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“L’angoisse des islamistes est de perdre leur singularité dans le champ politico-religieux”

Certains "experts" du monde arabe  comparent les islamistes aux démocrates chrétiens européens. Vous êtes en  désaccord  avec cette comparaison et soulignez que les islamistes n'évoluent vers la démocratie que sous la contrainte.

C'est un rapprochement hasardeux qui traduit soit une espèce de mauvaise foi, soit une méconnaissance crasse de l'idéologie de l'islam politique, ou, il peut s'agir, dans le cas des islamistes légalistes, d'une tentative d'auto-légitimation auprès des États, des acteurs de la rive nord ou sud de la Méditerranée, notamment des laïques et des libéraux, pour normaliser leur présence dans le champ politique et/ou dans le champ du pouvoir.

Ils souhaitent, par là même, obtenir un brevet de respectabilité, oubliant de rappeler que les démocrates chrétiens ne se considèrent plus comme les figures tutélaires du christianisme et qu'ils ne cherchent plus à imposer, au sein de la société, l'observance à marche forcée de la norme religieuse!

Il est vrai, enfin, que les islamistes ont de profondes tendances hégémoniques, qu'ils ne réfrènent que sous la contrainte (Constitution et lois positives contraignantes) et l'opposition résolue des forces politiques ou de la société civile. On le voit ces derniers jours en Tunisie..

Comment le christianisme politique a-t-il opéré sa  conversion à la démocratie? 
 

Plusieurs éléments, politiques et philosophiques, qui permettent de nuancer rigoureusement la comparaison avec la posture actuelle des islamistes légalistes, ont permis cette conversion des chrétiens politisés à la démocratie, au milieu du XIXème siècle essentiellement. Cette conversion ne fut pas spontanée, de loin s'en faut, mais s'est opérée dans la controverse, le débat contradictoire et la contrainte institutionnelle. 

Avant d'aller plus avant dans l'explication, il est indispensable de marteler que l'expression "Démocratie chrétienne", européenne singulièrement,  recouvre des "références religieuses et philosophiques, de l'histoire, des électorats" (Cf. Jean-Dominique Durand, L'Europe de la démocratie chrétienne, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995, p. 12) différents. 
Si les démocrates chrétiens ont pu émerger, en France notamment, par le ralliement, entre autres, des catholiques à la République, c'est notamment au moyen de la laïcité qui les a en quelque sorte contraints ou forcés à rompre avec un "intransigeantisme" (le pouvoir comme bras séculier de l'Église). C'est la sécularisation et le pluralisme des sociétés européennes ou occidentales qui ont également permis ce ralliement. Il est indéniable aussi que toute une littérature, tout un appareil philosophique profondément fécond a pu préparer et accompagner une telle conversion: "Les Évangiles, les Pères et les Docteurs de l'Église, le magistère pontifical, les penseurs et politiques catholiques du XIXème siècle, des philosophes du XXème siècle comme Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Henri Bergson (…)" (Cf. op. cit., p. 111), etc.
À l'heure où les islamistes continuent d'être obsédés par les moyens légaux d'imposer des normes collectives tirées d'une lecture de l'islam, les hommes politiques d'inspiration ou de confession chrétienne cherchent à faire de la foi une "source intérieure de l'action", suivant une éthique de responsabilité et "une éthique politique selon laquelle la mutation démocratique des sociétés serait le principe d'un progrès qui mettrait la vie publique en accord avec l'éthique chrétienne de liberté, de justice, de fraternité". 

La chercheuse Sophie Bessis écrivait dans Libération  "qu'il peut y avoir, dans les partis islamistes, des personnes modérées qui acceptent un certain nombre de règles démocratiques, mais il n’y a pas de parti islamiste idéologiquement modéré". Pourtant c'est nier que le ministre marocaine des Affaires étrangères cadre du PJD par ailleurs (parti islamiste )  parle d'une distinction entre le religieux et le politique?

Il est vrai que – et c'est une prudence méthodologique importante que Sophie Bessis rappelle implicitement et fort justement du reste-, tout parti ou groupe social, de façon générale, est traversé par des contradictions, et n'est donc pas, par voie de conséquence, tout à fait homogène au plan des représentations du monde ou de l'ordre social (politique, économique, culturel, etc). C'est ce qui explique, par exemple, que des élus de Ennahda, à l'instar de Hamadi Jebali, s'opposent à la ligne dure incarnée par Rached Ghannouchi.

Ainsi, tous les acteurs sociaux, y compris islamistes, ne se ressemblent pas. Cependant, et de nouveau, l'historienne vise juste, les partis islamistes, en règle générale, n'ont pas véritablement fait le deuil définitif de l'État islamique, de la sharî'a et du Califat, malgré les contorsions sémantiques malaisées tentées ici ou là, sans tromper grand monde d'ailleurs.

C'est pourquoi, d'une part, ils suscitent constamment la suspicion de la part des non islamistes, et d'autre part, s'accordent aussi souvent avec les salafistes pour oeuvrer à renforcer leur présence dans le champ social en cherchant à y imposer la norme religieuse au plus grand nombre. Ils continuent de croire fermement qu'ils sont les seuls dépositaires de l'islam et la seule alternative politique et civilisationnelle crédible en contexte majoritairement musulman, rendant, du même coup, la cohabitation avec les laïques, y compris musulmans convaincus, aussi invivable qu'impossible!

Si les islamistes acceptent la distinction du politique et du religieux, ne vont-ils  pas perdre leur identité politico-religieuse et donc leur singularité?

Aussi surprenant que cela puisse paraître, de prime abord, des islamistes, encore minoritaires au sein de leurs partis respectifs, évoquent, en effet, la possibilité d'introduire une distinction entre politique et religion, sous le vocable arabe "al-tamiyyîz". C'est le cas par exemple du ministre des Affaires étrangères marocain, Saadeddine Al-Othmani (psychiatre et théologien), par ailleurs cadre du Parti de la Justice et du Développement.

Pour ce dernier, l'acteur social qui agit au nom de sa référence religieuse doit faire preuve d'imagination et de rationalité pour tout ce qui concerne les affaires du monde (al-mu'amalât), à chaque fois que se ma
nifestent "les silences" de la religion sur telle ou telle question sociale. Du reste, S. Al-Othmani admet à mots à peine couverts qu'il n'est pas défavorable à une certaine laïcité dès lors que celle-ci signifierait une approche "rationnelle" ou "pragmatique" des affaires publiques. En outre, on entend également de plus en plus parler, aussi bien en Égypte qu'en Tunisie ou ailleurs dans le monde musulman, dans les rangs islamistes en particulier, d'"État civil" (al-dawla al-madaniyya).

Là aussi, ceci dénote une acceptation refoulée de la "supériorité" juridique ou "culturelle" de la laïcité, sans, bien entendu, aller jusqu'au bout du raisonnement qui nécessiterait d'admettre le caractère inéluctable d'une solution laïque endogène, où les valeurs religieuses, culturelles seraient garanties,  mais où le politique n'interférerait plus avec la conscience privée.

En fait, l'angoisse des islamistes est de perdre leur singularité dans le champ politico-religieux en ralliant une conception laïque qu'ils refusent absolument depuis leur émergence au début des années 1970 et qui les priverait, fatalement, de leur traditionnel levier de légitimation qu'est l'islam. Mohamed Arkoun, Nasr Abû Zayd et bien d'autres penseurs musulmans avaient raison bien avant les autres, et surtout raison sur les islamistes, lesquels s'intéressent davantage à la lettre du texte plutôt que sur l'esprit.

En Tunisie, Ennahda  semble avoir plus d'élus femmes  dans son parti que certains partis politiques européens. Est-ce la marque d'un progressisme?

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Oui, peut-être, mais ça ne prouve rien au plan idéologique. L'idéologie, si vous me permettez l'expression, est asexuée; elle ignore le sexe. Une femme peut être tout aussi conservatrice qu'un homme, et à cheval sur les fondamentaux idéologiques. Cela dit, il est vrai aussi que dans une société telle que la Tunisie, cela ne doit pas étonné outre mesure compte tenu de l'autonomie avérée et historique de la femme et sa présence active dans l'espace social depuis des décennies.

En parlant d'Ennahda , quel est le modèle politique de Ghanouchi?

Quand on prend la peine de décortiquer une idéologie ou une pensée politique, quelle qu'elle soit, il est indispensable de se référer à des textes, des entretiens ou à des discours, auxquels l'observateur se doit de renvoyer, pour étayer ou discuter, contradictoirement, l'objet de son analyse et son interprétation.

Ainsi, me suis-je plongé, à dessein, dans l'ouvrage de Rached Al-Ghannouchi, paru pour la première fois en 1993 à Beyrouth, et intitulé: Les libertés publiques dans l'État islamique. En résumé, l'auteur signifie clairement, sans l'ombre d'un doute, que la "Oumma est la source de la législation" (p. 119) certes, même si, aussitôt, précise-t-il, que "la législation originelle en islam est la volonté de Dieu", comme il apparaît dans "la révélation, le Livre (le Coran) et la Sunna".

Autrement dit, il y a une prééminence radicale de la "souveraineté de Dieu" (al-hâkimiyya) sur la souveraineté populaire, par définition inexistante en la circonstance, et que les théologiens, ceux qui ont la capacité de "lier et de délier" (ahl al-hall wa al-'aqd) doivent entériner ou rejeter, en vertu de leur statut, les décisions ou les options de "la communauté des croyants" et des gouvernants, en fonction de la conformité ou non à  la compréhension (de ces théologiens) des textes classiques de l'islam (Coran et Sunna) et du fiqh.

Ainsi, sans postuler que la pensée de Ghannouchi est définitivement figé, en principe, toutefois, s'il avait réellement renoncé ou pris des distances avec de tels écrits, il l'aurait déclaré de lui-même; ce qui n'est pas encore le cas, me semble-t-il. Tout le monde sait que les paroles s'en vont et les écrits restent…

Pensez-vous comme Olivier Roy que nous vivons une révolution post-islamiste?

Le concept de "post-islamisme" mériterait à lui seul tout un développement. J'ai eu l'occasion de le discuter dans un article des Cahiers d'Études Africaines auquel je renvoie les lecteurs intéressés ; il est intitulé "Les catégories dénominatives de l'islam à l'épreuve d'un objet "mutant": le cas du Parti de la Justice et du Développement marocain"; il a paru dans le numéro 206-207 en 2012 de cette revue d'anthropologie et d'éthnologie. 

Très clairement, les révoltes sociales du monde arabe ou révolutions avaient des mots d'ordre profanes (justice, liberté, dignité, etc.), et les acteurs de l'islam politique ont très souvent pris le train en marche, en raison, quelques années à peine avant le déclenchement de ces mouvement sociaux, de "transactions collusives" avec les régimes de Ben Ali et de Moubarak, desquels ils s'étaient beaucoup rapprochés. 

En outre, je crois qu'il importe de distinguer trois plans: d'abord, l'islamisme, en tant que force électorale, continue incontestablement de mobiliser un électorat hétéroclite ; ensuite, au plan des représentations collectives que les islamistes ont su exploiter et alimenter à plein, grâce notamment à l'État, qui, y compris sous Ben Ali ou Moubarak, a largement fait le jeu d'un islam rigoriste ou normatif, ils ont pu ce faisant renforcer leur position dans le champ socio-politique. Néanmoins, du point de vue idéologique, leurs idéaux de départ ("État islamique", "solution islamique", "Califat", etc.) sont tous contrariés par la dure réalité. Aussi, ils ne parviennent pas, en cela, à proposer autre chose qu'un néo-libéralisme teinté d'un discours moralisateur, et la pureté des moeurs, provoquant la gronde sociale et, à terme, leur discrédit. 

De mon point de vue, il faudrait donc éviter l'expression "post-islamiste ou post-islamisme", parce qu'elle donne l'impression qu'on en aurait définitivement terminé avec l'islamisme et les islamistes! Mais, comme vous le savez, nous ne sommes certainement pas à la fin de l'Histoire. Chacun peut en convenir.

Propos recueillis par la rédaction

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