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Entretien avec Agnès De Féo, auteure du livre “Derrière le niqab, 10 ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le niqab“

Quels sont les profils des femmes qui ont choisi  de se voiler intégralement? Pour quelles raisons ont-elles décidé de porter le niqab?  Entretien avec la sociologue  Agnès De Féo, auteure du livre Derrière le niqab, 10 ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le niqab  (avec une préface d’Olivier Roy), Ed. Armand Colin.  Un livre  fascinant qui déconstruit tous les clichés sur les “niqabées” en France.

Oumma : La loi d’interdiction de dissimulation du visage d’octobre 2010 a-t-elle été efficace ?

Non au contraire, la loi a eu un effet incitatif. Davantage de femmes ont porté le niqab après son interdiction. La répétition du discours antiniqab dans les médias, qui avait pour but de faire réagir par l’indignation les Français, a créé une forte attirance pour l’objet interdit. Le niqab est devenu désirable pour une catégorie de la population refusant les normes sociales. Certaines femmes, qui ne portaient même pas le hijab, se sont soudain senties concernées par cette prohibition dont tout le monde parlait à l’époque. La couverture médiatique s’est révélée disproportionnée. Ensuite cette fascination a été amplifiée, chez une minorité, par la guerre en Syrie et en Irak, et le départ de jihadistes occidentaux rejoignant les groupes islamistes comme Daesh. Lorsque les médias ont diffusé les images de femmes jihadistes emprisonnées dans des camps insalubres, on a pu assister à une raréfaction du niqab jusqu’à sa quasi-disparition aujourd’hui. Le modèle ne faisait plus rêver. Mais cela ne signifie pas qu’il ne reviendra pas un jour. Nous sommes devant un phénomène de mode, fluctuant en fonction de l’actualité et de sa réception par la société.

Quels effets l’opposition au niqab a-t-il provoqué sur les usagères ?

Les détracteurs du niqab se sont déversés en invectives confinant à l’hystérie. L’interdiction du niqab a provoqué une violence populaire qui s’est soldé par un repli sur soi des femmes, en désir de vengeance et les conduisant à se radicaliser, c’est-à-dire à se couper de la société et à refuser tout compromis. Davantage encore que les réseaux sociaux, les chaines d’info ont une grande responsabilité dans la construction du néo-salafisme de rupture. Celui-ci s’est forgé sur l’image construite par les médias et les personnages publics, prompts à dénoncer une hydre islamiste qu’ils ont fini par créer. Plus les clichés négatifs sont diffusés sur les musulmans, plus ces derniers cherchent à s’y conformer, car c’est à cela qu’ils sont assignés.

Vous jugez sévèrement la loi, n’est-ce pas excessif ?

Selon moi, la loi contre le niqab avait pour seul but de satisfaire les bas instincts islamophobes de la population en se drapant des beaux idéaux d’égalité des sexes et de libération des femmes. Les Français ont été abreuvés d’informations unilatérales en oubliant leur esprit critique. Et la majorité s’est engouffrée dans cette condamnation unanime, réalisant un spectaculaire consensus national (les musulmans sont très utiles à la cohésion du pays). Les politiques ont été tellement pressés de stigmatiser les femmes en niqab qu’ils en ont négligé les conséquences à long terme : marginalisation des niqabées, accentuation des violences faites aux femmes devant leurs enfants. Certains vont assister à la palpation de leur mère par des policiers en pleine rue, d’autres seront même conduits au poste. Tous seront les témoins impuissants des pleurs et du ressentiment de leur mère, célibataire dans la majorité des cas. On a voulu réprimer l’expression d’une féminité alternative en les insultant et en les violentant, pas très noble pour une société qui s’enorgueillit de grands principes humanitaires.

Emilie ©Agnès De Féo

Vous affirmez que pour comprendre l’attirance de ces femmes pour le niqab, on ne peut faire l’économie d’une plongée dans leur intimité. Pourquoi ?

On ne peut pas se limiter à leur premier discours, celui qu’elles énoncent à la première rencontre, qui est un discours formaté conforme à la doxa de leur mouvement. Celui-ci s’efface assez vite après quelques jours de fréquentation. Le problème avec les entretiens classiques est qu’ils sont valables à un instant donné, sans tenir compte des non-dits et de la complexité du psychisme humain qui avoue rarement dans un cadre normé. De plus, un entretien unique est sous le contrôle de la conscience. J’ai cherché à établir une relation intime avec mes enquêtées en les suivant pendant des mois, voire des années. J’en connais certaines depuis le début de ma recherche en 2008. Je suis entrée dans leur vie, scruté les motifs sous-jacents de leur discours, captant leurs lapsus et leurs raisons inavouables. Cela m’a demandé une longue patience en étant toujours disponible.

Quels sont les profils des femmes qui font le choix de se voiler intégralement ?

J’ai établi trois principales catégories de femmes adeptes du niqab, selon leur âge et en fonction de leur(s) partenaire(s). Il y a d’abord les jeunes femmes qui n’ont jamais vécu en couple. Ce sont des sentimentales. Elles cherchent le prince charmant qui va les combler et rêvent de la figure mythifiée du musulman viril, barbu et en kamis. Ensuite, il y a les « écorchées vives », qui ont enchaîné de mauvaises expériences conjugales avec des hommes ne pratiquant pas l’islam. Elles ont eu un ou plusieurs enfants d’unions hors mariage, quelques fois de deux ou trois pères différents. Ces hommes sont souvent des repris de justice, des hommes violents, de type bad boy, qui les ont attirées à un moment de leur vie et leur a fait vivre l’enfer. Devant les échecs, elles trouvent dans l’islam rigoriste un moyen de refaire leur vie, de recommencer à zéro, de se racheter une virginité. Elles sont alors à la recherche d’un nouveau partenaire, irréprochable moralement, incarnant le musulman pieux, « authentique », proche du modèle prophétique. En montrant leur nouvelle affiliation de manière visible avec le niqab, elles pensent montrer des gages de leur piété, de leur totale abnégation. Elles veulent incarner la musulmane idéale dans une démarche de rédemption après avoir fait l’expérience d’une vie dissolue, et ainsi gagner des points sur le marché matrimonial musulman extrêmement concurrentiel. Enfin en troisième, il y les femmes plus âgées, souffrant de solitude. Avec le voile intégral, elles contournent les problèmes de l’âge. Elles aussi sont en recherche d’union maritale. Le niqab est porté comme une garantie de piété permettant une forme de reconnaissance sociale, du moins dans la microsociété salafiste. Ce n’est là qu’une typologie schématique, mais elle a le mérite de mettre en évidence l’importance de l’homme, ou plutôt de l’homme fantasmé (car il n’existe que rarement), dans le choix du voile intégral. Attention, je ne remets pas en doute la sincérité des femmes faisant le choix de se voiler le visage dans une démarche religieuse, pour « plaire à Dieu, se rapprocher de lui, lui faire plaisir », comme elles l’expriment. Néanmoins ma recherche a consisté à décrypter les ressorts personnels enfouis derrière l’expression de ces vœux pieux.

Alexia et Saliha ©Agnès De Féo

Votre livre souligne la surreprésentation des esthéticiennes. Pour quelles raisons ?

Ces femmes sont souvent d’anciennes esthéticiennes, comme le reprend Olivier Roy dans la préface. Dans leur jeunesse, certaines ont rêvé de faire carrière dans la beauté, le mannequinat, la mode. Mais elles ont vite été désillusionnées. On pourrait les définir comme des fashion victims repenties. Le niqab leur apparaît comme un moyen de libération des contraintes physiques propres aux milieux dans lesquels elles espéraient briller. À la beauté physique inatteignable, elles opposent la beauté intérieure et spirituelle. Mais elles ne renoncent pas pour autant à leur apparence. Celle-ci ne met plus leur corps, mais leur piété en valeur. Le niqab, le jilbab et les gants, qui couvrent entièrement le corps, impressionnent leurs coreligionnaires sensibles à cette esthétique. J’ai souvent comparé cet ensemble jilbab-niqab-gants à la robe de l’avocat ou du magistrat. En se couvrant intégralement, elles ont le sentiment d’acquérir davantage de pouvoir et de dignité. 

Par ailleurs, les niqabées sont plutôt consuméristes, ne serait-ce que par l’achat de la panoplie de la parfaite musulmane. Leur côté consumériste s’exprime aussi par l’usage qu’elles font des sites de rencontres communautaires, comme muslima.com, créé pour une clientèle musulmane sur le modèle de Meetic. Le niqab rend le mariage musulman plus facile car elles incarnent le nec plus ultra de la musulmane pieuse et rigoriste, mais il n’en est que plus éphémère. Sur ces réseaux, hommes et femmes ne sont pas dans l’être mais dans le paraître. Elles sont de plus très exigeantes sur le physique de l’homme désiré.

Vous écrivez que le niqab est polysémique. Il est porté et revendiqué de plusieurs manières. Chaque femme niqabée a sa propre histoire et entretient avec son niqab une relation plus ou moins fusionnelle ?

Le niqab est porté parce qu’il procure à la femme des avantages pour différentes raisons. Certaines l’utilisent comme un faire-valoir pour trouver un partenaire, d’autres au contraire pour se protéger des hommes parce qu’elles ont été victimes d’agression sexuelle et ne supportent plus d’être « à découvert ». Le niqab fait office de protection avec l’extérieur. Enfin, il y a celles qui usent du voile intégral pour échapper aux normes de la beauté qu’elles ne parviennent pas à atteindre. C’est en m’insérant dans leur vie que j’ai pu comprendre cette relation personnelle qu’elles entretiennent avec leur voile intégral, voire le plaisir qu’elles en tirent. En regardant les hommes sans êtres vues d’eux, elles inversent le rapport de domination. Elles ne sont plus chosifiées par le regard de l’autre, mais se sentent au-dessus des autres.

Elles sont par ailleurs admirées dans la micro-société salafiste, dans laquelle elles souhaitent entrer en adoptant ses codes, sans pour autant être en contact réel. Elles s’y affilient en imitant les modèles diffusés sur le web et internet. Malheureusement le public ne comprend pas ces manifestations, alors qu’elles sont similaires à d’autres sous-cultures. Il est nécessaire de sortir du religieux pour analyser un phénomène très classique de la période adolescente.

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Votre enquête rapporte que certaines niqabées confessent avoir été tentées par des relations sexuelles multiples, et qu’elles trouvent dans le niqab un empêchement à l’assouvissement de leurs instincts en dehors du mariage ?

Les hommes, au pluriel, sont une composante importante de leur imaginaire. Je me souviens de l’une d’elles me montrant le répertoire de son téléphone portable en se vantant de n’avoir que des hommes comme contacts. Et d’une autre avouant que si elle n’était pas musulmane stricte, elle aurait toujours dix hommes chez elles. Elles présentent le voile intégral comme un garde-fou à leurs pulsions. Mais là encore, il faut décrypter ces projections fantasmatiques, car celles qui s’expriment ainsi n’intéressent plus les hommes. Elles souffrent de ne plus être courtisées. Le niqab est une bonne raison pour expliquer leurs échecs amoureux et leur célibat prolongé.

Karima ©Agnès De Féo

Vous notez que l’archétype de la niqabée sous contrainte masculine en France est une production de l’imaginaire qui n’existe pas dans la réalité ?

La contrainte supposée de l’homme musulman sur sa femme servile est un vieux fantasme français issu de l’inconscient colonial. Les musulmanes sont depuis longtemps dépossédées de leur capacité d’agir. Pourtant la grande majorité des femmes portant le voile intégral sont célibataires. Dans mon livre, j’ai voulu montrer la part volontaire des femmes dans cette autocontrainte, qui n’est pas plus aliénante que les talons aiguilles ou la minceur. Il y a bien une dimension extrême dans le port du niqab, mais extrême ne signifie pas aliénation. C’est au contraire une recherche du dépassement propre à notre modernité individualiste. Par ailleurs, le niqab est beaucoup plus contraignant pour les hommes que pour les femmes. Dans une société où toutes les femmes porteraient le niqab, les hommes perdraient la jouissance du visage et du corps féminin. Le voile intégral est un empêchement pour le regard masculin. Il est aussi une coercition sur le mari obligé de se discipliner dans ses relations avec les autres femmes. Et ici, l’époux doit affronter le regard inquisiteur de la société qui l’accuse de forcer sa femme à mettre le voile intégral. Très peu d’hommes sont attirés par ce marqueur religieux identitaire. Les niqabées sont à l’opposé de la soumission. Ce sont des femmes insoumises qui réfutent toute coercition sur elles. 

Vous soulevez aussi la question des abus sexuels ?

Le nombre de niqabées qui ont été abusées sexuellement, notamment à l’intérieur de la cellule familiale, est important. Et celles qui ont porté plainte n’ont pas obtenu réparation. Le niqab peut être un moyen de se protéger ou de se réparer. Ce sont des femmes qui soutiennent le mouvement #Metoo. Elles refusent aux hommes la « liberté d’importuner », que réclamaient Catherine Deneuve et les signataires de la tribune des 100 femmes contre #Metoo en janvier 2018. Elles n’hésitent pas à s’affirmer comme féministes. Ne pas tolérer des femmes qui font le choix de mettre leur corps et leur visage en retrait du monde, mais célébrer le droit des hommes à importuner les femmes devrait nous questionner sur notre société plus prompte à condamner le voilement du visage, pourtant consenti, que les viols et les féminicides. L’opinion publique est plus tolérante envers les atteintes au corps des femmes qu’avec une manifestation de la religiosité individuelle et inoffensive. 

©Agnès De Féo

 

Peut-on appeler ces pseudo-salafistes des fondamentalistes puisque la plupart n’étudient pas les fondamentaux ni les fondements de leur religion ?

Ces femmes sont dans une logique personnelle d’amélioration de leur vie. Elles sont autocentrées sur leur histoire, leur bien-être, très loin d’un projet altruiste ou collectif. Ce costume est tellement signifiant qu’il les dispense d’années d’apprentissage du Coran et des hadiths. J’ai souvent être frappée de constater que, contrairement aux femmes simplement voilées du hijab, leurs connaissances religieuses sont inversement proportionnelles à la surface de corps dissimulé. Certaines ne lisent même pas l’arabe après une décennie sous le voile intégral ! Elles se contentent de livres en français et apprennent par cœur des sourates du Coran à partir de leur transcription phonétique. C’est pourquoi les identifier comme des islamistes est très exagéré. En revanche, celles qui ont mis le niqab avant 2009 étaient davantage dans une démarche spirituelle et religieuse, avec de bonnes connaissances des textes musulmans. Ces dernières ont choisi de quitter la France quand la loi est entrée en application, le 11 avril 2011, pour l’Angleterre ou ont fait leur hijra au Maghreb. 

Quelles conclusions tirez-vous de votre étude ?

Il est regrettable que, dans notre société qui affirme défendre les libertés individuelles, des modes de vie alternatifs, comme celui des salafistes, ne soient pas tolérés. Cette tendance s’inscrit pourtant dans la modernité avec ses codes, ses vêtements identifiables, son lexique spécialisé. Quand les femmes musulmanes « islamiquement marquées » réclament le droit à la différence et le droit à l’indifférence, elles expriment une attitude contemporaine qui devrait être acceptée et protégée. Les citoyens français si chèrement attachés à la liberté d’expression devraient en accepter toutes les formes, y compris l’expression de l’islamité visible, d’autant que ces manifestations ne portent pas atteinte à leur liberté. 

Propos recueillis par la rédaction Oumma

Agnès De Féo, Derrière le niqab, 10 ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le niqab  ( préface d’Olivier Roy), éd. Armand Colin.

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2 commentaires

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  1. Bien que je ne sois pas pour le niqab, il faut savoir une chose,
    L’islam est pour une multiculture, les femmes ne se ressemblent pas.

    Par le passé, il y avait deux grandes écoles pour la charia,
    L’ecole de Medine , Imam Malek, ecole de l’information
    l’ecole de l’Irak, Imam abou hanifa, ecole de l’avis.

    A cette époque, les femmes en Irak n’avait pas le même quotidien que celle d’Arabie et tout le monde trouvait ça normal.
    Personne ne disait femme copie conforme. Il faut avoir l’esprit large.

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