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Peut-on qualifier le droit musulman de “coranique” ?

Chercher à répondre à la question qui donne son titre à cette brève étude ne relève pas d’un souci formel ou académique. Peu apparents, ses enjeux sont, je pense, importants à différents égards. A l’adresse, tout d’abord, du public occidental peu informé des réalités de l’islam qui, souvent, lit ou entend parler de la « loi coranique » ou du « droit coranique » dans les médias et parfois même dans des ouvrages de vulgarisation.

De telles expressions rendent-elles correctement compte des réalités qu’elles sont censées traduire ; ce qui, en l’occurrence, se dit sharî’a et fiqh en arabe ?À parler ainsi, n’introduit-on pas un facteur grave de mécompréhension de l’ordre légal musulman et de ses institutions ? C’est ce que je pense et que je tâcherai de montrer ici en rappelant quelques données élémentaires.

Mais la question concerne sans doute plus encore la communauté musulmane et la compréhension qu’a celle-ci de son propre système normatif ; une réponse adéquate devrait empêcher que soient trop simplement résolus, et mal résolus, différents problèmes contemporains relatifs à l’application pratique de ce système normatif.

Car si, en Occident, l’ordre légal musulman baigne dans un flou artistique qui ne favorise guère sa compréhension, une confusion de nature finalement analogue, entre sharî’a et fiqh, ne règne-t-elle pas actuellement dans l’esprit de bien des musulmans soucieux de bien vivre leur religion ?

Il en va, en toute hypothèse, comme si c’était le cas. Cette confusion est grave parce qu’elle tend indûment à sacraliser non seulement le Droit musulman (contre, on le verra, l’avis des plus grands légistes de l’islam) mais plus encore sa seule version rigoriste (historiquement largement minoritaire dans les sociétés musulmanes). Plus aucun débat n’est alors possible et celui qui, légitimement, se risque à parler autrement de la matière du Droit musulman n’a pas voix au chapitre et se voit parfois, dans le pire des cas, persécuté alors qu’en principe, on le verra, aucune violence, ni verbale ni a fortiori physique, ne devrait avoir ici de place.

Éclaircir le sens de quatre notions fondamentales de l’appareil conceptuel de l’ordre légal musulman – sharî’a, fiqh, ijtihâd et usûl al-fiqh – constituera notre point de départ. Quelques rappels donc en forme de définitions.

Sharî‘a, shir‘a, shar‘

Sharî’a, shir’a et shar’ sont trois synonymes construits sur la racine sh-r-’ ; elle se rencontre cinq fois dans le Coran : une occurrence de sharî’a : Cor. 45:18 [mecquois] ; une occurrence de shir’a associé à minhâj : Cor. 5:48 [médinois] ; deux occurrences du verbe shara’a avec pour complément le mot dîn  : Cor. 42:13 et 21 [mecquois] et une occurrence de shurra’ : Cor. 7:163.

Les deux premiers versets mentionnés se ressemblent et se complètent. Dans les deux cas, c’est Dieu qui a « mis » (ja’ala) (dans le premier cas, Muhammad, et, dans le deuxième, toute une communauté) sur la sharî’a/shir’a, c’est-à-dire sur, littéralement, une « voie », un « chemin » (en arabe contemporain, on sait qu’« avenue » se dit shâri’ alors que dans la littérature religieuse, al-shâri’ désigne « le traceur de la voie », c’est-à-dire le « Législateur », soit Dieu). Pour traduire sharî’a/shir’a, la plupart des traducteurs francophones du Coran ont opté pour le mot « voie ».

Cette voie instituée et révélée par Dieu – chaque communauté ayant été gratifiée d’une révélation a la sienne, distincte des autres [Cor. 5:48] – doit être « suivie » (ittab’a). Ne pas la suivre, c’est s’en remettre aux « passions » (al-ahwâ’) [Cor. 45:18 et 5:48]. Enfin, c’est en se référant à cette voie révélée par Dieu qu’il convient de « juger » (hakama) les affaires humaines [Cor. 5:48].

Les deux occurrences d’usage du verbe shara’a [Cor. 42:13 et 21] sont intéressantes dans la mesure où elles suggèrent un rapprochement entre les notions de sharî’a/shir’a/shar’ et de dîn (« religion ») ; shara’a min al-dîn…signifiant selon toute vraisemblance « décréter comme religion… » (avec l’idée que ce décret introduit quelque chose de neuf ou qu’il réintroduit quelque chose d’oublié). La tradition musulmane, en revanche, a établi une distinction assez stricte entre sharîa et dîn, le premier terme renvoyant à la composante légale du religieux (tout ce qui a partie liée avec le devoir-être du croyant, l’objet du fiqh) et le second à sa composante dogmatique (l’objet de la théologie, des usûl al-dîn).

Le principal objet de la révélation ayant été identifié avec la sharîa, il n’est pas rare dans la littérature musulmane classique de voir le terme shar’ utilisé comme synonyme de « révélation » (wahy).

L’usage, rare (le mot dîn, « religion », au signifié plus large est en revanche attesté 62 fois), des termes sharî’a et shir’a dans le Coran semble bien indiquer qu’il y s’agit d’une « voie » dont le contenu fait, entre autres, l’objet de la révélation. La suivre est un impératif de même que s’y référer pour juger des affaires humaines (à l’exclusion, selon de nombreux légistes classiques, des choses « purement mondaines » et de la « politique », al-siyâsa). Cette « voie » est donc bien une « loi » et elle est une hétéronomie dans la mesure où, enjoint à la suivre, l’homme n’en est pas l’artisan ; Dieu et son messager Muhammad étant les deux seuls Législateurs de la communauté.

Fiqh

Fiqh, littéralement, signifie « compréhension » lorsque son objet est réputé difficile à comprendre. Si la sharî’a est donnée à la communauté dans la révélation, il n’en reste pas moins qu’une « compréhension » de cette loi s’avère nécessaire pour que les membres de la communauté puisse s’y conformer en pratique. Ce travail de compréhension de la loi révélée a le statut de « devoir communautaire » (fard kifâya), par opposition aux obligations –’ayn incombant à tout musulman « obligé devant la loi » (mukallaf), et ce sont les légistes qualifiés de la communauté, les mujtahid-s, qui doivent accomplir ce devoir en exerçant l’ijtihâd, c’est-à-dire l’« effort » nécessaire pour comprendre la loi (ils sont, également dans l’obligation d’instruire ceux qui le leur demandent). Ainsi, contre une idée reçue, l’islam sunnite a bel et bien son clergé constitué par les fuqahâ’-mujtahid-s, « ceux qui sont qualifiés pour comprendre la loi », même si leur ministère ne s’étend pas jusqu’aux âmes. Ce clergé, comme tout clergé, peut parfois, surtout lorsqu’il se sent contesté et menacé (ce qui est aujourd’hui le cas), se montrer fort jaloux de ses prérogatives et de ses privilèges et, partant, très réticent à l’idée du moindre changement (ce qui est aussi le cas aujourd’hui).

Techniquement, le fiqh est défini comme « la saisie des statuts légaux dont la voie est l’ijtihâd » (Ibn Fûrak, Hudûd ibn Fûrak, dans BSOAS, LIV/1 [1991], p. 31). « Saisie » (idrâk) plutôt que « connaissance » (ma’rifa) ou « science » (’ilm), le fiqh n’est en effet pas une science certaine dans la mesure où l’ijtihâd est l’instrument de son élaboration, que l’ijtihâd est humain et qu’il est intrinsèquement faillible (et rien ne permet jamais à personne, sinon à l’ensemble de la communauté lorsqu’elle s’accorde, de décréter la justesse de tel ijtihâd au détriment de tel autre).

Le fiqh, que nous appelons communément « droit musulman », désigne donc la compréhension humaine, médiatisée par l’ijtihâd, de la loi révélée. Il est, par nature, pluriel puisque l’ijtihâd de tel légiste peut le mener à des conclusions différentes, voire contraires, à celles de celui d’un autre légiste (et que tout légiste a le devoir de formuler son propre point de vue sur la question légale envisagée). La compréhension plurielle des choses de la loi révélée, et donc la pratique plurielle de la loi, et leur cohabitation pacifique sont incontestablement choses admises dans le système légal sunnite classique ; cette pluralité a pris la forme de la reconnaissance conjointe de différentes « écoles » (madhâhib, plur. de madhhab) pareillement légitimes de compréhension et d’application de la loi. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les musulmans contemporains qui ne sont pas versés dans la compréhension des choses de la loi ne s’entendent-ils pas continuellement dire par des « religieux » (dont on se demande souvent s’ils sont qualifiés pour avoir voix au chapitre…) que la sharî’a exige d’eux qu’ils fassent ceci ou cela de bien précis (porter le voile pour les jeunes filles par exemple) alors que tout est question de compréhension de cette loi ?

Ijtihâd

Dans ce travail de compréhension-découvrement de la loi révélée, on voit que l’ijtihâd joue un rôle prépondérant et irremplaçable (l’idée selon laquelle il y aurait eu quelque chose comme « la fermeture de la porte de l’ijtihâd », insidâd bâb al-ijtihâd, dans l’ordre légal musulman est en-soi absurde et n’a pas résisté à l’analyse contemporaine). L’ijtihâd est défini comme « le fait, pour qui est qualifié pour cela, d’user de toutes ses capacités et de déployer un effort maximal dans la recherche du statut légal » (Abû Ishâq al-Shîrâzî, Sharh al-Luma’, Beyrouth 1988, p. 1043). Il s’agit donc de l’effort cognitif nécessaire pour comprendre la loi ; on se tromperait, et on se trompe souvent, en qualifiant l’ijtihâd d’« interprétation personnelle ».

L’« instrument de l’ijtihâd » (âla al-ijtihâd) est fait d’une série de connaissances objectives (connaissance de la langue arabe, du Coran, de la sunna, etc. : voir, par exemple, El-Djouwéni, Les fondements du fiqh, Paris 1995, p. 160-167) qui n’ont rien à voir, au contraire, avec la « personnalité » ou la « subjectivité » du mujtahid. En règle générale, lorsqu’un légiste musulman, se référant à sa propre spontanéité, fait œuvre trop « personnelle », il sera disqualifié pour s’être substitué au Législateur ; on considérera que s’éloignant trop du donné révélé, il verse dans son contraire : qu’il suit ses « passions » (sur ce point, la critique shâfi’ienne radicale de « l’appréciation personnelle », l’istihsân, comme source du droit a joué un rôle déterminant). La surdétermination actuelle de la problématique de l’ijtihâd est cause d’une idéalisation « modernisante » de ce concept et de son rôle au sein de l’ordre légal musulman.

Les connaissances objectives, dont l’acquisition conditionne l’accès à la dignité de légiste-mujtahid, constituent l’objet de la science des usûl al-fiqh.

‘Ilm usûl al-fiqh

On considère habituellement, je crois avec raison, que le ilm usûl al-fiqh (littéralement « la science des fondements de la compréhension », sous-entendu : « de la loi ») est né avec le grand légiste Shâfi’î (m. 204H/820 en Égypte) lorsque celui-ci entreprit la rédaction d’un ouvrage simplement intitulé « L’Épître » (Al-Risâla ; différentes éditions au Caire et à Beyrouth, trad. française par Lakhdar Souami, Paris 1997 et trad. anglaise par M. Khadduri, Cambridge 1987).

La « compréhension » de la loi s’est de facto révélée être une entreprise compliquée et délicate, et, par ailleurs, diverses compréhensions différentes et parfois antinomiques de cette loi circulaient dans l’empire musulman d’une manière telle qu’aucun débat n’était possible entre les contradicteurs (c’est au contraire le fanatisme doctrinal, à l’occasion violent, qui caractérisait le (dés)ordre légal musulman de l’époque). En posant les fondements théoriques de la compréhension de la loi, Shâfi’î a ouvert un espace jusqu’alors inexistant de discussion et de délibération des choses de la loi : il devenait possible d’en débattre (et comme on ne débat pas de certitudes, la matière du fiqh faisait désormais l’objet de « présomptions », zunûn, plur. de zann).

Depuis, la science des usûl al-fiqh est devenue la reine des sciences théoriques musulmanes et c’est bon signe, je pense, de voir qu’aujourd’hui, depuis à peu près deux décennies, l’intérêt qui lui est porté s’accroît très considérablement à la fois dans le monde musulman et au sein des études islamiques (l’islamologie juridique a trouvé une nouvelle raison d’être dans l’étude de cette discipline jusqu’alors désertée). Si l’on peut s’attendre à un renouvellement – sans préjuger du sens de celui-ci – de la réflexion juridique en islam, c’est certainement dans le cadre de cette science qu’il se produira mais ce n’est pas encore ( ?) le cas (et certainement pas dans le Tajdîd usûl al-fiqh de l’idéologue du régime soudanais, Tourabi).

Les usûl al-fiqh présentent deux volets : d’une part, il s’agit d’établir une méthodologie de la lecture du discours légal révélé (puisque la loi est donnée sous la forme d’un discours), et, d’autre part, il est question d’établir de manière critique les sources de la compréhension de la loi (ou, en d’autres termes, les sources d’établissement des statuts légaux). Le premier de ces deux volets a abouti à l’élaboration d’une véritable théorie de l’herméneutique du discours révélé dans laquelle l’adresse technique des théoriciens de la loi a atteint des sommets mais ce volet ne nous intéresse pas vraiment dans le cadre de ce travail. Nous sommes en revanche directement concernés par le second volet de cette science.

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« Déterminer les sources de la compréhension de la loi révélée  ? » est une question a priori étonnante car enfin la source n’est-elle pas, simplement et seulement, la révélation coranique elle-même ? Il n’en est rien. Le raisonnement tenu par les légistes fut le suivant : la révélation s’affirme complète et achevée (idée qui, interprétée, dans la sphère légale devient : à tout acte accompli par l’homme correspond un statut dans la loi révélée) or de facto la loi telle que révélée est loin, très loin, de proposer un statut légal correspondant à chaque acte humain ; il faut donc que la révélation elle-même indique où chercher le statut des actes qu’elle ne désigne pas expressément. Le Coran, en somme, mettrait toujours sur la voie de ce qu’il ne dit pas. Sa complétude auto-proclamée ne serait pas actuelle mais potentielle et il appartiendrait aux légistes de la communauté d’actualiser ce potentiel.

Le Coran

La première en dignité des sources de la compréhension de la loi reste évidemment la révélation coranique. Adhérer et obéir à son message suppose qu’ont ait la certitude que cette révélation en est bien une et qu’elle est véridique de sorte que pour bien des légistes la première obligation légale incombant au croyant est de chercher à acquérir une science certaine, un ’ilm, des « fondements de la religion » (usûl al-dîn) avec les seules ressources de sa raison (’aql). Une fois cette science acquise, le croyant peut et doit, en connaissance de cause (et non par un acte de foi), accepter tout ce que la loi révélée lui impose.

Tous les légistes s’accordent pour dire que les statuts légaux exposés dans la révélation coranique d’une manière telle que leur application pratique ne pose aucun problème herméneutique sont très rares : l’ijtihâd des légistes est, dans l’immense majorité des cas, requis (ce qui ressort de la définition du fiqh citée plus haut est que toutes les questions du fiqh sont des questions dont la voie de « saisie » est l’ijtihâd). Dans la langue des fuqahâ’, on dira que les nass-s, les « désignations expresses et explicites », sont très rares dans le Coran pour ce qui est de la loi : le plus souvent, il met sur la voie sans dire. A côté des quelques statuts légaux exprimés dans la révélation, celle-ci, selon l’ijtihâd des fuqahâ’, indique d’autres sources pour découvrir les statuts légaux.

L’exemple du prophète

Ainsi le Coran présente-t-il le prophète comme un « beau modèle » (uswa hasana : Cor. 33:21) et, par ailleurs, obéir à Dieu, c’est obéir à son messager (Cor. 4:59 par ex.). La sunna, la voie tracée par le prophète (ses dires, ses actes et ses approbations), va, en vertu d’une interprétation de ces versets, devenir la deuxième des sources de mise au jour des statuts légaux (quantitativement, elle prime certainement par rapport au Coran).

En réalité, l’établissement de la sunna du seul prophète comme source du fiqh a suivi une voie semée d’embûches car, pendant longtemps, les fuqahâ’ des divers centres importants de l’islam estimaient, chacun de leur côté, que la sunna ayant valeur normative pour l’ensemble de la communauté se trouvait parfaitement reflétée par la pratique de leur propre région (de sorte que différentes versions de la sunna étaient en compétition). Par ailleurs, bien des légistes estimaient qu’on ne pouvait réduire la sunna au seul exemple du prophète ; la sunna, à leur avis, incluait tout ce que dirent et firent les « Pieux Anciens » (al-salaf), soit le prophète et ses compagnons (al-sahâba).

L’intervention de Shâfi’î fut ici encore déterminante. Ayant établi que la sunna du seul prophète était normative et que la seule manière d’en avoir connaissance était de se référer aux traditions (hadîth) rapportant sa conduite et de les évaluer de manière critique, il ruine la valeur normative jusqu’alors reconnue par certains de l’exemple donné par les compagnons et des dires rapportés de ceux-ci (il s’agit, en termes techniques, de la non-reconnaissance par Shâfi’î de la valeur du « dire d’un seul compagnon », qawl al-wâhid min al-sahâba).

L’identification de la sunna au seul exemple du prophète n’allait donc pas de soi, elle procède, à nouveau, d’une interprétation historiquement assez tardive. Par ailleurs, affirmer que le prophète doit être suivi en tout ce qu’il dit et fit est le produit d’une lecture extrême de Cor. 33:21, d’autres lectures auraient pu, ou pourraient, en être faites.

L’accord unanime de la communauté (al-ijmâ’)

L’accord unanime de la communauté, l’ijmâ’, est certainement la source du fiqh la moins solidement établie ; son principe même fut controversé (par Al-Nazzâm notamment pour qui « une assemblée d’aveugles ne fait pas un voyant ») moins, pourtant, que sa nature précise et son fonctionnement. Entrer dans le détail des controverses relatives à l’ijmâ’ nous mènerait trop loin dans le cadre de cet article. Je signalerai néanmoins que la doctrine classique de l’ijmâ’est plus tardive encore que celle de la sunna et mentionnerai brièvement ce qui a rendu l’ijmâ’ problématique pour tant de légistes.

Il y a tout d’abord la fragilité des arguments avancés pour établir l’ijmâ’. Le principal argument est fourni par le Coran : « Quiconque se sépare du messager après que la voie lui a clairement été montrée, et suit alors un autre chemin que celui des croyants, nous nous détournons de lui comme lui-même s’est détourné. » [Cor. 4:115]. Pour différentes raisons qui tiennent à l’herméneutique telle que définie par les spécialistes d’usûl al-fiqh eux-mêmes, il est difficile, mais pas impossible, de soutenir que la proposition et suit alors un autre chemin que celui des croyants implique que lorsque tous les musulmans s’accordent sur un point, leur accord constitue une preuve de la vérité de ce sur quoi porte cet accord (pour les interminables discussions autour de ce verset, voir, par ex., Abû Ishâq al-Shîrâzî, Sharh al-Luma’, Beyrouth 1988, p. 668-677).

Il en va de même, pour ce qui est de la fragilité, des arguments issus de la sunna en faveur de l’ijmâ’ et, plus particulièrement, de ce dire bien connu (tardivement) attribué au prophète : « Ma communauté ne s’accorde pas dans l’erreur » (ou : « dans l’égarement » selon une autre version). Il s’agit en effet là de ce que les traditionnistes appellent « une information transmise par un seul » (khabar al-wâhid), or, de l’avis de tous, une telle information, parce que trop incertaine, n’est pas susceptible d’établir une question de principe, un asl, et l’ijmâ’ est un asl.

Le subterfuge trouvé pour contourner la difficulté fut de dire que cette information a cessé d’être trop faible dès lors qu’elle a rencontré l’agrément de tous (ce qui, clairement, revient à établir la valeur probante de l’ijmâ’ en s’aidant d’un ijmâ’…). Malgré la fragilité de ses fondements, l’ijmâ’ sera souvent considéré comme « la plus forte des preuves légales », plus contraignante que le Coran et la sunna.

Et puis, il est ici question de l’accord unanime de la communauté, c’est-à-dire de tous les musumans ; cet accord, dans la doctrine classique, devient l’accord unanime de la communauté représentée par ses légistes qualifiés. Là encore, il y eut discussion : n’était-ce pas là une manière pour les légistes-mujtahid-s de s’accaparer l’autorité sur la communauté et d’en exclure toutes les autres composantes ?, et puis, comment définir précisément ceux que l’on comptera ainsi au sein du groupe de « ceux qui délient et lient » (ahl al-hall wa l-’aqd) les affaires de la communauté ? (sur ces questions, voir É. Chaumont, Bâqillânî, théologien ash’arite contre les fuqahâ’ à propos de l’ijtihâdet de l’accord unanime de la communauté, dans Studia Islamica n°79 [1994]). En réalité, déjà en théorie, pas une seule des questions qui forment la problématique de l’ijmâ’ n’a échappé à la controverse.

Le raisonnement (al-qiyâs)

Lorsque ni le Coran, ni la sunna, ni l’ijmâ’ ne permettent de mettre au jour un statut légal précis – et c’est le plus souvent le cas -, le faqîh doit s’en remettre au raisonnement. On sait toutes les réticences qu’a inspirées cette source du fiqh tenue par beaucoup pour responsable de la multiplication des divergences d’avis parmi les légistes (alors que différents versets coraniques stigmatisent les divisions internes de la communauté) mais, progressivement, cette méfiance s’est éteinte (sauf chez les très minoritaires Zâhirites, dont le grand Ibn Hazm).

Les théoriciens étaient partagés en ce qui regarde l’assise de l’usage du qiyâs en matière légale (voir, par ex., la longue discussion sur ce thème chez Fakhr al-Dîn al-Râzî, Al-Mahsûl fî ’ilm usûl al-fiqh, I-VI, Beyrouth 1992, V, p. 21-125). Le Coran l’impose-t-il ou le recommande-t-il ? Bien des versets, la fin de Cor. 59:2 par ex., invitent les croyants à « considérer » (le verbe utilisé est i’tabara) les choses et les événements mais cette invite peut-elle être entendue comme une obligation de recourir au raisonnement en matière légale ? On en a fortement douté et, finalement, la majorité choisira de fonder le raisonnement légal sur l’accord unanime de la communauté  : il est attesté que tous les compagnons du prophète pratiquaient le qiyâs, celui-ci s’impose donc, en vertu de leur accord unanime, au reste de la communauté (ou, plus précisément, à ses légistes).

Il ne s’agit évidemment pas de n’importe quel raisonnement puisqu’il doit être conçu de telle manière à ce qu’on ne puisse pas dire qu’il introduit l’« arbitraire » (al-tahakkum) dans la loi ; inversement, il faut que l’on puisse dire d’un statut légal découvert au terme d’un raisonnement humain qu’il est bel et bien le statut voulu par le Législateur divin (sans quoi, le légiste se substituerait au Législateur, ce qui, on l’a vu, est inadmissible dans la théorie légale musulmane).

Pour qu’il en soit ainsi, il faut impérativement que le raisonnement repose, non pas sur une intuition humaine, mais sur un élément donné dans la loi (c’est pourquoi l’on traduit le plus souvent qiyâs par « raisonnement analogique ») ; correctement examiné, cet élément en forme d’indice (dalîl) mène à la découverte du statut légal voulu par le Législateur (voir, par ex., Shâfi’î, Al-Risâla, Beyrouth ss date, éd. Shâkir, p. 25, § 70 – la trad. française de ce passage est beaucoup trop lâche – qui précise, en outre, que seul parmi les hommes le prophète avait le droit d’estimer par lui-même ce qui était bon et de statuer en conséquence, ce qui fait de lui le seul homme pleinement législateur de la communauté).

La part énorme prise par l’interprétation

Déconstruire le système des usûl al-fiqh fait très clairement apparaître la part énorme prise par l’interprétation des fuqahâ’ dans l’élaboration du système légal musulman classique, autant pour la théorie (les usûl) que pour la pratique (le fiqh proprement dit). Bien sûr, le Coran est toujours en vue (les légistes firent tout pour qu’il en soit ainsi) mais il est parfois très loin. Les fuqahâ’ en étaient eux-mêmes pleinement conscients. En termes plus précis, il faut reconnaître à l’ensemble de la sphère légale musulman (à commencer par le rôle axiomatique qui est reconnu à la sharî’a dans la révélation coranique jusqu’à la matière du fiqh en passant par la théorie de ses sources) sa vraie nature d’institution de la communauté musulmane certes inspirée par une certaine lecture du Coran mais qu’on ne peut d’aucune manière qualifier de, simplement, « coranique ». Il me paraît fondamental de constamment s’en rappeler, à l’instar des légistes du passé, si l’on veut que la problématique actuelle dite de « l’application de la sharî’a » puisse prendre la forme d’un réel débat dont l’anathème serait banni et déboucher, éventuellement, sur des solutions renouvelées et originales. n

Éric Chaumont

1 – Ce texte est une version abrégée et remaniée d’une communication faite à l’occasion d’un colloque intitulé « Les usages du Coran » organisé à Aix-en-Provence en novembre 1998 à l’initiative de l’Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM) et du Seminar für Arabistik de l’Université de Göttingen. Le lecteur en trouvera une version plus académique dans les actes du colloque à paraître dans la revue Arabica.

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