On ne présente plus Pascal Boniface, directeur de L’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques). Il répond aux questions d’Oumma.com à l’occasion de la parution de son dernier livre « La France contre l’Empire » aux éditions Robert Laffont.
La guerre contre l’Irak au printemps 2003 aurait pu selon vous constituer un tournant historique si une carte blanche totale avait été laissée aux américains ?
Si les Etats-Unis avaient réussi leur projet de faire endosser par la communauté internationale de gré ou de force leur politique unilatérale, si par exemple le Conseil de sécurité avait modifié sous la pression (pour ne pas dire le chantage des Américains) son avis et accepté franchement de voter pour une guerre qu’il refusait auparavant, on aurait fait un grand pas vers un monde réellement unipolaire où l’expression d’une volonté contraire et même différente de celle des Etats-Unis n’aurait plus été possible.
Malgré les formidables pressions que les Américains ont exercées, leur projet est resté minoritaire. Aucun des onze pays qui, au Conseil de sécurité, s’opposaient à leur projet n’a modifié sa position. Leur politique unilatérale est restée ce qu’elle était, à savoir purement unilatérale et impopulaire, approuvée seulement par une trentaine d’Etats dans le monde. Elle n’a pas pu être déguisée en politique multilatérale. La guerre d’Irak n’a donc pas été un tournant historique parce qu’elle n’a pas modifié fondamentalement les structures internationales. Elle aurait pu l’être si le monde avait cédé aux visées américaines. L’ONU serait alors devenue la chambre d’enregistrement de la politique de la Maison Blanche, ou du Pentagone.
Vous constatez qu’au delà d’un ordre unipolaire imposé par les USA, seul un monde multilatéral (plus que multipolaire) serait un gage de stabilité et de démocratie internationale ?
Dans un monde hégémonique ou unipolaire, l’ordre international est sans cesse remis en question parce que nul ne peut se satisfaire éternellement d’une domination étrangère. C’est pour cela que le gage d’un monde plus stable, mais également plus tolérant et plus ouvert, est un monde multilatéral, plus encore que multipolaire. Un monde multipolaire (où existent plusieurs pôles de puissance) peut tout à fait être compatible avec le partage entre grandes puissances de zones d’influence. Si le monde multipolaire à tout prendre est préférable au monde unipolaire parce qu’il laisse des marges de manœuvre, seul un monde multilatéral (où les décisions sont prises collectivement par les peuples) est le gage d’un ordre stable et démocratique.
Comment expliquez-vous l’attitude contradictoire des Etats-Unis soucieux de voir l’Europe prendre en charge des obligations stratégiques mais ne voulant pas quelle devienne un pôle de puissance indépendant ?
Les Etats-Unis aimeraient partager le fardeau avec les Européens, en Irak où ailleurs sans pour autant partager le pouvoir. C’est en fait une attitude assez ancienne de Washington qui insiste sur le burden sharing (partage du fardeau) mais pas sur le power sharing (partage du pouvoir). Les Etats-Unis qui ont, au départ, soutenu la construction européenne lorsqu’il y avait une menace soviétique qui fédérait les énergies occidentales sont désormais plus réticents, la menace disparue. A partir du moment où l’Europe peut devenir un véritable pôle concurrent de puissance dans le monde, cela les gênent. Derrière une approbation de principe, on voit bien que tant ce qui concerne une Europe politique que l’Europe de la défense, les Etats-Unis font tout pour peser sur cela, soit directement, soit par le biais des pays européens les plus ouverts à leurs thèses.
Les néo-conservateurs au pouvoir à la Maison Blanche ardents défenseurs d’un « exceptionnalime » américain, ne font-il pas en fin de compte que reproduire une tradition messianique des Etats- Unis ?
Les néo-conservateurs ne reproduisent qu’une tradition messianique des Etats-Unis qui date déjà de la création des Etats-Unis, comme je le montre à l’appui de plusieurs citations dans mon livre. Simplement, ils amplifient singulièrement cette tendance ancienne. Ils arrivent au pouvoir au moment où les Etats-Unis sont une puissance sans égal. Ils vont donc superposer cet état de fait qu’est l’hyper-puissance américaine, avec une tradition messianique et la conviction que les Etats-Unis sont un Etat meilleur que les autres et qui ne peut que vouloir le bien. Ceci étant, cette pensée n’est pas propre aux néo-conservateurs. C’est bien Bill Clinton qui avait présenté les Etats-Unis comme la « seule Nation indispensable », ce qui peut paraître au moins vexant pour l’ensemble des autres nations dans le monde, et dénote un mélange étonnant d’arrogance et de naïveté.
La France est sortie renforcée de la crise diplomatique qui l’a opposée aux Etats-Unis, car selon vous elle a su admirablement jouer de son soft power selon l’expression de l’expert stratégique américain Joseph Nye
La France sort à mon sens renforcée dans le monde, car jamais son image n’a jamais été aussi bonne. On lui reconnaît le mérite de s’être opposée au rouleau compresseur américain et d’avoir pris la tête de la révolte par rapport aux tentatives hégémoniques de Washington. Alors que les Etats-Unis ont compté principalement sur leur « puissance dure » (hard power), leur pouvoir de coercition, leur puissance militaire, la France, elle, qui n’a d’ailleurs pas les moyens de jouer sur ce tableau, a plutôt privilégié l’argumentation, la conviction, l’influence. On peut dire en ce sens que les pays de la vieille Europe comme la France ou l’Allemagne sont finalement plus modernes que les Etats-Unis qui comptent principalement sur les attributs de puissance datés du XIXème siècle sans avoir compris qu’au XXIème siècle dans un monde globalisé l’image, la popularité étaient des facteurs au moins aussi importants que la puissance dure. On s’en rend compte aujourd’hui où la puissance militaire américaine ne leur est que d’un très faible secours par rapport à l’hostilité que leur vouent les Irakiens.
Au Proche-Orient les américains ont des liens stratégiques et économiques avec les pays arabes. Ils se posent également en garant de la sécurité d’Israël. Pourront-ils encore gérer cette contradiction à la lumière de la nouvelle situation politique en Irak ?
A priori, il pourrait ne pas y avoir de contradiction entre les liens stratégiques et économiques des Etats-Unis avec les pays arabes et le fait qu’ils soient garants de la sécurité d’Israël, du moins si la paix existait, une paix réelle entre les uns et les autres, qui demande le règlement de la question palestinienne. Le non règlement de la question palestinienne, ajouté à l’état de guerre prolongé en Irak, et au fait que la guerre en Irak n’a pas eu d’effet positif sur le conflit israélo-palestinien (comme cela était pourtant annoncé par les Américains pour légitimer leur guerre) va poser des problèmes. De plus en plus, ceux qui dans les pays arabes disent qu’il y a un double standard, une politique du deux poids deux mesures en faveur des Israéliens vont trouver matière à argumenter.
Les troupes américaines en Irak sont confrontées à des attentats quasi quotidien.
N’ y a-t-il pas pas pour les américains un risque d’enlisement définitif ?
Les Américains ont d’ores et déjà plus de morts depuis la fin officielle des combats qu’au cours des combats eux-mêmes. Le risque d’enlisement ne peut pas être comparé au Vietnam parce qu’il n’y aura pas de pertes aussi importantes, mais en tous les cas, on voit que les Américains sont soumis à une double contradiction dans la mesure où ils ne sont apparus que très brièvement comme une armée de libération et qu’ils sont désormais perçus comme une armée d’occupation. Ils suscitent l’hostilité et ils subissent des attentats. Pour se protéger contre ces attaques, ils sont contraints de durcir le ton et de réserver des traitements à la population irakienne par le biais de la répression, ce qui va susciter de nouveau l’hostilité à leur égard. Ils sont rentrés dans un cercle vicieux où, pensant se protéger, ils développent en fait le camp de ceux qui leur sont hostiles. Ils reproduisaient sur une échelle moindre le cycle violence répression qui existe entre Palestiniens et Israéliens.
Propos recueillis par Saïd Branine
Pascal Boniface est directeur de l’ Institut de Relations internationales et stratégiques (IRIS) et membre du Comité Consultatif auprès du secrétaire général de l’ONU pour les questions de désarmement. Auteur de plus de trente ouvrages de géopolitiques, il a récemment publié Est-il permis de critiquer Israël ? (Robert Laffont 2003).
Pascal Boniface, « La France contre l’Empire »
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