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Moines de Tibhirine ; un dixième anniversaire bien discret

Notre rédaction a longuement attendu de se faire l’écho d’une manifestation officielle et notoire pour le dixième anniversaire de la disparition des sept moines de l’Abbaye Notre Dame de l’Atlas, à Tibhirine en Algérie. Cela aurait pu se faire à la fin du mois de mars, où leur disparition a été constatée, en 1996, ou à la fin du mois de mai, où l’on a retrouvé leurs restes, la même année. Peut être avons-nous été inattentifs et quelque chose nous aura échappé. Nous ne manquerons pas dans ce cas de relever rétrospectivement ce qui aura été accompli, en dehors du cercle des chrétiens d’Algérie ou des personnes attachées par des liens familiaux ou spirituels à la communauté cistercienne.

Nous tenons cependant, après ce temps d’attente, en ce milieu du mois de juin, à marquer, pour notre modeste part, ce dixième anniversaire du sacrifice d’hommes de foi, de dialogue et de paix sur la terre algérienne, si souvent et si terriblement éprouvée à cette époque.

Nous ne le ferons pas en évoquant les zones d’ombre incontestables de cette tragique affaire, puisque l’on ne sait toujours pas, dans un contexte aussi opaque en Algérie qu’en France, ce qui s’est exactement passé, ni qui sont les vrais responsables. Nous le ferons en évoquant ce qui est lumière, simplement par le rappel du nom de chacun d’entre eux, dont la vie fut clarté, transparence, et simplicité :

Dom Christian de Chergé, prieur de la communauté, 59 ans.

Frère Luc Dochier, 82 ans.

Père Bruno Lemarchand 66 ans.

Père Célestin Ringeard, 62 ans.

Frère Paul Favre-Miville, 57 ans.

Frère Michel Fleury, 52 ans.

Père Christophe Lebreton, 45 ans.

Nous le ferons aussi en reproduisant le testament exemplaire et admirable de Dom Christian de Chergé, leur prieur :

Quand un A-Dieu s’envisage

S’il m’arrivait un jour, et ça pourrait être aujourd’hui, d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille, se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays. Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat. Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément. J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout coeur à qui m’aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer.

Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la "grâce du martyre" que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain idéalisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.

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L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Evangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première église, précisément en Algérie, et, déjà dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : "qu’il dise maintenant ce qu’il en pense !" Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui Ses enfants de l’Islam tels qu’il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences. Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette joie-là, envers et malgré tout.

Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes soeurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !

Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce merci, et cet "A-Dieu" envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen ! Inch Allah !

Alger, 1er décembre 1993 Tibhirine, 1er janvier 1994,

DOM Christian-Marie de Chergé

Nous proposons enfin à nos lecteurs, nous situant toujours dans la lumière, une petit bibliographie partielle de ce qui a pu être écrit par (ou à propos de) ces victimes dont nous voulons nous souvenir encore, dix ans après, quand beaucoup, parce que c’est la force des choses et le train de la vie, s’ingénient à oublier :

Bruno CHENU, (textes recueillis par), Sept vies pour Dieu et l’Algérie, Paris 1996.

Christian de CHERGE, (textes recueillis et présentés par Bruno CHENU), L’invincible espérance, Paris 1997. Dieu pour tout jour, (Recueil, Coll. Cahiers de Tibhirine), Librairies Siloë, 2004.

René GUITTON, Si nous nous taisons…- Le martyre des moines de Tibhirine, Paris 2001.

P. Christophe LEBRETON (Journal de Tibhirine), Le souffle du don, Paris 1999.

Robert MASSON, Tibhirine – Les veilleurs de l’Atlas, Paris 1997.

P. Bernardo OLIVERA, abbé général des Cisterciens -Trappistes, Jusqu’où suivre ? Les martyrs de l’Atlas Paris 1997.

La rédaction

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