Entretien avec Pascal Boniface
Géopolitologue de renom et auteur prolifique d’ouvrages spécialisés, décryptant avec clairvoyance, probité, et souvent à contre-courant de la doxa dominante, les rapports de force qui régentent un monde complexe et tumultueux, où émerge, irrésistiblement, un nouveau monde multipolaire, on ne présente plus Pascal Boniface.
A l’occasion de la parution de ses deux derniers livres aussi édifiants que passionnants – «Guerre en Ukraine, l’onde de choc géopolitique» (Armand Colin, août 2023) et «Pascal Boniface, Tommy, Géostratégix 2 : Les grands enjeux du monde contemporain (Dunod, 27 septembre 2023)» – le directeur du prestigieux Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) apporte son éclairage sur des questions brûlantes d’actualité.
Expert avisé de la géopolitique, de ses réalités, de ses antagonismes, de ses intrications et de ses enjeux, sur une scène mondiale qui n’a rien d’un long fleuve tranquille, Pascal Boniface, ce brillant pamphlétaire à ses heures perdues, qui démystifia courageusement en 2011 « Les Intellectuels faussaires » (les BHL, Finkielkraut, Fourest, Encel, Val, Sifaoui et consorts…), a accepté de répondre aux questions d’Oumma.
Parmi les conséquences géopolitiques et diplomatiques de la guerre en Ukraine, l’une des plus frappantes n’est-elle pas la façon dont est perçu ce conflit en dehors de l’Occident ? Un conflit qui témoigne d’une “désoccidentalisation du monde”, dixit l’ancien ambassadeur Michel Duclos.
Cela fait déjà très longtemps que Hubert Védrine et moi parlons de la fin du monopole de la puissance du monde occidental. La grande erreur des Américains a été de croire que le monde était devenu unipolaire après la disparition de l’Union soviétique. Ils n’ont pas réalisé que la globalisation allait susciter un phénomène d’émergence des pays du Sud. Ce que l’on voit à propos de la guerre en Ukraine, c’est un clivage qui se renforce the West versus the rest, la guerre est existentielle et centrale du côté occidental.
Pour les pays non occidentaux, c’est une guerre européenne dont ils ne sont pas responsables, mais dont ils supportent malgré eux les conséquences (inflation, crise économique). S’ils condamnent à l’ONU majoritairement l’agression russe, ils ne veulent pas prendre de sanctions contre elle et estiment n’avoir pas à obéir aux pays occidentaux.
Ils remarquent par ailleurs que l’évocation de principes universels des Occidentaux est à géométrie variable. On accueille à bras ouverts les réfugiés ukrainiens, on repousse ceux qui viennent du Sud. On est intransigeant sur l’acquisition de territoires par la force effectuée par la Russie, on reste muets quand elle est faite par Israël.
À la fin de mon livre sur la guerre en Ukraine, Guerre en Ukraine, l’onde de choc géopolitique (Armand Colin, août 2023), je publie deux communiqués du G7 concernant la guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien. Lorsqu’on inverse les termes utilisés, le résultat est frappant.
Les BRICS, qui se sont réunis à Johannesburg (Afrique du Sud) du 22 au 24 août, se sont élargis en accueillant six nouveaux pays, dont l’Iran et l’Arabie saoudite. Les BRICS, selon vous, peuvent-ils réellement faire contrepoids à l’ordre mondial actuel ?
Les BRICS ont le vent en poupe. Devant les Ambassadeurs français, le 30 août dernier, Emmanuel Macron déclarait : « il y a des dizaines de demandes d’adhésion aux BRICS, il n’y en a pas au G20. »
Les BRICS sont devenus un peu l’anti G7. Ils refusent un monde dominé par l’Occident. Ils refusent également et surtout que le dollar, monnaie nationale américaine, serve de monnaie pour les échanges internationaux avec tout le poids que cela peut donner aux États-Unis.
Les BRICS ne sont pas une alliance, ils ont des systèmes politiques, des positions stratégiques différentes, mais en s’unissant, ils pèsent plus face aux pays occidentaux. C’est un club, ils développent leurs échanges économiques dans leur monnaie nationale. Certains sont dans une position de confrontation avec les États-Unis. D’autres veulent maintenir des relations avec les Occidentaux, mais en étant traités comme des partenaires, pas comme des supplétifs.
Les accords d’Oslo scellés entre Israël et la Palestine ont fêté leur trentième anniversaire, et force est de constater qu’ils se sont soldés par un échec cuisant. Une cruelle désillusion, au point que l’historien palestinien Elias Sambar, qui participa à leurs négociations, a affirmé dans un entretien au Monde que « L’actuel gouvernement israélien joue la carte du désastre ». Dans ce même entretien, il a fait part de ses craintes concernant une nouvelle expulsion de la population arabe d’Israël et de Cisjordanie. Partagez-vous cette inquiétude ?
Les accords d’Oslo sont morts et, disons-le tout net, la solution à deux États également. Il y a une super hypocrisie des pays occidentaux qui disent poursuivre cet objectif, alors qu’ils savent très bien qu’il n’est plus atteignable, en grande partie du fait qu’ils n’ont jamais voulu exercer la moindre pression sur Israël.
Les assassins de Rabin sont au pouvoir en Israël et tiennent un discours ouvertement raciste qui annonce la catastrophe. Les pays occidentaux font semblant de s’en offusquer, mais ne prennent aucune décision concrète. La plupart des pays arabes en font de même. L’Autorité palestinienne, corrompue, s’accroche à ses privilèges et a également une très lourde responsabilité.
Les régimes militaires du Mali, du Burkina Faso, du Niger, issus de récents coups d’État et foncièrement hostiles à la France, ont signé une charte d’alliance défensive. Ces différents putschs marquent-ils un recul d’influence de la France au Sahel et plus largement en Afrique ?
Il y a un recul évident de la France. Dans cette région, il y a plusieurs facteurs. Les troupes d’un pays étranger, même si elles sont accueillies comme étant des troupes de libération, apparaissent très rapidement comme des troupes d’occupation. Nous n’aurions pas dû rester si longtemps au Mali, surtout en étant lié à un régime de plus en plus rejeté par la population, du fait de sa corruption.
Les putschs militaires ont renversé des démocraties, mais les populations ne voyaient pas ce que la démocratie leur apportait. Le concept de guerre contre le terrorisme de la région a conduit à faire de l’aspect sécuritaire l’essentiel de notre relation avec ces pays. Il y avait par ailleurs des contradictions dans le fait de faire appel à la jeunesse et de s’appuyer sur des régimes héréditaires corrompus et sans légitimité, de condamner le coup d’État au Mali et de l’approuver au Tchad. Et puis, dans un monde globalisé, nos débats de politique intérieure sont écoutés ailleurs. Les diatribes anti-immigrés et anti-musulmans, si présentes dans notre débat public, ternissent irrémédiablement l’image de la France à l’étranger.
La dernière question porte sur les relations entre l’Algérie et le Maroc. Les deux pays voisins s’opposent notamment sur l’épineuse question du Sahara occidental. D’après vous, dans le rapport de force qui s’est engagé, existe-t-il un équilibre géopolitique et géostratégique entre les deux pays, ou un pays a-t-il pris le pas sur l’autre ?
Les accords d’Abraham ont changé la donne. Ils ont renforcé le Maroc, avec désormais un appui très net des États-Unis et d’Israël. L’Algérie, quant à elle, bénéficie de l’augmentation du prix de l’énergie, mais est encore en difficulté sur le plan intérieur.
L’Algérie fait un rapprochement entre la cause palestinienne et sahraouie pour se présenter comme le champion du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le Maroc a consolidé ses positions en Afrique depuis son retour dans l’Union africaine. Le Maroc est cependant inquiet des excès actuels et futurs du gouvernement israélien, qui rendraient délicate sa relation avec Tel-Aviv.
Propos recueillis par la rédaction Oumma
Guerre en Ukraine, l’onde de choc géopolitique (Armand Colin, août 2023) et Pascal Boniface, Tommy, Géostratégix 2: Les grands enjeux du monde contemporain, (Dunod,27 septembre 2023), deux ouvrages que nous vous recommandons particulièrement.
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