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Le « wahhabisme », arme fatale du néo-orientalisme (partie 2 et fin)

Expansion et marginalisation

On a conscience du caractère aporétique de la « définition » proposée. Mais il serait naïf de vouloir enfermer dans une description figée un double mouvement, théologique et socio-politique. Contre toute tentative de définition dogmatique, le wahhabisme doit être étudié dans son contexte politique et social ; c’est une réforme religieuse qui – à la manière de toutes les réformes peut-être – est redevable de l’histoire plus que de la théologie.

Trois grandes ruptures ont en effet marqué le xxe siècle, siècle de l’expansion de l’Arabie saoudite et de la marginalisation concomitante de l’islam officiel saoudien. La première fut celle de la conquête du Hedjaz en 1925. Les oulémas hedjazis, relevant des écoles juridiques chaféite et malékite, imprégnés du salafisme venu d’Egypte, participèrent eux aussi à la construction de l’islam d’Etat : les oulémas et cheikhs wahhabites (issus du Nadjd) n’étant tout simplement… pas assez nombreux pour occuper tous les postes religieux créés après la conquête, ils ne purent « wahhabiser » que très superficiellement la province nouvellement conquise ; cantonnés par ailleurs dans l’administration judiciaire et éducative, sous étroit contrôle politique, ils servirent davantage la politique de centralisation étatique qu’ils n’imprimèrent leur marque à l’Etat nouvellement créé. Ce clivage entre la tendance wahhabite (dominante au sommet de l’establishment religieux) et la tendance plus largement « salafiste » (notamment dans les nouvelles provinces conquises) fut un premier facteur de diversification interne de l’islam saoudien et de marginalisation des oulémas wahhabites au sein de l’Etat saoudien.

La deuxième rupture, à partir des années 1950, fut provoquée par l’accueil en Arabie des Frères musulmans égyptiens et syrien, persécutés dans leurs pays d’origine et réquisitionnés par le nouvel Etat pour y conduire la modernisation du système scolaire et de l’idéologie officielle : « Pendant les années 1970, si l’on considère la proximité, la cohabitation et l’échange de bons procédés entre la pensée des Frères musulmans et celle des wahhabites, on peut dire que le wahhabisme gagna en dynamisme grâce à la pensée des Frères et au rôle que tint en Arabie leur activisme social, culturel et éducatif, rôle qui ne se réduisait pas aux mosquées, au rite, à la théologie et à la prédication1. » C’est en grande partie par les Frères musulmans réfugiés en Arabie (autour notamment de l’Egyptien Muhammad Qutb, frère de Sayyid Qutb, exécuté par le régime de Nasser en 1966) que fut conduite, à partir de 1973, la prédication saoudienne dans le monde – aboutissant ainsi non pas à une wahhabisation de l’islam mondial, comme on le croit souvent, mais bien plutôt à une mondialisation du wahhabisme, au sens de diversification doctrinale et, en même temps, de définition d’une orthopraxie sans grand rapport avec les pratiques wahhabites.

Enfin, la troisième grande rupture, à partir des années 1970 et 1980, coïncida avec l’émergence d’un islamisme saoudien bâti en grande partie contre l’institution religieuse et son islam officiel, pour protester à la fois contre la main-mise du politique sur les champs religieux, judiciaire et éducatif – sur les ressources symboliques qui permettraient à la société d’affirmer son indépendance – et contre la politique énergétique et sécuritaire pro-américaine du pouvoir en place (surproduction pétrolière, gabegie budgétaire, financement de la guerre Irak-Iran et de la guerre du Golfe, etc.). Héritier doctrinal d’une synthèse entre wahhabisme saoudien et salafisme égyptien, ce mouvement consacre la marginalisation des « oulémas du palais » et assied la légitimité populaire et la pertinence politique du mouvement lancé par les « cheikhs périphériques2 ». Ce mouvement, qui remet en cause de l’un des critères de validité du wahhabisme – le pacte souvent léonin entre politique et religieux -, apparaît sur la scène publique dans les années 1990 ; il participe actuellement à la politique de réformes prudentes lancées par le prince héritier ‘Abd Allah3.

Ces trois ruptures ont sérieusement mis à mal la pertinence contemporaine du concept de wahhabisme, quel que soit le sens qu’on lui donne. La tradition doctrinale élaborée par les théologiens se réclamant de la réforme de Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhâb ne peut en effet être dite wahhabite que si l’on fait abstraction des influences diverses qui l’ont pénétrée de l’extérieur de la péninsule arabique et, surtout, des transformations imprimées à la doctrine (notamment d’un point de vue juridique) par le pouvoir politique4. A fortiori, l’islam officiel professé par l’establishment religieux saoudien n’est plus strictement wahhabite : institutionnalisé, systématisé, parfois manipulé, il a perdu en vigueur réformatrice ce qu’il a gagné en puissance exécutive. Par ailleurs, ni les pratiques religieuses des Saoudiens, irréductibles par définition à une doctrine théologique stricte, ni l’influence de l’Arabie dans le monde musulman, ni les doctrines professées par certains groupes islamistes dans le monde ne sont wahhabites, pour un faisceau de raisons qu’on pourrait résumer par deux propositions simples : premièrement, le wahhabisme comme réforme n’exerce pas la même force d’attraction que d’autres mouvements religieux ou politique ; deuxièmement, le wahhabisme comme institution politique a confié son destin à des forces non-wahhabites, à d’autres formes de salafisme.

Vieux-wahhabisme, néo-wahhabisme et post-wahhabisme

Autrement dit, le wahhabisme appartient d’une certaine manière au passé, en ce qu’il aurait trahi ses idéaux de jeunesse : tel est par exemple le sens de la critique du wahhabisme engagée par le jeune historien saoudien Hasan al-Malikî : « Il brocarde l’extrême rigidité doctrinale du wahhabisme, qu’il nomme ironiquement “al-tayyar al-madhhabî” – littéralement le “parti-école” – signifiant par là que le wahhabisme, qui aspirait à l’origine à dépasser la distinction des écoles juridiques5, est devenu le contraire de ce qu’il visait à devenir : une nouvelle école, dont la particularité est d’être plus rigide même que les autres6. »

Revenu à sa fonction première – polémique et critique -, le terme de wahhabisme semble avoir définitivement perdu toute validité descriptive. En témoignent les nombreuses tentatives de « dépasser » l’appellation de wahhabisme : « vieux-wahhabisme7 », « néo-wahhabisme8 » et autre « post-wahhabisme9 », toutes ces expressions disent au fond la pertinence limitée du concept qu’elles visent à amender. Relativisé par l’histoire politique de la péninsule arabique, noyé dans la géographie complexe de l’islam contemporain, le wahhabisme semble aujourd’hui un mouvement révolu. Grossièrement manipulé par les médias occidentaux, dans le but avoué de faire du « terrorisme » une production endogène, une efflorescence culturelle ou une curiosité ethnologique du Moyen-Orient, le wahhabisme peut néanmoins échapper à la généalogie fantasmée et à l’occultation des dynamiques banalement politiques et géopolitiques de son instrumentalisation – quitte à avouer sa caducité, et à redevenir un concept polémique entre les mains de ceux qui combattent aujourd’hui dans l’arène idéologique et politique saoudienne.

Que le terme de wahhabisme serve au passage aux néo-orientalistes à « culturaliser » ou à « théologiser » les nécessités banalement mondaines à l’œuvre dans la vie politique saoudienne et dans la production de la violence armée au Moyen-Orient découle à vrai dire de la fonction stigmatisante qui est la sienne depuis Sulayman ibn ‘Abd al-Wahhâb. Ce faisant, les contempteurs occidentaux du wahhabisme s’inscrivent – peut-être à leur insu – dans une histoire qui les dépasse et les englobe, à côté de tous ceux pour qui, depuis le 18e siècle, « wahhabisme » a signifié « ennemi ». Qu’on admette enfin que la première démarche d’une pensée laïque soit de nommer un chat un chat, et que l’amphigouri des nouveaux orientalistes cache le plus souvent… la volonté d’en découdre.

Qu’on admette également que la modernité, comme l’Etre aristotélicien, se dit en plusieurs sens et qu’elle ne désigne pas uniquement notre capacité très platonicienne à traiter par la condescendance tout ce qui ne nous imite ou ne nous ressemble pas. On constatera alors que la boîte à outils islamique ne manque pas d’instruments – même les plus rigoureux ou les moins conciliants en apparence – dans lesquels la modernité, non seulement peut se dire, mais se dit effectivement.

Notes :

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1 ‘Alî al-‘Umaym, « Man al-mas’ûl ‘an hâdi ‘âshir sibtimbir ? Riwâiya ba‘dh mâ jarâ » (Qui est le responsable du 11 septembre ? Le récit de quelques événements), Al-Sharq al-Awsat, 13 septembre 2002.

2 Cf. Malika Zeghal, Gardiens de l’islam. Les oulémas d’Al Azhar dans l’Egypte contemporaine, Paris, 1996, p. 31.

3 Cf. Pascal Ménoret, « Pouvoirs et oppositions en Arabie saoudite : de la contestation armée à l’institutionnalisation de l’islamisme ? », Maghreb-Machrek, 177, 2003, p. 21-35.

4 Sur la fabrique du droit islamique en Arabie saoudite et sa coexistence avec les droits positifs importés, cf. Tabet Koraytem, Le pluralisme juridique en Arabie saoudite. Essai de systématisation, thèse de droit comparé, Paris-III, 2000.

5 Les quatre écoles juridiques de l’islam sunnite : hanéfisme, chaféisme, malékisme et hanbalisme.

6 Stéphane Lacroix, « Between Islamists and Liberals : Saudi Arabia’s new “islamo-liberal” reformists », Middle East Journal, 58, 3, 2004, p. 352. Cf. Hasan al-Malikî, Nahwa inqâdh al-târîkh al-islâmî (Pour sauver l’histoire islamique), s. l., s. d.

7 Werner Ende, « Religion, Politik und Literatur in Saudi-Arabien. Der geistesgeschichtliche Hintergrund der heutigen religiösen und kulturpolitischen Situation », Orient, 22, 3, 1981, p. 390.

8 Reinhard Schulze, Islamischer Internationalismus im 20. Jahrhundert. Untersuchungen zur Geschichte der Islamischen Weltliga, Leiden, 1990, p. 132.

9 Stéphane Lacroix, « Between Islamists and Liberals », loc. cit., p. 364.

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