Arménie, le seul membre du groupe d’amitié France – Turquie à l’avoir fait a été Hervé de CHARRETTE.

Est-ce ce déséquilibre entre les engagements respectifs des uns et des autres qui a donné aux débats la coloration particulière qu’ils ont prise ? Je l’ignore.

Une autre remarque pourrait consister à regrouper les élus qui sont intervenus par régions d’origine : 39 % d’entre eux viennent de la Région Ile de France, 31 % de la Région Provence, Alpes, Côte d’Azur, 14,5 % de la Région Rhône – Alpes ; au total, plus de 85 % des orateurs sont députés des trois régions qui concentrent les plus forts taux d’immigration d’origine arménienne en France. Mais loin de moi l’idée de croire que seuls des arguments électoralistes aient pu guider les élus de la République, qui n’avaient, dans cette affaire, que de nobles principes de droit et de justice en tête.

Certains, néanmoins, pourraient être tentés de penser qu’il y a eu là conjonction d’un lobbying efficace et de préoccupations électorales à court terme : si c’était le cas, ce qu’à Dieu ne plaise, cette loi pourrait donc avoir pour effet secondaire de donner par exemple à d’autres groupes des idées d’organisation plus efficace qu’ils n’en ont actuellement, ou le souhait de s’inscrire sur les listes électorales… pour peser à leur tour sur les parlementaires. Le seul vainqueur risque donc, à terme, d’être le communautarisme plutôt que les principes généraux qui fondent la République, contrairement a ce qui a été affirmé au cours des débats[2].

Ce sont en effet ces débats, plus que la loi elle-même, qui me paraissent dignes d’intérêt. Ils révèlent la construction d’une altérité fantasmatique dans l’imaginaire social, qui procède par projection ; cette construction entraîne un intérêt à la méconnaissance de l’objet qui, contrairement aux proclamations faites de façon rituelle au cours des débats, a pour conséquence un déni du droit.

Je ne reviendrai pas sur les sempiternelles accusations de « communautarisme » dont sont régulièrement accablés les musulmans, les responsables d’associations musulmanes plus précisément, lorsqu’ils s’adressent aux pouvoirs publics : tout y passe, les femmes et leurs voiles, la nourriture dans les cantines scolaires, les jours d’absences pour les fêtes religieuses, le souhait de construire des lieux de culte, etc… Les lieux de culte, précisément, sont vus comme des enclaves dangereuses dans la patrie des droits de l’homme : cela va du « village turc », tel que j’ai entendu qualifier une mosquée, aux soupçons sur les activités dans les locaux des associations, probablement liées au terrorisme international… Et les auteurs de tels propos n’hésitent pas alors à nous citer l’exemplarité d’autres « communautés » – ici le terme réapparaît avec une connotation au moins neutre sinon positive – comme la « communauté asiatique » (ce qui ne veut rien dire) qui « s’intègrent », qui « ne font pas parler d’elles »…

Songeons un peu au XIII° arrondissement de Paris et à son paysage urbain : existe-t-il, dans aucune ville de France, un quartier dont l’architecture, les enseignes commerciales, soit aussi « islamisé » d’aspect que ce que cet arrondissement est « asiatique » ? Je n’en connais pas.

Il en est de même pour le communautarisme : alors qu’il est l’abomination de la désolation pour les élus de la République dès que, de près ou de loin l’islam est concerné, il semble en aller différemment dans d’autres cas. En l’occurrence, l’existence d’une « communauté arménienne » sera affirmée tout au long des débats et cette « communauté a des exigences qu’il convient de satisfaire : ainsi, pour Richard MAILLE[3] « La reconnaissance du génocide était certes attendue de longue date par la communauté arménienne française… »[4]  ; « La communauté arménienne n’a pas été épargnée au cours du XX° siècle », ajoutera-t-il peu après ; son collègue Jean-Pierre BLAZY[5], qui confondra Montaigne et Pascal au cours des débats, procède, lui, par dénégation : « Il ne s’agit pas de conforter ou de flatter une communauté particulière : cela fait un siècle que les Arméniens sont en France et ils se sont parfaitement intégré. Il ne s’agit donc pas de cultiver je ne sais quel communautarisme de la mémoire », ce qui dessine en creux le portrait d’autres « communautés », présentes depuis moins longtemps et donc moins bien intégrées.

On est souvent rattrapé par son imaginaire. Ce sont sans doute ces dernières communautés qui sont des fauteurs de troubles, comme le suggère Geneviève LEVY[6] : « […] la France est un Etat garantissant la paix civile, dont un des éléments fondateurs est le rejet des affrontements communautaires ». Un cran au dessus, on peut placer la déclaration de Sylvie ANDRIEUX[7] : « Je serai heureuse une nouvelle fois, avec mon supplément (sic !), Garo Hovsepian, maire des 13° et 14° arrondissements de Marseille, d’annoncer aux Français d’origine arménienne que nous avons tous ensemble contribué à protéger de façon définitive la mémoire de nos martyrs. » La palme revient cependant à Rudy SALLES[8] qui interpelle directement la « communauté arménienne » : « […] je le dis à la communauté arménienne de Nice […] »  !

Le reproche de communautarisme à l’encontre de l’islam est donc bien la projection d’un pré supposé, sans nécessaire rapport à la réalité de l’objet observé.

Si l’on a des « gentils », il faut des « méchants » : les Turcs tiennent là un rôle idéal. Les efforts qu’a accomplis ces dernières années la Turquie pour rapprocher ses normes juridiques des normes européennes sont balayées par un « On s’en fiche » de Richard MAILLE ; « Aujourd’hui la Turquie est bien mal placée pour donner des leçons » dit François ROCHEBLOINE[9] au moment où la France, qui a du mal à regarder son passé algérien, s’apprête à le faire pour d’autres ; « La Turquie doit effectuer un travail de mémoire sur son passé » précisera Catherine COLONNA, ministre déléguée aux Affaires européennes – ce qui est d’ailleurs vrai ; l’histoire est donc appelée à la rescousse, mais de façon nauséabonde, avec ses comparatifs obligés en la matière ; après Nasser, après l’ex rempart de l’Occident contre la barbarie islamique – tout le monde aura reconnu Saddam Hussein – les Turcs sont assimilés aux nazis : « Comme beaucoup d’entre nous, mes chers collègues, j’attache une importance toute particulière à la question du génocide arménien. On dit qu’il a servi de modèle à Hitler pour organiser la Shoah » affirme apparemment sans broncher Philippe PEMEZEC[10], à qui fait chorus Lilian ZANCHI[11] : « Ce génocide a été un sombre modèle pour tous les autres génocides qui ont suivi au XX° siècle, notamment la Shoah. »

Que peut-on dire après cela ? Qui ne condamnerait le nazisme ? Tout cela est très bien, sauf que ces références sont historiquement fausses : les Ottomans n’ont pas servi de modèle aux Nazis dans la mise en place de la solution finale. Mais il aurait fallu pour savoir cela, lire, par exemple, les ouvrages de Ian KIRSHAW sur le sujet.[12] Ils sont sans doute trop gros…

Ces propos sont exemplaires du processus de construction d’un Autre imaginaire, auquel il est reproché d’être ce que l’on est ou ce que l’on aime, l’existence d’une communauté protectrice contre les agressions du monde extérieur par exemple, comme peut l’être une famille : André SANTINI[13] disant que « … le groupe U.D.F. votera aujourd’hui pour nos frères arméniens. » Alors qu’il ne devrait connaître que des citoyens – mais au moins ces « frères » là ne sont pas musulmans… Une communauté qui protège contre les agressions du monde extérieur, disais-je, car ces agressions sont à notre porte : Patrick DEVEDJIAN[14], après avoir pourtant soutenu un amendement intelligent sur la recherche universitaire, s’est cru obligé d’ajouter : « … c’est une loi de paix civile, destinée à permettre la paix en France. » Serions nous en guerre ? Contre qui ?

La construction d’un Autre imaginaire conduit à prendre des facilités avec l’histoire et à éviter de se poser des questions sans doute gênantes. Là encore, que l’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas : je ne suis pas entrain de nier l’existence du génocide arménien. Ce n’est pas pour autant que les députés semblent savoir de quoi ils parlent.

Selon un processus que l’on pouvait croire plus proche des méthodes de l’extrême droite que de la droite dite « intelligente » ou de celles des « intellectuels de gauche », les parlementaires commencent par délégitimer les universitaires : « Rappelons-nous Bernard Lewis et Gilles Veinstein ! » s’écrie en début de séance René ROUQUET[15], mettant ainsi sur le même plan, l’interview que B. LEWIS avait donnée au journal Le Monde en novembre 1993 avec ses travaux d’historien – tel son ouvrage Islam et laïcité – La naissance de la Turquie moderne[16], ainsi que l’article de Gilles VEINSTEIN dans la revue L’histoire, en 1995, qui a servi à nourrir une campagne ignominieuse contre ce remarquable universitaire alors qu’il devait intégrer le Collège de France. Alors que G. VEINSTEIN, véritable maître des études ottomanes, a su donner à des générations d’étudiants, qui ont suivi ses enseignements ou qui l’ont simplement lu, le goût de l’histoire ottomane et dont je ne citerai que le dernier ouvrage : Le sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans (XIV° – XIX° siècles)[17], écrit avec Nicolas VATIN, qui est un véritable régal de lecture.

L’exemple est caractéristique, de façon presque caricaturale, du choix qui est fait de la rapidité de l’information, qui va de pair avec de l’à peu près, plutôt que de la connaissance.

Si la palme du communautarisme devait aller à Rudy SALLES, celle de l’anti-intellectualisme pourrait être attribuée à Muriel MARLAND-MILITELLO[18] qui a déclaré froidement : « Je ne dénie pas les compétences des spécialistes, mais ils sont dans leur bureau, sans débat. Ici il y a débat public. N’est-ce pas la plus grande gloire du Parlement français ? Le Parlement français est donc le seul lieu légitime pour parler d’une cause qui est nationale. » Que signifie ce galimatias ? En quoi le fait d’être dans un bureau rend-il les compétences nulles ? Les spécialistes ne débattent-ils pas ? Depuis quand ? Appliquons ces principes aux parlementaires : un député est il moins compétent quand il est dans son bureau que quand il est dans l’hémicycle ? En quoi le fait de débattre d’un sujet donne-t-il la compétence pour en parler ? L’onction du suffrage universel donne-t-elle des compétences universelles ? Faut-il aller se faire arracher les dents par le garagiste et aller acheter son pain chez le coiffeur ?

Précisons que le compte rendu des débats indique que les propos de la parlementaire ont été accueillis par des « applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire et sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française. »

Délégitimer ainsi les « spécialistes » permet cependant d’éviter de se poser des questions gênantes. Seul Patrick DEVEDJIAN a eu sur l’histoire un propos intelligent quoi qu’incomplet : « Cela fait quatre-vingt dix ans que la Turquie, dont j’ai suivi de près l’évolution, refuse énergiquement de reconnaître le génocide arménien, alors même que le gouvernement de Ferid Pacha, dans une Turquie alors démocratique, l’avait fait en 1919 – le gouvernement actuel l’a oublié, et certains d’entre nous aussi – en faisant condamner les auteurs du génocide par une cour martiale de Constantinople. »

C’est là l’un des points essentiels que révèle ce débat : en effet, hélas pour les Arméniens, il semble qu’ils n’aient été qu’un prétexte pour permettre à une représentation nationale qui ne représente plus grand-chose quand la majorité a perdu toutes les élections depuis qu’elle a été élue, de nous dire son refus de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, Turquie dont on ne sait nous dire seulement qu’elle exerce des pression sur les milieux d’affaire « pour nous empêcher de légiférer »[19], pressions « innommables »[20] qu’elle ne fait pas assez vite de réformes : « Il est temps qu’elle les fasse ! »[21], dont l’attitude sur la question arménienne est « rédhibitoire »[22] et dont la reconnaissance « est un préalable nécessaire et non négociable. »[23], la Turquie « […] bien mal placée pour donner des leçons. Il existe de grandes différences entre nos deux pays, notamment dans la manière dont les tribunaux répressifs interprètent le droit pénal et mettent en œuvre les libertés publiques »[24] et dont les ressortissants sur notre sol pratiquent, bien entendu, le « double langage », qualificatif obligé des musulmans contemporains

Consulter les spécialistes aurait pu cependant être utile : ils auraient pu apprendre au législateur, à l’exception remarquable de Pierre LEQUILLER[25] qui sera le seul à le dire, que pour la première fois de l’histoire de la République, le gouvernement turc avait créé une commission paritaire d’historiens turcs et arméniens et s’était d’ores et déjà engagé à en reconnaître les conclusions. L’annonce en avait été faite dans Le Monde le 26 septembre dernier, par Abdullah GÜL, Vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères de Turquie. Je le cite : « Pour dégager enfin les principes d’une réconciliation sur un conflit de mémoires entre deux peuples qui ont partagé près de dix siècles de vie commune en harmonie, notre gouvernement propose, avec l’appui unanime du Parlement turc, de créer une commission mixte d’historiens turcs et arméniens dont les travaux seront ouverts aux contributions des historiens de pays tiers qui le souhaiteraient. L’objectif de cette commission sera de faire toute la lumière, d’une façon objective et impartiale, sur les évènements tragiques de 1915, causes de tant de souffrances pour les Arméniens et les Turcs. Nous nous engageons d’avance à accepter les conclusions des experts et à y répondre par des initiatives appropriées. Le respect scrupuleux de l’histoire est la condition d’un authentique exercice du devoir de mémoire. »

La commission n’a pas encore rendu ses travaux, mais le Parlement français est compétent pour légiférer sur le fond du sujet, retrouvant ainsi l’art de la conversation de nos grands-mères qui consistait à parler pour ne rien dire. Mais elles, au moins, avaient assez de classe pour ne rien dire de désagréable…

Consulter les spécialistes aurait permis d’interroger plus finement « l’histoire ottomane », invoquée à tort et à travers. Pourquoi ne pas dire tout d’abord qu’en 1916, sous le règne du Sultan Mehmet V Reshad le pouvoir n’est plus entre les mains de la dynastie ottomane ? que le Sultan, enfermé au palais de Dolmabahçe, ne fait alors plus que de la figuration et que le véritable pouvoir appartient au Comité Union et Progrès, qui a pris le pouvoir en 1908 en déposant le Sultan Abdulhamid ; dans ses Mémoires[26] Aïche Sultanı décrit ainsi la situation : « Les gens d’Union et Progrès avaient progressé à tous points de vue. Leurs ordres pénétraient même au Harem Impérial. Mon oncle [27]était un homme très bon et très faible. Bon gré mal gré, il se voyait obligé de se conformer aux ordres de ces gens là. » [28]

L’opinion « éclairée » se félicite généralement de la déposition du « Sultan rouge », pour vanter les mérites du Comité, dont on semble oublier aujourd’hui, je veux dire dans l’enceinte du Palais Bourbon, qu’il voulait s’inspirer de l’Europe, et notamment du nationalisme qui y était florissant alors, pour moderniser l’Empire. Modernisation et européanisation étaient la devise des Pachas Enver, Talaat et Djamal, noyau du Comité. Que ce soient les tenants de cette idéologie qui aient perpétrés les massacres et non la vieille et glorieuse Maison ottomane, dont je rappelle qu’elle a été longtemps garante d’un pluralisme confessionnel unique autour de la Méditerranée, personne ne semble y penser. L’image que nous renvoie le miroir est sans doute trop grimaçante pour que l’on veuille la regarder.

Que l’on ne s’interroge pas sur le fait, comme l’a bien dit Patrick DEVEDJIAN, que ce soit un gouvernement ottoman qui ait fait juger les responsables du génocide et que ce soit la République laïque qui ait interdit d’en parler, comme elle a réprimé l’usage du kurde, ne semble pas non plus soulever de difficultés pour nos députés ; comme l’écrit Hamit BOZARSLAN[29] : Tout au long des décennies 1960 – 1990, l’élite néokémaliste, en effet, puisait sa légitimité dans la violence fondatrice exercée par le passé. » pour ajouter un peu plus loin que le nationalisme « [..] légitimait le principe du recours à la violence contre les « autres » comme condition d’existence de la communauté nationale et de son homogénéité. […] le projet même de construction nationale allait de pair avec le déploiement d’une violence massive contre toute communauté marquée du sceau d’une différence, supposée ou réelle. »[30] Ces réflexions, ces questions seraient-elles inconvenantes ? Pourraient-elles nous amener à nous interroger sur le fonctionnement de notre propre République, dont l’assimilation au souverain bien fait hélas de plus en plus figure de pétition de principe ?

Consulter des spécialistes, enfin, aurait permis de relativiser les différences qui existent entre la France et la Turquie en matières de libertés publiques. Certes, elles me paraissent mieux assurées en France. Cependant, sait-on bien que les entraves à la liberté religieuse sont légion et leurs auteurs rarement condamnés par les tribunaux ? Le rapport de la Commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics dit « rapport Machelon », fait pourtant expressément référence aux détournements répétés du droit de l’urbanisme par les collectivités locales pour empêcher la création de lieux de culte musulmans, avec, il faut le dire, la complicité passive des responsables associatifs[31]

Ce bricolage intellectuel est grave car il conduit à un aveuglement sur soi, dont la conséquence est un déni du droit pour ceux qui précisément vivent au quotidien la frustration des lois accordant des droits toujours bafoués mais jamais sanctionnés, comme le déplore d’ailleurs Thierry MARIANI[32], qui se voient opposer des fins de non recevoir lorsqu’ils veulent consulter les archives, comme J.-L. EINAUDI à propos de son enquête sur les crimes du 17 octobre 1961[33] ; il conduit à de bien étranges contorsions : alors que, dans son immense majorité, la classe politique a communié dans la défense de la liberté de parole, qui serait en ce cas absolue, à laquelle il serait porté atteinte dans « l’affaire Redeker », ici François ROCHEBLOINE peut déclarer : En démocratie, tout n’est pas permis, tout ne doit pas être autorisé, et la liberté d’expression n’est pas sans limites. »  ; Sylvie ANDRIEUX peut poursuivre : « Si la liberté de conscience et d’expression est totale, la liberté ne peut être absolue. C’est le socle même de toute démocratie. » et Philippe PEMEZEC de conclure : « […] nous sommes ici face à des réalités qui dépassent le simple exercice de la liberté d’expression et méritent un traitement particulier. »

Comment, après de tels écarts selon que les uns ou les autres sont concernés porter encore une parole publique crédible ?

René ROUQUET a déclaré, à l’ouverture des débats : « Il s’agit de voter, au nom de la justice, au nom de l’honneur et du courage. » ; Philippe PEMEZEC a ajouté que la France avait officiellement et « courageusement » reconnu le génocide en 2001. Il est sans doute extrêmement courageux effectivement, de reconnaître en 2001, en France, un génocide qui a eu lieu en 1916 en Turquie, et de vanter, comme au bon vieux temps, les vertus de la France pacificatrice, qui empêchait les sauvages de s’entretuer en les colonisant. Il serait certes plus modeste, mais sans doute plus efficace, de chercher à appliquer « tout simplement », comme le dit René ROUQUET, les lois de la République sur le territoire national, aux citoyens et étrangers qui y vivent. L’effectivité de la loi et le crédit du Parlement y gagneraient. Pour cela, il faudrait cependant croire tout simplement aux valeurs que l’on dit défendre : c’est sans doute le plus difficile.

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[1] Le mot est de Georges CLEMENCEAU, lors de la Première Guerre Mondiale.

[2] Cf. Frédéric DUTOIT : « La proposition de loi […] envoie un signal clair à toutes les ferveurs communautaristes qui cherchent à manipuler des femmes et des hommes – souvent des jeunes, parfois des enfants – avec des idéologies racistes et négationnistes. »

[3] Député U.M.P. des Bouches du Rhône

[4] Toutes les citations qui suivent sont extraites du « Compte rendu intégral » des débats de l’Assemblée Nationale, que l’on peut trouver sur son site officiel : www.assemblee-nationale.fr

[5] Député P.S. du Val d’Oise

[6] Députée U.M.P. du Var

[7] Députée P.S. des Bouches du Rhône

[8] Député U.D.F. des Alpes Maritimes

[9] Député U.D.F. de la Loire

[10] Député U.M.P. des Hauts de Seine

[11] Député P.S. des Bouches du Rhône

[12] Cf. entre autres, son Hitler, 2 vol., Flammarion, 1999 et 2000, 1159 et 1632 pp.

[13] Député U.D.F. des Hauts de Seine

[14] Député U.M.P. des Hauts de Seine

[15] Député P.S. DU Val de Marne

[16] Ed. Fayard, 1988, 520 pp.

[17] Ed. Fayard, 2003, 523 pp.

[18] Députée U.M.P. des Alpes Maritimes

[19] Propos tenus par René ROUQUET

[20] Propos tenus par Richard MAILLE

[21] Propos tenus par Bernard DEFLESSELLES, député U.M.P. des Bouches du Rhône

[22] Propos tenus par Richard MAILLE

[23] Idem

[24] Propos tenus par François ROCHEBLOINE

[25] Député U.M.P. des Yvelines

[26] OSMANOĞLU (Aïché), Avec mon père le Sultan Abdulhamid – De son palais à sa prison, éd. L’Harmattan, coll. Comprendre le Moyen-Orient, 1991, 313 pp.

[27] Le Sultan Mehmet V

[28] OSMANOĞLU (Aïché), op. cit. p. 192

[29] In VANER (Semih), (sous la direction de), La Turquie, Fayard, 2005, p. 235

[30] Idem, p. 237

[31] Cf. les pp. 13 et16 à 36 du rapport

[32] Député U.M.P. du Vaucluse

[33] Cf. NORDMANN (Charlotte) et VIDAL (Jérôme), « 45ème anniversaire des crimes du 17 octobre 1961 : l’oubli de la mémoire », Oumma.com, 16.10.2006

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