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Quand Iblis devint « shaytan »

De son vrai nom Iblis, al shaytan -traduit en Français par « Satan »- est la personnification du mal et de la tentation. Connu et reconnu en tant que tel par l’ensemble des religions monothéistes, la nature du shaytan reste mystérieuse et sa présence dans les livres saints s’accompagne aisément d’une réflexion autour de la prédestination et du Libre-Arbitre.

Le nom « shaytan » découle de la racine sh-t-n, qui signifie « détourner quelqu’un de son intention ». Déjà usité dans l’Arabie préislamique, l’on retrouve un verbe à consonance identique en hébreu, langue sémitique, que l’on traduit par « accuser, s’opposer » et qui est fortement utilisé dans les écrits rabbiniques et dans la tradition juive d’une manière générale.

ATTRIBUTION DES ROLES

 

De nombreux commentateurs du Coran estiment que le shaytan est une appellation postérieure à celle d’Iblis et que les deux termes, s’ils ont un tronc commun, ne renvoient pas à la même signification.

Le nom « Iblis » apparaît régulièrement dans le Coran lors du récit de la Création (1). Ce nom d’origine grecque, « diabolos », est celui que l’on retrouve dans un récit de la Genèse intitulé La vie d’Adam et d’Eve, qui a connu de nombreuses versions grecques.

La présence d’une telle appellation dans le Coran a pu quelque peu troublé les commentateurs classiques. Cependant, la recherche archéologique a permis de comprendre la forte influence hellénistique dans l’Arabie préislamique, notamment dans l’Arabie du Nord. Ce qui explique donc la présence et l’emploi de ce nom pour relater l’histoire de la Création (2).

Iblis est le personnage par lequel Dieu introduit la notion de Mal dans l’histoire de l’humanité. Alors qu’Il vient de créer l’homme, Il demande à Ses anges de se prosterner devant cette nouvelle créature. Tous obéissent à l’exception d’Iblis qui s’enfle d’orgueil et rétorque à Dieu qu’il vaut plus que cette créature faite d’argile. Dieu le chasse donc du Paradis mais avant cela, Il accepte le pacte que Lui propose Iblis, à savoir tenter les communautés humaines qui se succèderont sur la terre, à l’exception des serviteurs les plus fidèles.

Dès lors, Iblis se met en quête de son premier stratagème et incite Adam, installé avec sa femme au Paradis, à goûter des fruits de l’Arbre de l’Eternité. Ce sera là le premier acte de tentation qui vaudra à Iblis l’appellation définitive de « al shaytan » (démon).

Ainsi, les commentateurs du Coran distinguent Iblis et le shaytan en qualifiant le premier d’orgueilleux et de désobéissant et le deuxième de tentateur. Celui-ci se voit attribuer des légions de shayatin, des djinns devenus démons, voués à la mission unique qui revient au Diable : détourner l’homme de sa destination finale, le Paradis.

 

LA NATURE DE IBLIS

 

Le mystère reste entier de savoir si Iblis est un ange ou un djinn. Les commentateurs et penseurs de la Tradition classique ont maintes fois tenté de définir cet étrange personnage sans succès. Si l’exégète mu’tazilite Az-Zamakhsharî (m.1144) affirmait que Iblis n’était rien d’autre qu’un djinn, d’autres penseurs tel que le qadî shafi’ite Al-Baydawî (m.1286) tentaient de montrer qu’il avait en réalité une double nature d’ange et de djinn.

En réalité, une telle problématique se pose dans la mesure où le Coran décrit Iblis comme un être créé de feu (tout comme les djinns) tandis que le hadith décrit les anges (malâ’ika) comme des êtres de lumière. La question est de savoir pour quelles raisons et dans quelle mesure Iblis s’est senti concerné par un ordre divin explicitement donné aux anges et non aux djinns.

Beaucoup de savants ont estimé que Iblis était un djinn élevé au rang d’ange pour sa loyauté envers Dieu, sa bravoure et sa combativité. L’historien At-Tabarî (m.923) le présente dans sa Chronique comme un djinn dévoué à la cause divine qui s’est vu remettre le commandement de la terre avant l’arrivée de l’homme. Ce qui expliquerait dans une certaine mesure sa présence lors de la création de l’être humain et le fait qu’il ait été concerné par l’ordre divin de se prosterner devant lui.

D’autres penseurs ont tenté de démontrer la nécessité d’un Ordre universellement établi par Dieu concernant le statut de Ses créatures. Ils affirment que les Anges, étant des êtres impeccables, totalement dévoués à leur Seigneur, ne sauraient s’ériger contre ce dernier. Pourtant, l’exigence de cohérence établie par cet Ordre universel est telle qu’il faut tout de même admettre la nécessité de créer au sein même de la communauté des Anges une créature désobéissante, annonçant donc la peccabilité de certains d’entre eux et le début de l’humanité selon un principe dualiste.

Cette théorie, très peu développée dans la tradition classique, puise ses origines dans la théologie chrétienne où le diable apparaît comme un ange déchu. Certains penseurs classiques n’ont pas hésité à qualifier la déclaration de Iblis comme un lapsus linguae servant sa condamnation à un nouveau statut (démon), nâr signifiant le feu et nûr la lumière en référence au verset 7 de la sourate 12, Yusûf  :

 

VII-12 : « Dieu lui dit : Qu’est-ce qui t’empêche de te prosterner, quand Je te l’ai enjoint ? – Je vaux mieux qu’Adam, dit-il, Tu m’as créé de feu / lumière, lui d’argile ».

 

A l’heure actuelle, aucune réponse ne satisfait les différentes classes de pensée si ce n’est de croire tout simplement que Iblis ne saurait être autre chose qu’un djinn.

 

AL SHAYTAN ET LA PREDESTINATION

 

Iblis devenu al shaytan, la question se pose alors de savoir quelle est sa part de responsabilité dans les actes humains et quelle place il tient dans le système dualiste qui caractérise l’Islam (opposition entre le Bien et le Mal).

Présenté comme l’Ennemi (Al ’adû), le Lapidé (Al-Rajîm), l’Idole (Taghout) que vénèrent les Mecquois à travers le culte de la trinidade (3), al shaytan est bien la personnification du mal mais il n’en est pas le maître absolu.

Certains penseurs ont vu dans l’épisode de la Création le point de départ de la responsabilisation de l’homme dans ses actes. Tout comme Dieu a insufflé de son esprit à Adam, le shaytan, en tentant celui-ci lui a insufflé de son propre souffle maléfique. Si bien que le mal est en l’homme et non plus seulement inspiré par le shaytan ; c’est ce que laisse penser ce passage du Coran :

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IV- 79. « Tout bien qui t’atteint vient d’Allah, et tout mal qui t’atteint vient de toi- même… ».

De la même façon, le shaytan ne se présente pas dans le Coran comme le maître de l’Enfer mais bien au contraire, comme l’un de ses habitants. C’est donc qu’il n’est pas le Seigneur du Mal par excellence mais simplement son premier agent. Ce qui laisse donc l’homme à son Libre-arbitre et à sa décision d’aller vers les Ténèbres ou vers la Lumière.

Cette minimisation du rôle du shaytan se retrouve expliquée plus habilement encore par Thomas d’Aquin :

« Occasionnellement et indirectement, le diable est bien la cause de tous nos péchés puisque c’est lui qui a induit le premier homme à faire le mal et qu’à la suite de ce premier péché, la nature humaine a été tellement viciée que nous sommes tous maintenant enclin au mal (…) Mais directement, le diable n’est pas la cause de toutes les fautes des hommes, à ce point d’insinuer chacune en particulier » (4)

 

D’autre part, le shaytan étant assimilé à un djinn (5), le commandement de ces créatures lui est assigné pour autant qu’elles aient un esprit maléfique dès leur origine. D’ailleurs, pour le jurisconsulte hanbalite Ibn Taymiyya (m.1328), le shaytan est même le premier djinn à l’origine des autres tout comme Adam est le premier homme à l’origine des humains.

Les djinns sont considérés dans la Tradition islamique comme des êtres à part entière, soumis au jugement final. C’est ainsi qu’il apparaît que le shaytan s’assimile bien plus aisément à une créature plutôt qu’à une force assimilable aux anges. En ce sens, ses capacités divinatoires sont limitées et il se soumet lui-même à un jugement final sur son sort (6).

A suivre : Iblis chez les soufis ; Les modes d’action des légions du Mal dans la Tradition islamique.

 

(1) Coran : II-34/38 ; VII-11/25 ; XV-29/44 ; XVII-61/65 ; XVIII-50 ; XX-116/126 ; XXXVIII-71/83.

(2) D’ailleurs, de nombreux autres termes d’origine grecque abondent dans le Coran.

(3) Trinidade mecquoise : Ullât, Al Ozza, Al Manât.

(4) Citation extraite de l’encyclopédie Universalis (Art.Satan, auteur : H.Rousseau)

(5) Coran : XVIII-50 : « A l’exception d’Iblis (qui était du nombre des djinns)… »

(6) C’est une théorie que l’on retrouve dans la conception juive des êtres créés.

 

Bibliographie :

Encyclopédie de l’Islam, Leiden, E.J.Brill – Iblis ; Shaytan

Encyclopédie Universalis – Satan

At-Tabarî – Chroniques des prophètes et des rois (éd. ACTES SUD)

Mircea Eliade – Dictionnaire des religions (éd.Pocket)

Ali Mérad – L’exégèse coranique (éd. PUF, QSJ ?)

Mondher Sfar – Le Coran, la Bible et l’Orient Ancien (éd. Cassini)

M.Boudjenou – Djinns et Démons (éd.Tawhid)

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