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Un musulman d’Occident répond à un chrétien d’Orient

Dans le quotidien belge francophone Libre Belgique du 5 juillet 2011, M. Henri Boulad, chrétien d’Orient et ancien recteur du Collège des jésuites au Caire, défend l’idée que l’islam menace l’Europe dans ses fondements (lire l’article). Une réponse argumentée à cette opinion simpliste a été publiée dans la Libre Belgique du 12 juillet 2011.

L’Europe vit aujourd’hui, plus qu’hier, la réalité de sa pluralité qu’il lui faut comprendre un peu mieux tous les jours. On ne peut que se réjouir que son présent se vive, malgré des tensions qu’il ne faut pas nier, de façon plus apaisée que son passé.

L’opinion de M. Boulad, chrétien d’Orient, défendant l’idée d’une Europe menacée dans ses fondements, pointe clairement l’islam comme étant, avec le matérialisme, une de ces menaces. Un discours chrétien réactionnaire et nostalgique, au parfum ambiant d’altero-phobie, au sujet duquel je souhaiterais développer trois critiques fondamentales.

1) L’Europe n’est pas que le produit d’un triple héritage : gréco-romain, judéo-chrétien, moderne et laïque. La jonction méditerranéenne entre l’Europe et l’Afrique témoigne à elle seule d’une civilisation mixte marquant la contribution arabo-musulmane pendant près de huit siècles en Espagne, ou dans une moindre mesure en Sicile et en Grèce. Le savoir grec et indien, enrichi par les Arabes à l’âge d’or de l’islam, a aussi contribué fondamentalement à la construction de l’Europe, depuis la pensée médiévale latine ! Alain de Libera dans son ouvrage “Penser au Moyen-Age” répare l’injustice de cet “héritage oublié” qui vient mettre à mal l’idée d’un islam essentialisé “extérieur à l’Europe“, soutenue par M. Boulad.

2) L’immigration du Sud, principalement musulmane, expose l’Europe, à en croire les propos de M. Boulad, à une situation de régression en matière de droits fondamentaux. Les droits fondamentaux ne sont pas fonction de la logique du nombre et réduire l’immigration musulmane à un tout, qui ferait pencher la balance du côté de l’obscurantisme, est simpliste et grotesque. Les musulmans sont pluriels et divers, installés depuis plusieurs générations au cœur de l’Europe, grandissant pour la plupart dans nos écoles, apprenant notre histoire, celle de la construction européenne, et montrant qu’il n’est en rien incompatible d’être profondément musulman (pratiquant ou non !), tout en étant démocrate, humaniste ou, pour le dire simplement, respectueux de l’autre qui est différent.

L’écrasante majorité des musulmans aspire à vivre dans la paix et le respect de la dignité humaine, chez nous ou outre-Méditerranée ; en témoignent les révolutions arabes qui amènent un espoir historique de démocratisation et de défense de droits fondamentaux de tous les peuples dans le monde arabe, en ce compris des minorités coptes. Prouver le contraire en faisant référence à la Déclaration islamique des droits de l’homme du Caire de 1990 ( !) est simpliste et réducteur. Pour les jeunes Egyptiens et Tunisiens qui se sont révoltés en 2011, que signifie encore ce bout de papier, signé par des Etats, dont certaines dictatures, que parfois nos Etats européens ont installées à la fin de la colonisation ?

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3) Affirmer qu’il y a une hiérarchisation des cultures et des civilisations est grave, surtout quand on se revendique d’une pensée humaniste. Sans pour autant adhérer à un relativisme culturel à outrance, il faut pouvoir avoir l’humilité du regard sur son histoire et celle des autres. Se refuser de juger et admettre que chaque civilisation a pu contribuer à ce qui est aujourd’hui le patrimoine universel partagé. La hiérarchie des cultures ou des civilisations n’est que le prolongement psychologique de la hiérarchisation des races ou des religions, dont on s’accorderait tous aujourd’hui à reconnaître l’absurdité. L’humanisme que traduit M. Boulad est bien loin de la vision personnaliste de l’humain que prône Emmanuel Mounier, ou encore de l’ouverture à l’autre et du décentrage qu’a défendu Vatican II.

Si tous les radicalismes religieux sont une menace sérieuse qu’il faut combattre tous ensemble sans relâche, le populisme émotionnel, confortant certains préjugés, me semble tout aussi grave parce qu’il mine la cohésion sociale en instaurant un droit symbolique différencié entre des citoyens en fonction de leur date d’installation dans nos contrées. Oui, nous sommes en droit d’attendre une intégration des primo arrivants, encore faut-il leur en donner les moyens. La responsabilité qui incombe aux Etats est plus importante que celle qui incombe aux migrants. Et l’immigration de la main-d’œuvre en Europe a bien montré que l’on a vu le profit du “jus de bras”, avant de penser à l’établissement durable de ces gens. C’est ce regard qu’il faut changer tout en se donnant les moyens de ses ambitions.

L’opinion argumentée de M. Boulad, avec son droit reconnu de la défendre, m’apparaît comme étant dangereuse car elle alimente la culture de la peur en appuyant la thèse que l’Europe demain sera chrétienne ou ne sera pas. Cette vision très has-been, en phase avec le “clash des civilisations”, construit un imaginaire binaire, bien en phase avec l’angoisse identitaire actuelle qui ne voit pas nécessairement dans l’avenir un progrès. Mais voir dans l’autre la source principale de ses problèmes ne résoudra en rien les enjeux de l’avenir de l’Europe, qui a appris énormément de sa diversité. Rappelons que l’immigration vers l’Europe ne représente quasi-rien par rapport aux flux migratoires dans le monde, liés aux guerres, à la pauvreté, aux changements climatiques.

Bien sûr, j’adhère à l’idée d’une Europe spirituelle (encore fallait-il l’inscrire au pluriel, intégrant aussi la spiritualité juive, musulmane, bouddhiste et même laïque). J’adhère aussi aux valeurs fondamentales partagées que sont la liberté, l’égalité, la laïcité (en ce compris la distinction des pouvoirs), la justice sociale mais rajoutons celles d’Etat de droit, de citoyenneté égalitaire, d’égalité substantielle et de lutte contre les discriminations, toutes difficultés qui sont exacerbées en ces temps socio-économiques difficiles. Les tensions interculturelles cachent souvent des tensions sociales liées au partage de l’argent et du pouvoir. Voilà de quoi entailler les constructions identitaires fermées et exclusives.

Le texte de M. Boulad en fin de compte montre que les dérives ne sont pas l’apanage d’une culture, d’une civilisation ou encore d’une religion, et qu’il se pourrait qu’un musulman d’Occident (pour ne pas dire en “terre chrétienne”) ait une vision plus nuancée des enjeux de la diversité et de l’avenir de l’Europe qu’un chrétien d’Orient. Et que s’il fallait encore en douter, le milieu de vie influence la pensée de l’individu, fût-il même croyant.

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