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Entretien avec Olfa Lamloum : « Al-Jazira s’est constituée comme un espace de désaveu populaire des régimes arabes en place »

A l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe, éditions la Découverte, le politologue Olfa Lamloum répond aux questions d’oumma.com.

Malgré l’existence de cent vingt-quatre chaînes satellitaires arabes, en quoi Al-Jazira conserve une place unique ?

Le lancement d’Al-Jazira, la chaîne d’information satellitaire en continu, a provoqué une brèche dans le champ médiatique arabe. Affranchie du contrôle des régimes autoritaires et des pétrodollars saoudiens, Al-Jazira a rompu avec le mode dominant de l’information réduite à un rituel rébarbatif de retransmission des cérémonies du souverain. Grâce aux nouvelles technologies de l’information, la chaîne qatarie a déjoué la censure. Elle a imposé le débat contradictoire, le duel politique et la parole contestataire dans les foyers arabes. Elle a donné à voir le monde arabe comme il n’a jamais été permis de le faire. Elle a brisé le tabou de la vérité officielle incontestée et incontestable des élites au pouvoir. Pis encore, elle a rendu visible une opposition politique jusqu’alors criminalisée et persécutée.

C’est ainsi qu’au fil de ses huit années de vie, la chaîne s’est constituée comme un espace de désaveu populaire des régimes arabes en place.

Sa couverture de la deuxième Intifada et de l’opération « Renard du désert » menée par l’administration Clinton contre l’Irak l’ont consacré dans l’espace arabe. La première « guerre contre le terrorisme » menée en octobre-novembre 2001 contre l’Afghanistan fait entrer Al-Jazira dans les foyers européens et états-uniens. Depuis Kaboul, Tayssir Allouni, le correspondant d’Al-Jazira défie l’ordre impérial en contestant le mythe de « la guerre propre ». L’image de sa chaîne en pâtira. Marquée du saut de la suspicion, Al-Jazira sera trop souvent réduite aux Etats-Unis et en Europe à la voix de Ben Laden et accusée, dans la foulée, de tous les « ismes ».

Depuis d’autres chaînes ont vu le jour – Al-Arabiya (L’Arabe, chaîne d’information continue à capitaux saoudiens et émiratis lancée en février 2003) ; Al-Alam (chaîne d’information continue iranienne en langue arabe) ; Al-Hurra (la Libre, financée par le Congrès des USA et lancée en février 2004) – ou ont opté pour la technologie satellitaire – Al-Manar (Le Phare, chaîne généraliste du Hezbollah libanais). Pourtant Al-Jazira demeure singulière, pour une raison simple. Malgré le nouveau paysage médiatique concurrentiel, la chaîne qatarie demeure le témoin le plus fidèle des deux sentiments populaires majeurs dans l’espace arabe : la demande démocratique et le ressentiment anti-impérial.

Vous soulignez la double nature d’Al- Jazira qui est à la fois un outil au service du minuscule et ambitieux Etat qatari, et une voix rebelle dans l’espace arabe ?

Dans mon livre, je montre comment Al-Jazira constitue une fenêtre privilégiée pour appréhender le monde arabe dans ses mutations, ses évolutions, l’érosion de l’ordre saoudien et les nouveaux enjeux de pouvoirs. C’est ainsi que Al-Jazira est un miroir de son environnement.

Oui, Al-Jazira est rebelle face à un ordre arabe autoritaire soutenu par la puissance impériale. Mais elle est aussi ambiguë en raison fondamentalement de sa relation avec le Qatar qui l’abrite et la finance.

Le lancement d’Al-Jazira en 1996 signalait les ambitions démesurées de l’un des plus petits pays arabes par sa superficie : le Qatar. De l’aveu même de l’élite qatarie au pouvoir, la monarchie tire profit de la chaîne. Al-Jazira est d’abord revendiquée comme une preuve de la « démocratisation » du micro-Etat pétrolier. Elle est exhibée par le Qatar comme le signe le plus visible de la détermination de Hamad Ibn Jasem Al-Thani, arrivé au pouvoir en 1995, à institutionnaliser le champ politique. Elle agit ensuite comme un voile qui masque l’alliance stratégique du Qatar avec les Etats-Unis. Elle est enfin un moyen efficace pour s’affranchir du grand frère saoudien et lui disputer son rôle régional.

Al-Jazira a-t-elle réellement misé sur la figure de Ben Laden pour se singulariser et s’imposer régionalement et internationalement ?

Ben Laden a été un pari à la fois rentable et risqué pour Al-Jazira qui a bénéficié du quasi-monopole de la diffusion de ses messages. Le 7 octobre 2001, quelques heures seulement après le début des bombardements sur Kaboul, Al-Jazira passe en exclusivité le message de l’ennemi numéro un des Etats-Unis. Elle donne ainsi une voix et un visage à Ben Laden aux yeux de millions de téléspectateurs arabes et conteste par là même le monopole détenu par l’administration Bush sur la représentation du « Mal ». La concordance des intérêts est manifeste entre Ben Laden et la chaîne qatarie. Al-Jazira mise sur l’homme le plus recherché au monde pour se distinguer dans le champ médiatique global et s’imposer comme source unique d’information sur lui. Le choix d’Al-Jazira s’impose à Ben Laden pour toucher le plus grand nombre de téléspectateurs dans l’espace arabe et musulman. De surcroît, seule une chaîne arabe non inféodée aux Etats-Unis pouvait accepter de passer ses messages.

Le pari d’Al-Jazira s’est révélé juste. Certes, Ben Laden modifie radicalement l’appréciation de la chaîne par Washington, qui devient négative voire haineuse. Le bombardement « accidentel » du bureau de la chaîne en novembre 2001 à Kaboul en témoigne. Mais Al-Jazira gagne en crédibilité et en popularité chez ses téléspectateurs. Elle s’impose internationalement et réussit à devenir une source d’information incontournable en inversant le flux de l’information naguère orienté unilatéralement du Nord vers le Sud.

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Vous soulignez que le discours d’Al-Jazira est structuré par trois éléments majeurs. Quels sont-ils exactement ?

Pour caractériser la ligne éditoriale d’Al-Jazira je pense qu’il faut évoquer le panarabisme, l’islamisme libéral et le néolibéralisme. La chaîne affiche d’abord une double identité panarabe et musulmane. Elle conteste la narration journalistique impériale sur le monde arabe et donne un sens aux conflits qui l’agitent. Elle ambitionne ainsi d’être la voix d’une affirmation d’une conscience de soi et de l’Autre. Elle revendique une identité panarabe, institue et revendique une communauté de destin. En même temps elle s’inscrit dans l’ordre économique existant, affiche dans ses nombreux journaux économiques les cours des bourses internationales, et ne manifeste guère d’intérêt pour les questions sociales.

En quoi selon votre propos Al-Jazira a-t-elle pour la première fois dévoilé et popularisé dans le monde arabe, la pluralité des modes d’identification à l’islam en tant que culture, religion et politique ?

Le registre religieux se donne à voir dans toutes ses déclinaisons et sa diversité sur l’écran de la chaîne. Au point de marginaliser d’autres modes d’identification selon certaines critiques. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’Al-Jazira a conjugué, à une grande échelle et en direction d’un très grand public, « l’être musulman » au pluriel. Sur son écran, les figures du musulman sont multiples. Il est intellectuel, clerc, acteur politique, femme sans voile ou voilée, sunnite, chiite, wahabite opposé à la mixité et fervent défenseur de la charia, islamiste koweitien conservateur opposé au vote des femmes, nationaliste arabe, laïc favorable à la séparation entre religion et politique, islamiste femme défendant les droits civiques des femmes… Cette pluralité a rompu avec le monolithisme hégémonique en donnant à voir le référent religieux dans ses controverses, sa pluralité voire ses ambivalences. Ce constat optimiste doit néanmoins être nuancé car la figure la plus popularisée de l’islam sur Al-Jazira demeure celle de Youssef Al-Qaradawi, un clerc égyptien d’un réformisme très timoré, dont l’émission hebdomadaire « Al-Sharia wal hayat » (la charia et la vie) est très regardée.

Une des singularités de la chaîne dans l’espace médiatique panarabe est sans conteste son traitement de l’islam politique. Al-Jazira a choisi de donner la parole, sans tabou ni émoi, à toutes les expressions islamistes : des plus libérales aux plus extrémistes. Elle a été par là même un grand espace de débat public pour la critique des politiques d’éradication de l’islamisme et un lieu de banalisation de ce courant politique. La question qui mérite d’être posée : est-ce que la chaîne ne participe pas ainsi à l’islamisation par en bas du monde arabe ? Il est difficile d’apporter une réponse concluante à cette interrogation. Il n’en demeure pas moins vrai qu’en banalisant l’islamisme, Al-Jazira a banalisé dans le même mouvement le recours au débat politique et contradictoire. Y a-t-il une autre façon de rompre avec l’autoritarisme ?

Al-Jazira se heurte à la grande hostilité des Etats-Unis. Quels sont les moyens dont dispose l’administration américaine pour contrer l’influence de cette chaîne ?

La gestion étasunienne d’Al-Jazira est pragmatique. Elle mobilise trois registres : les pressions, l’instrumentalisation et les tentatives de marginalisation. Depuis le 11 septembre 2001, l’administration Bush a déployé une série de mesures visant à intimider Al-Jazira et à faire taire sa voix et ses images. C’est ainsi, que les bureaux de la chaîne ont été bombardés « accidentellement » à deux reprises à Kaboul et à Bagdad. On ne compte plus le nombre d’interventions de dirigeants états-uniens dénonçant le « ton guerrier » d’Al-Jazira, et leurs invitations au gouvernement du Qatar pour qu’il intervienne auprès de sa direction et modère sa ligne. La dernière et la plus importante a été sans doute l’interdiction de la chaîne en Irak depuis le 7 août 2004, permettant ainsi aux troupes états-uniennes de mener sans témoins encombrants d’abord « la bataille de Nadjaf » et récemment celle de Fallouja. Aussi, les seules images qui proviennent aujourd’hui de Fallouja sont celles des journalistes « embedded », filtrées par les marines.

Mais malgré les pressions, l’administration Bush ne boude pas complètement Al-Jazira. Elle a ainsi toujours choisi d’intervenir sur son écran pour défendre sa politique et, souvent avec condescendance, rappeler sa mission civilisatrice.

Le dernier outil de gestion d’Al-Jazira, certainement le plus coûteux, a été en l’espace de deux ans le lancement de trois nouveaux médias financés par le Congrès, dont l’objectif affiché est de redorer l’image des Etats-Unis dans le monde arabe.

La radio Sawa, le magazine Hi ! Et la chaîne d’information continue Al-Hurra (La Libre) sont investis de la même mission, comme l’a analysé un hebdomadaire francophone égyptien : mettre sur pied un « plan Marshall des cerveaux ».

Mais au-delà de la diversité des réponses états-uniennes à Al-Jazira, son agressivité vis-à-vis de la chaîne la plus virulente envers l’autoritarisme arabe renvoie à deux données majeures qui semblent de plus en plus difficiles à escamoter : la fragilité du dispositif hégémonique impérial et son illégitimité d’une part ; et l’ampleur du rôle – réel ou supposé – de cette chaîne dans le décryptage de la conflictualité qui structure aujourd’hui l’espace arabo-musulman.

Olfa Lamloum, “Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe”

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