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A nouveau sur le « foulard » et la « République »

Une résidente de Clichy-sous-Bois, de nationalité étrangère, s’est vue refuser la carte de résident « de dix ans » qu’elle sollicitait pour le motif suivant :

« L’entretien réalisé à l’occasion de votre demande de titre a révélé que vous vous êtes présentée vêtue d’un voile couvrant entièrement votre cou et la racine de vos cheveux, assimilable au hidjab, signe d’appartenance à un islam fondamentaliste.

En conséquence, vous ne justifiez pas d’une intégration républicaine dans la société française conformément à la réglementation en vigueur. »

Au-delà de son caractère proprement inhumain et scandaleux, cette décision – et plus précisément sa motivation – constitue une illustration significative des ravages que l’islamophobie ambiante, quand elle se combine avec la classique ignorance méprisante des élites « républicaines » peut produire dans la société.

Quelques jours plus tard, le sous préfet du Raincy informait la personne concernée que la décision antérieure était retirée. Entre temps, la presse s’en était fait l’écho. Mais quelles que soient les méandres institutionnels qui font qu’un refus ainsi motivé ait pu être notifié, puis rapporté, il constitue en lui même un intéressant symptôme de l’idéologie régnante.

La réglementation en vigueur depuis les « lois Sarkozy » impose au résident étranger qui sollicite la « carte de dix ans » de justifier d’une « intégration républicaine dans la société française ». On pourrait longuement gloser sur ce qui a conduit le législateur à inventer cette condition, qui admet implicitement que la fameuse « intégration républicaine » ne suppose pas la jouissance des droits civiques, puisqu’on l’exige précisément d’étrangers qui en sont par hypothèse privés. Voyons y simplement l’aveu que république et démocratie ne vont pas nécessairement de paire, même dans l’esprit des plus farouches républicains.

Examinons la succession des sophismes que la décision en question mettait en oeuvre, en en remontant le cours.

C’est une supposée « appartenance à un islam fondamentaliste » qui caractériserait, selon l’auteur de la décision(1), l’absence d’« intégration républicaine à la société française ». Il faut donc comprendre que selon ce représentant de l’État « laïque » on ne peut être réputé « intégré-e » à la société française de manière « républicaine » que si l’on appartient pas à « un islam fondamentaliste ». En elle-même, cette pétition de principe pose déjà problème. Rien n’interdirait en effet par exemple, à tel ou telle catholique intégriste d’être candidat-e à une élection, d’exercer son droit de vote, de manifester de mille manière son « intégration républicaine » à la société française. Pourquoi donc cette « intégration » serait-elle rendue impossible par une « appartenance à un islam fondamentaliste » ? Plus généralement, en quoi les convictions religieuses des personnes doivent-elles être prises en considération par l’administration ? A moins que ce qui soit ici visé ne tienne pas aux convictions religieuses de la requérante, mais à quelque chose de distinct, que l’on inclurait dans cette caractérisation mystérieuse et floue de « fondamentaliste ». contestait-on ici l’intégration de cette femme à la société française, ou le caractère républicain de cette intégration ? Dans le premiers cas, quels sont les critères de l’« intégration » ? Dans le second, quelles sont les règles « républicaines » de l’intégration qu’elle aurait méconnues ? Les citoyennes françaises qui portent le foulard, et dont certaines militent dans des organisations politiques (comme Les Verts, ou les Jeunesses Communistes Révolutionnaires, par exemple), ou dans des associations « républicaines » classiques (comme des organisations antiracistes ou des associations de parents d’élèves, par exemple) doivent-elles elles-mêmes être considérées comme manquant d’« intégration républicaine » ? Doit-on exiger de l’étrangère une « intégration » plus poussée (ou plus « républicaine ») que de la française ?

À supposer donc qu’on ait pu caractériser cette « appartenance à un islam fondamentaliste », la conclusion ne se justifierait pas. Mais cette caractérisation est elle-même loin d’être faite.

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On peut déjà s’interroger sur le sens même de la formule. Que sont ces « islams fondamentalistes » à l’un desquels on pourrait rattacher la personne en cause ? En l’absence de toute définition rigoureuse, qui reposerait sur des connaissances précises des différents « courants » de l’islam contemporain, l’expression « islam fondamentaliste » ne joue qu’un rôle, celui d’épouvantail. Le terrorisme n’est pas loin. Or, si l’on se souvient que cette expression est parfois utilisée pour désigner une importante mouvance, aux orientations plutôt réactionnaires, dominante dans le Conseil Français du Culte Musulman, et dont les relations avec ce que la République fait de plus institutionnel sont bien connues, on se trouve devant une contradiction bientôt irréductible : car voilà bien un exemple achevé d’intégration républicaine ! Au delà de la faiblesse juridique de la motivation, ce qui frappe est donc son immersion dans un écheveau idéologique dont l’apparente extrême confusion s’éclaire si l’on en saisit le fil : le fantasme entretenu autour de l’islam lui-même.

Qu’est-ce donc qui caractérisait l’appartenance à ce fantasmatique « islam fondamentaliste »  ? S’improvisant spécialiste de théologie musulmane, l’auteur de la décision répondait : le port d’un attribut vestimentaire « assimilable au hidjab ». Usage bienvenu d’un terme exotique pour fonder la peur, le mépris et le rejet. Or, si de nombreuses musulmanes utilisent en effet ce mot (« hijab ») pour désigner le « foulard », qu’elles portent, il n’a pas pour autant une signification technique précise, et peut s’appliquer aussi bien à un « voile » qu’à un « rideau » ou qu’à une « tenture ». Ainsi, quelle que soit la forme précise du « foulard », quelle que soit la manière de le porter ou de l’attacher, il est possible de le désigner par ce mot, dont notre gardien du temple républicain voudrait faire un genre très particulier de vêtement, puisqu’il déclare non pas que la femme à qui il refuse sa carte de résident porte le hijab, mais qu’elle porte un « voile » qui lui serait « assimilable ». Mais le mot « hijab » pouvant désigner tout foulard du genre de celui que portent certaines femmes musulmanes, il importait peu d’employer ou non ce mot : c’est en fait le port du « foulard » lui-même qui est ici censé prouver l’« appartenance à un islam fondamentaliste ».

Quels « voiles », cela dit, sont selon ce représentant de l’État « assimilables » au « hidjab » ? Ceux, explique-t-il, qui comme celui de la requérante, couvrent entièrement le cou et la racine des cheveux. C’est là, semble-t-il donc, c’est dans la visibilité de ces parties précises du corps des femmes, que réside leur intégration ou leur non intégration à la République. Qui a vu ne serait ce que des images de la foule à Téhéran a pu constater que le « foulard » dont le port est obligatoire pour les femmes dans la « République islamique » laisse parfois apparaître la racine de leurs cheveux. Au sens étroit que l’administration française semble ici donner à ce mot, ce « foulard » iranien ne serait pas « assimilable au hidjab ». L’islam des ayatollahs n’est donc pas dans la perspective de cette islamologie républicaine « un islam fondamentaliste ». Dont acte.

S’il est considéré que l’intéressée fait preuve d’une insuffisante « intégration républicaine », c’est donc qu’elle cache la racine de ses cheveux. Plus précisément, c’est parce qu’elle montre, en cachant cette racine, qu’elle appartient à un mystérieux « islam fondamentaliste », lequel n’a besoin ni d’être défini, ni d’être explicité, ni d’être caractérisé par un quelconque contenu antirépublicain que l’on pourrait imputer à celle censée lui appartenir.

Pourtant, quiconque connaît un nombre suffisant femmes musulmanes portant le « foulard », par exemple du fait de sa résidence ou de ses propres origines, est en mesure de juger de la variété de leurs conceptions de la société ou de la politique – et plus généralement en mesure de juger de ce que, réserve faite de ce comportement vestimentaire, et des convictions religieuses dont il est généralement le corollaire, elles sont aussi diverses que n’importe quel groupe de femmes prises au hasard. Il est frappant que la décision de refus de la « carte de dix ans » ne fasse aucune référence à ce que cette femme aurait dit sur telle ou telle question, ni même à son comportement général, à son insertion dans la cité, à ses relations avec ses voisines et voisins, avec ses parents, avec les administrations, avec ses amis et connaissances, non plus qu’aucune référence à son respect ou son irrespect pour les lois françaises : sa tenue vestimentaire suffit. Non seulement une telle décision montre qu’on ne l’a pas tenue pour un être humain comme un autre, qu’on l’a au contraire cataloguée, étiquetée d’une étiquette arbitraire – et largement dépourvue de signification – sans chercher à en savoir plus, mais elle indique par là même en termes généraux que l’on ne considère pas comme des être humains autonomes, capable de pensées et de sentiments, aptes à exprimer des opinions ou des convictions, les femmes simplement coupables de porter un foulard cachant leur cou et la racine de leurs cheveux.

Quel discours sur le « vivre-ensemble » pourrait résister à un tel traitement discriminatoire ? L’invocation de la République à l’occasion de ce déni d’humanité est en elle-même tout un programme, qu’il conviendrait de méditer.

Note :

[1] La lettre contenant cette décision, et dont des extraits sont ici commentés, était adressée par le sous-préfet du Raincy, et signée « pour ordre » par son directeur de cabinet

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