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L’islamophobie

Niée par la majorité de la classe politique[1] qui refuse de contempler l’image grimaçante de la France qu’elle nous renvoie, l’islamphobie, en dépit du livre stimulant que lui a consacré Vincent GEISSER[2] peine à prendre, tant dans le champ intellectuel français que dans le champ médiatique, une place comparable à celle du racisme en général ou de l’antisémitisme en particulier. Ce refus de lui faire une place est en soi problématique, et révélateur de la difficulté à en admettre la réalité. Essayons de la cerner un peu mieux avant de voir ce qu’elle recouvre.

L’islamophobie est d’abord un passage par la parole qui s’en prend au musulman en tant que tel. Non pas à l’islam ou au musulman tel qu’il est, mais tel qu’il est/qu’ils sont reconstruit(s) sur un mode fantasmatique. Cette verbalisation facilite les passages à l’acte.

Ces dernières années, la parole s’est déchaînée : en décembre 2003, l’abbé Philippe Sulmont, 82 ans, a été poursuivi pour ses propos haineux envers l’islam : « toutes les populations infectées par la religion musulmane sont endoctrinées par le Coran, un sacré livre qui est le manuel pratique pour que s’étende le règne du démon aux dépens de la royauté du Christ »  ; « il n’y a plus de frein à l’entrée des étrangers chez nous et la civilisation chrétienne est menacée par les étrangers »  ; « l’islam modéré n’existe pas » écrira-t-il dans son bulletin paroissial. Il semble en revanche que le christianisme le soit trop : « C’est la lutte du Coran contre la Bible et l’Evangile ! [… Aujourd’hui l’Eglise veut] réduire l’Evangile au seul mot d’amour […] on essaye de faire passer le Christ pour quelqu’un de bonasse, sans énergie ». Condamné à 800,00 € d’amende, après avoir été condamné par sa hiérarchie, il se compare aujourd’hui à Salman Rushdie…[3]

Les politiques ne sont pas en reste et ont laissé se dérouler la cascade du mépris : dans son discours sur la laïcité du 17 décembre 2003, Jacques Chirac a souhaité que « notre jeunesse ne soit pas exposée aux vents mauvais » reprenant ainsi les propos du maréchal Pétain dans son discours du 12 août 1941, qui avait suivi le second statut sur les juifs et était annonciateur de nombreuses mesures répressives, notamment à l’encontre des francs-maçons. Cette curieuse référence ne fera jamais l’objet d’un mot d’excuse ou d’une rétractation. J. Chirac commettra d’autres dérapages verbaux lors de sa visite au Chambon sur Lignon, où il opposera implicitement les juifs « présents depuis des temps immémoriaux » à des musulmans qui ne seraient là que de fraîche date, ou bien encore lors de sa prestation télévisée du 14 juillet 2004 lorsqu’il parlera de « nos compatriotes juifs ou musulmans ou tout simplement français ».

Son Premier ministre ne sera pas en reste : à l’issue d’un comité interministériel consacré à l’antisémitisme, il désignera implicitement les coupables, annonçant que son gouvernement « va continuer cette politique d’expulsion qui doit être le nôtre vis-à-vis de tous ceux qui entretiennent des liens actifs ou passifs avec les forces terroristes ». Bien sûr, ajoute-t-il prudent, « aucune communauté religieuse [ne] doit se sentir désignée »[4], même si, en pratique, seuls les musulmans le sont.

Cette libération de la parole – dont on pourrait relever maints exemples au plan local, les élus locaux ayant souvent encore moins de retenue que les élus nationaux – a une conséquence, en dépit des principes républicains dans lesquels elle se drape souvent[5] : « Les actes racistes et antisémites explosent »[6]. Les six premiers mois de 2004 ont connu autant de faits discriminatoires que toute l’année 2003. Si Mouloud Aounit a raison de dire qu’il faut s’attaquer aux discriminations sociales « qui favorisent la logiques des boucs émissaires » [7] ce n’est peut-être pas suffisant : comment ne pas imaginer que la tenue de propos discriminatoires par des personnes détentrices de l’autorité publique, l’indifférence des tribunaux à l’égard des pratiques qui en découlent logiquement comme en matière de droits à construire, de droit au logement, de détournement des règles de l’urbanisme, par exemple, n’entraîne un sentiment d’impunité chez des individus qui, autrement, ne seraient jamais passés à l’acte ?

Aux propos hostiles ou méprisants s’ajoute le silence quand des paroles de réconfort seraient attendues : « Les élus locaux n’étaient pas là, ni maire, ni conseillers municipaux, ni député. En période électorale, sons doute n’ont-ils pas voulu s’afficher aux côtés des musulmans ? »[8] déplorait Kamel Kabtane après l’incendie de deux mosquées en Haute Savoie au début du mois de mars 2004, déploration terrifiante dans ce qu’elle montre de sentiment d’abandon chez une partie de nos concitoyens.

L’affaire dite « du R.E.R. D » va être un sommet dans la construction idéologique de ce que j’appellerai « l’agresseur expiatoire », image fantasmatique du musulman de banlieue violent et antisémite, soudant contre lui l’ensemble de la communauté nationale à la fois effrayée et ravie – ravie de pouvoir mettre un visage à ses angoisses et à ses haines.

Si grande que soit la place occupée par politiques et journalistes dans le développement de l’islamophobie, ils ne sont pas les seuls à déverser le mépris, qui peut prendre les voies les plus autorisées du monde académique. Dans son ouvrage intitulé Religion et Société en Europe[9], René REMOND oscille entre indifférence polie et attention contrainte et aborde le sujet par une double négation : « L’islam n’est pas un inconnu pour les nations européennes…  »[10], pour aborder la question de la demande des musulmans de « …bénéficier des droits et des libertés que les Etats reconnaissent aux confessions chrétiennes. »[11] Si rien ne s’y oppose en principe, « La reconnaissance de ce droit rencontre cependant deux sortes de difficultés »[12]  : il pointe l’absence de hiérarchie, qui entraîne « l’épuisement »[13] des gouvernements à rechercher des interlocuteurs « qualifiés » et, plus fondamentalement, le fait que « l’islam se présente comme un ensemble unifié »[14], incapable, selon lui, de distinguer entre communauté religieuse et société civile et politique, et de citer les « écarts » entre les traditions européennes et l’islam, comme la polygamie à laquelle il consacre un paragraphe.

Cette position est pour le moins curieuse : R. REMOND semble méconnaître que le droit canon ne reconnaît, par exemple, ni le divorce, ni la contraception, ni l’avortement. Peut-on dire pour autant que cela met en danger la sécularisation et la laïcité ? Je ne le crois pas. Mais comment expliquer que ce qui est indifférent dans un cas, soit problématique dans un autre ? R. REMOND nous livre subrepticement la clé de sa vision du monde quelques pages plus loin : « A relire ces pages qui se sont lentement formées je prends soudain conscience de la place qu’y occupe le catholicisme. Elle n’a pas été cherchée ni délibérée. »[15] S’en tenir à des pré notions sans les examiner ni les remettre en question, d’ou qu’elles viennent à qui qu’elles s’appliquent, peut servir de fondement inconscient à un rejet de l’Autre dont les conséquences peuvent être dramatiques.

Une question mérite une attention particulière : celle dite du voile à l’école. La « commission de sages », réunie sous la présidence de Bernard Stasi pour débattre de la laïcité montrera assez peu de sagesse en laissant entrer dans ses murs les débats du monde extérieur et va s’emballer sous l’effet d’une pression médiatique de plus en plus forte. Au lieu d’écouter les filles qui se disent Françaises quoi que n’utilisant pas des références qui n’appartiennent pas directement à l’histoire de France et bien que l’on sache, depuis la Diète de Worms, que la modernité est avant tout le choix de la conscience individuelle opposée à une tradition imposée par l’autorité publique, les « sages » vont développer une vision essentialiste de l’islam qui les conduira ainsi à auditionner une Iranienne contrainte de porter le voile par un régime dictatorial, comme si cette situation était comparable à celle d’une société démocratique, voire une vision essentialiste de la religion tout court, le voile devenant le symbole des trois vices qu’on lui attribue : le fanatisme, l’aliénation et l’obscurantisme.

Un tel débat et les conclusions auxquelles il a donné lieu ne pouvait ensuite qu’être biaisé ; la réponse de la commission n’a pas été la réponse à une question, mais la réponse à un sentiment d’angoisse diffuse, tel qu’il s’exprime sur la scène médiatique.

Cette angoisse diffuse est celle d’une perte de conscience de soi même, en partie provoquée par l’ignorance de notre propre histoire, notamment spirituelle.

La question du voile à l’école fait ressurgir une conception de la femme à la fois perverse, manoeuvrière, poursuivant des buts cachés – à savoir l’islamisation rampante de notre société, son incapacité à faire des choix individuels éclairés et sa soumission « naturelle » à des autorités religieuses obscurantistes. Au reste, s’il semble légitime que l’on ait oublié que St Charles Borromée ait exigé des pénitentes qui venaient se confesser qu’elle aient le visage couvert « avec décence d’un voile qui ne soit pas notablement transparent, fait de crespe, de linge, de laine ou pour le moins de quelque estoffe de soye d’une couleur modeste »[16], l’est-il d’avoir oublié Saint Paul ? Dans I Cor. XIV, 34 -35 : « que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis de parler ; mais qu’elles soient soumises, selon que la Loi elle-même le dit. Si elles veulent s’instruirent sur quelque point, qu’elles interrogent leur mari à la maison ; car il est honteux pour une femme de parler dans une assemblée », citation que l’on peut utilement compléter par la suivante extraite de I Tim. II, 11-14 : « Que la femme écoute l’instruction en silence, en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de faire la loi à l’homme, qu’elle se tienne en silence ; car c’est Adam qui fut formé le premier, Eve ensuite. Et ce n’est pas Adam qui a été dupé ; c’est la femme qui, séduite, en est venue à la transgression »…

Peut-être, munis de ces citations, pourrons nous regarder autrement ceux qui brandissent des Corans à la face des musulmans en les accusant de misogynie…

Un autre reproche fait aux musulmans est de vouloir toujours et en tous points imiter le Prophète

C’est là aussi oublier que l’un des plus grands succès de librairie des derniers siècles, parfois plus lu que la Bible elle-même, s’est appelé L’imitation de Jésus Christ.

Son origine est incertaine : l’hypothèse la plus ancienne en fait un texte du XIV° siècle, écrit par Jean Gersen (ou Gerson), moine à l’abbaye de Saint Etienne en Vercelli (Italie), une autre l’attribue à Thomas de Kempis (1380-1471), moine au Mont Sainte Agnès à Zwolle (Hollande). Deux sites Internet lui sont aujourd’hui consacrés : « voxdei.org » et « saint-esprit.net ».

L’édition plus classique que je vais utiliser, traduite par Lamennais, est parue en 1875 et s’ouvre par une gravure représentant une fidèle voilée égrenant un chapelet – image décidément rassemblante de bien des monothéismes. L’ouvrage est divisé en quatre livres, eux-mêmes divisés en chapitres, ceux-ci se terminant par une « Réflexion ». Les livres successifs se proposent d’être un cheminement vers une spiritualité intérieure : « Avis utiles pour entrer dans la vie intérieure », « Instructions pour avancer dans la vie intérieure », « De la vie intérieure », « Du sacrement de l’eucharistie » enfin. Que nous propose-t-il ? Imiter le Christ autant que faire se pourra tout d’abord, et donner au lecteur des conseils pour sa vie spirituelle, dont certains, à les lire, prennent aujourd’hui de curieux échos : « Voulez-vous comprendre parfaitement et goûter les paroles de Jésus Christ ? Appliquez-vous à conformer toute votre vie à la sienne »[17]

« Modérez le désir trop vif de savoir ; on ne trouvera là qu’une grande dissipation et une grande illusion »[18]

« N’ayez de familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu toutes celles qui sont vertueuses »[19]

« Il vaudrait mieux avoir le monde entier contre vous que d’être dans la disgrâce de Jésus. […] Lui seul doit être aimé uniquement… »[20]

« Car si vous mourrez avec lui, vous vivrez aussi avec lui ; et si vous partagez ses souffrances, vous partagerez sa gloire. »[21]

« L’impie veut savoir, et c’est là sa perte. Il demande le salut à la science, il le demande à l’orgueil, il le demande à lui-même : et du fond de son intelligence ténébreuse, de sa nature impuissante et dégradée, sort une réponse de mort. Chrétiens, ne l’oubliez jamais, le juste vit de la foi »[22]

Une commentatrice contemporaine de cet ouvrage conclut un article qu’elle lui consacre par ces propos :

« En fait, l’ouvrage ne porte pas si mal le titre que lui donna la tradition, car son sujet est bien de nous exhorter à imiter le Christ : “Que votre serviteur travaille à se former sur votre vie, parce que là est mon salut, et la vraie sainteté” […]. Aujourd’hui encore, l’Imitation de Jésus-Christ a l’avenir devant elle. »[23]

Oubli de l’histoire tout court : aurions-nous oubliés, nous protestants, sans remonter jusqu’aux réactions à la Révocation de l’Edit de Nantes, que nos ancêtres, en ne décorant pas leurs maisons pour la Fête Dieu se marginalisaient ? Que les évêques faisaient appel aux gendarmes pour interdire l’entrée des « communes catholiques » aux évangélistes protestants ?[24] Qu’en 1879, l’évêque de Nevers protestait auprès du préfet contre l’ouverture d’un lieu de culte protestant ? Le préfet ayant refusé la demande épiscopale («  … au point de vue des intérêts spirituels du culte protestant, il est inadmissible qu’ils soient soumis à votre appréciation… »), l’évêque fit appel au ministre qui clos l’affaire par ces mots : « Les représentants d’un culte n’ont pas qualité pour s’immiscer dans les rapports de l’autorité civile avec les autres cultes »[25]

Les militants laïcs auraient-ils oubliés, eux, qu’après le vote de la loi de séparation, certains « … maires voulurent interdire aux prêtres d’être en soutane en dehors des églises : être “habillés en femme” constituait un trouble à l’ordre public. » [26]

Dans ce tableau très sombre – mais qui, si nous avions plus de place, pourrait l’être beaucoup plus – il est possible de voir cependant une paradoxale lueur d’espoir. Paradoxale parce que violente et douloureuse. La France me semble, aujourd’hui, dans une situation comparable à celle qui a précédé l’Affaire Dreyfus : celle-ci a éclaté, en effet, à une époque où l’intégration des juifs à la communauté nationale était précisément en train de se faire.

C’est bien cette intégration se faisant qui a provoqué une vague d’antisémitisme devant le vertige que révélait la proximité de plus en plus grande de l’Autre. La figure de l’altérité est tenue aujourd’hui par le musulman et les « deuxième » voire « troisième génération » sont effectivement plus Français que les jeunes gens de leur âge qui vivent à Tunis, à Alger, ou à Istanbul : ils s’habillent de la même manière, écoutent les mêmes musiques – Khaled ou Tarkan l’étant aussi par des Français « de souche » – et sont tout aussi ignorants de la religion musulmane que ce que le sont les chrétiens de leur âge de leur propre religion. Ils sont, en un mot, comme le capitaine Dreyfus, à qui l’Affaire a (presque) appris qu’il était juif.

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Nous savons, depuis les lumineuses pages de René GIRARD sur le sujet, que l’une des caractéristiques du bouc émissaire est d’être suffisamment ressemblant au groupe majoritaire pour pouvoir remplir son rôle.

La foi, l’espérance et la charité nous commandent d’en épargner la charge à notre prochain.



[1] Comme l’a montrée l’unanimité entre François BAROIN, député-maire UMP de Troyes et Anne HIDALGO, première adjointe PS de Paris, lors de l’émission « Mots croisés » du 3 novembre 2003 sur Antenne 2.

[2] La nouvelle islamophobie, éd. La Découverte, Paris, 2003, 122 pp.

[3] Cf. « Le Monde » du 10.12.2003 et « Libération » du 22.12.2003.

[4] Cf. « Libération » du 04.05.2004 ;

[5] Cf. GEISSER (Vincent), La nouvelle islamophobie, éd. La Découverte, Paris, 2003, p. 15.

[6] Cf. « Libération » du 11.07.2004

[7] Idem.

[8] Cf. « Libération » du 08.03.2004.

[9] Ed. du Seuil, Paris, 1998, 307 p.

[10] REMOND (R.), op. cit., p. 263.

[11] Idem, p. 264.

[12] Id.

[13] id.

[14] id.

[15] id. p. 289.

[16] Cf. DELUMEAU (Jean), La Peur en Occident, éd. Fayard, coll. Pluriel, 2003, p. 423.

[17] Cf. p. 5.

[18] Cf. p. 7.

[19] Cf. p. 19

[20] Cf. pp. 88-89 

[21] Cf. p. 102

[22] Cf. p. 348

[23] Sr Cécile RASTOIN, O.C.D., « Revue catholique de formation permanente Esprit et Vie », in www.esprit-et-vie.com.

[24] ENCREVE (André), Les protestants en France de 1800 à nos jours, éd. Stock, Paris, 1985, p. 79.

[25] Affaire rapporté par A. ENCREVE, op. cit. p. 92.

[26] BAUBEROT (Jean) in Le voile, que cache-t-il ? (sous la direction d’Alain HOUZIAUX), Les éditions de l’atelier/Les éditions ouvrières, Paris, 2004, p. 74.

* Texte publié dans le journal de la Fédération Protestante de France : “Information – Evangélisation” en mai 2005.

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