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Le pluralisme des médias français à l’épreuve des points de vue religieux

Le 9  février dernier, pendant le débat organisé par Franz-Olivier Giesbert dans son émission intitulée « La Grande Question » sur France 5, Sophie Graziani, présentée comme une militante catholique, exprimait, face à un Michel Onfray imperturbable et à  Tariq Ramadan sa totale incompréhension à voir l’espace médiatique se refermer  face à toute intervention sur la Cité se basant principalement ou exclusivement sur une foi ou une croyance religieuses.
Quelques jours plus tard, Reporter Sans Frontières établissait son classement mondial de la liberté de la presse, dans lequel la France a encore décliné par rapport à l’année précédente, en se positionnant à la 39ème place.
Alors que cette seconde décennie du XXIème siècle dans laquelle nous évoluons voit encore et toujours les questions du vivre-ensemble se poser de façon de plus en plus sensible dans notre pays, et près de dix ans après le vote de la loi interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école (en priorité le voile islamique), comment mettre en lien ces deux faits de l’actualité ? Autrement dit, est-ce que la chape de plomb posé dans les journaux sur tout développement intellectuel basé sur la religion participe de la régression de la liberté de la presse en France ? Surtout, en quoi cette séparation révèle-t-elle un défaut majeur de nos sociétés sécularisées, en prenant d’abord l’exemple de la France ?

Etat des lieux succinct des médias français : l’exemple des quotidiens

L’un des maux principaux des médias écrits actuels repose sur le fait que l’éventail de la presse généraliste française est constitué en très grande majorité de titres reflétant, pour chacun d’entre eux, une tendance politique particulière. Ainsi, alors que le Figaro, le doyen de nos quotidiens nationaux, est le réceptacle des courants de droite (libéraux, conservateurs voire réactionnaires), l’Humanité est l’organe quasi-officiel du Parti communiste français. C’est pourquoi chaque titre possède une ligne éditoriale précise qui, de fait, exclut de ses colonnes et de son champ d’interprétation de l’actualité tout point de vue qui serait motivé par un a priori de pensée autre. Il  est logiquement inconcevable, en conséquence, qu’un éditorialiste tel qu’Yves Thréard s’aventure, s’il quittait son poste de directeur adjoint du Figaro, à proposer ses compétences à un journal comme l’Humanité.
La France étant par ailleurs le pays de la laïcité (ce qui la place dans une position hautement originale par rapport à ses partenaires occidentaux), l’univocité globale du point de vue défendu par un titre de journal empêche à ce que des argumentations s’appuyant sur une motivation religieuse puissent réellement s’exprimer sur tel ou tel fait d’actualité. Il serait pourtant utile, dans un souci d’exercice effectif du pluralisme, et sans que cela soit une remise en cause de la doctrine laïque qui régit les institutions de la République (que ne sont d’ailleurs pas les journaux), que les citoyens connaissent toutes les opinions existantes au sein du spectre sociétal français sur les sujets importants, quand bien même ces opinions trouveraient leurs raisons d’être dans une religion.
De plus, à l’heure où beaucoup de nos compatriotes expriment des préjugés généralement négatifs sur les religions en général et sur l’islam en particulier, les intellectuels possédant un a priori de croyance doivent pouvoir trouver des interfaces afin de tenter de prouver la sincérité et la pertinence de leurs propositions et d’inviter à un débat argumenté, objectif et sans anathèmes.
Mais alors, peut-on tirer un lien entre cet état de fait et le recul de la France dans le classement mondial produit par Reporters Sans Frontières sur la qualité de la liberté de la presse ?

Le pluralisme dans les médias français

Avant de poursuivre, il convient de rappeler un fait majeur. Bien qu’en phase descendante (la France est 39ème, ayant perdu vingt places depuis dix ans), notre pays permet un haut degré de liberté d’expression et se place donc loin devant la plupart des pays de ce monde, particulièrement ceux appartenant à la sphère arabo-musulmane (même si parmi cette dernière la Tunisie s’est distinguée en devenant récemment le premier Etat au monde à inscrire dans sa Constitution le droit à l’accès à Internet).
Pour cette année, il apparaîtrait, selon les premiers éléments à notre disposition, que la baisse de la position de la France de deux places par rapport à l’année dernière est consécutive, entre autres, de deux faits d’actualité récents : la fusillade au siège de Libération et la promulgation par le président de la République de la loi de programmation militaire visant, à l’orée 2015, à permettre à l’Administration de se saisir d’une multitude de données qui transitent par les opérateurs Internet.
Pour autant, il est légitime de s’interroger sur le degré de pluralisme présent sur la scène médiatique française, puisqu’il est l’un des critères sélectionnés par l’ONG pour la construction de son classement. Car, pour se cantonner aux quotidiens français, excepté la Croix dont la ligne éditoriale procède d’un a priori religieux, aucune analyse de penseurs motivant leurs réflexions à partir de leur adhésion religieuse ne trouve preneur au sein des colonnes de nos journaux. En ce qui concerne l’islam, seul Internet, par le biais des sites communautaires, permettent à l’a priori musulman de s’exprimer. En écho à Tocqueville quand il écrivait que « les Français veulent l’égalité dans la liberté et s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage », les journaux français donnent ainsi l’exemple du communautarisme politique et religieux, tendance sociale qui se traduit dans une soumission non-exigeante à l’entre-soi culturel et politique, au lieu d’une confrontation des points de vue tirés d’expériences différentes.
Si nous voulons inverser cette tendance, il faut que nous tirions la conséquence du fait que la sécularisation, telle qu’elle s’est produite en Occident dans des pays comme la France, comprise comme une libération de la raison humaine face à l’obscurantisme de la religion, n’offre pas le cadre par lequel les hommes, se sachant mortels, peuvent répondre à leur quête de sens.

L’utilité d’une éthique spirituelle dans le débat public

En effet, la pensée universelle a déjà exprimé ses inquiétudes quant à l’absence de la spiritualité dans nos sociétés modernes. Au début du XXème siècle, Charles Péguy, un antimoderne, voyait poindre, tout en critiquant cet état de fait, deux types d’hommes : ceux qui préparent leur vie après la mort, et ceux qui préparent leur retraite[i]. Max Weber parlait du « désenchantement du monde ». Des penseurs musulmans tels que Mohamed Iqbal[ii] ou Muhammad Asad[iii] ont établi dans le phénomène de sécularisation qui le caractérisait le fait que l’Occident se trompait sur le long terme s’il ne souhaitait ne garder qu’un seul de ses deux yeux ouverts : celui de la raison, tandis que celui de la spiritualité, refermé par la sécularisation et la modernisation technique et bureaucratique, impliquait qu’il devenait borgne. Abdennour Bidar, quant à lui, même si son appel à une réforme de l’islam par une sortie de la religion traditionnelle demeure critiquable pour qui est animé par un a priori islamique, pointe à juste titre le fait que l’Occident « n’a pas su construire un ego spirituel capable d’user de ces puissances nouvelles avec sagesse », ces puissances nouvelles étant bien évidemment ce qui découle des Révolutions industrielles nées initialement en Europe et aux Etats-Unis[iv].
Puisqu’il existe des personnes, aussi constitutives que quiconque de la nation, animées par des a priori religieux, les journaux, qui n’en ont ni l’interdiction ni l’obligation, devraient se faire le réceptacle volontaire de l’ensemble des points de vue portés par les membres de la société française en ouvrant une partie de leurs colonnes aux penseurs juifs, chrétiens ou musulmans lorsqu’ils expriment ce que leur dicte leur être, leur cœur, leur foi ou leur esprit.
Prenons appui enfin, pour illustrer notre propos, sur les mots suivants de Jürgen Habermas, philosophe allemand contemporain, par ailleurs très critique sur la laïcité « à la française » : « dans l’Occident européen, le temps des oppositions entre des compréhensions anthropocentrique et théocentrique est révolu »[v]. Il faut, selon Habermas, construire une nouvelle conception de la citoyenneté, qui consoliderait les liens que tous devraient éprouver pour nos institutions démocratiques et républicaines, lesquelles nous protègent de l’arbitraire, quelles que soient nos appartenances.
Cet attachement pouvant légitimement et objectivement se faire par un prisme d’une foi ou prendre une couleur religieuse. La place manque dans cet article pour expliciter la pensée d’Habermas. Nous pouvons tout de même en retenir l’idée que la rationalité ne peut offrir le cadre servant à fournir un « concept de la vie bonne », alors que l’éthique spirituel peut le fonder par la recherche de l’harmonie intime de l’être face au monde extérieur auquel il faut s’attacher.

Conclusion

Sophie Graziani a eu raison de critiquer le fait que les points de vue religieux, dès qu’ils s’expriment ouvertement sur les sujets sérieux de notre société, ne trouvent pas les espaces appropriés pour être connus du grand public. Tant que cela restera valable au sein de la galaxie médiatique française, le pluralisme ne sera pas totalement respecté par la presse, alors qu’une tendance inverse aura indéniablement une incidence positive sur les points glanés par la France dans le barème consacré par Reporters Sans Frontières en vue de ses classements futurs.
Surtout, les a priori religieux, tout en se débarrassant ouvertement de toute volonté d’hégémonie sur le champ sociétal et politique, sont légitimes pour faire part de leurs propositions en vue de l’amélioration de la société. Ils le sont parce qu’ils participent indéniablement de l’intersubjectivité humaine, notamment en France.



[i] D’après Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, 2013
[ii] Mohamed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, 1934
[iii] Muhammad Asad, Le Chemin de la Mecque, 1954
[iv] Abdennour Bidar, L’islam face à la mort de Dieu, 2010
[v] Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, 2008
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