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Discriminez-moi ! Enquête sur nos inégalités

Notre modèle d’intégration est périmé

Dans ce contexte, le concept d’ « Etat-nation », selon lequel l’Etat est supposé recouper une « culture » nationale censée être une et indivisible, signifie-t-il encore quelque chose ? Eric Hobsbaum le relevait par exemple en 1992 : nous sommes désormais dans une phase historique de déclin de la nation. De déclin, pas de disparition.

La mondialisation est passée par là. Les différences culturelles se réduisent entre les nations, a fortiori à l’intérieur du cadre européen. Les standards culturels s’uniformisent. Ensuite, à l’âge moderne – post-moderne diront certains -, l’individualisme prend de plus en plus le pas sur d’autres valeurs. Et l’individu, justement, a besoin de s’identifier à ce qui lui est propre, et non de se conformer à une culture nationale dans la mesure où l’Etat-nation est devenu trop petit, trop dilué aussi en face du monde et de ses bouleversements. Ce qui importe désormais, c’est l’ouverture et la circulation des idées, des échanges, des personnes et des capitaux sans qu’aucune entrave ne puisse atténuer la liberté qui les sous-tend. Or l’ouverture elle aussi induit un rapport de forces

Dans un monde ouvert et sans barrières, les produits, les idées et les modes de vie qui s’imposent sont ceux qui procèdent du modèle le plus puissant. La mondialisation induit deux mouvements successifs : le premier ouvre et affranchit, fait éclater les contraintes et les barrières, bref, libéralise et uniformise, tandis que le second, à travers l’imposition d’un modèle dominant, contraint et oppresse les individus, mais aussi les Etats. Et en prenant appui sur des particularismes (des « communautés idéalisées  » dit Taguief), les individus, surtout les plus « désaffiliés », tentent de se singulariser face à une culture de masse, à un modèle dominant qui homogénéisent leurs comportements, essoufflent leurs aspirations et disséminent leurs repères en même temps qu’ils imposent de nouvelles contraintes et de nouvelles valeurs face auxquelles ils ont le sentiment d’être impuissants.

Alors les groupes, les minorités, les communautés culturelles explosent, s’affirment et revendiquent, légitimement, la prise en compte de leurs identités, ce que Dominique Wolton appelle des « identités culturelles-refuges[1] ». Les échelons intercalaires entre la collectivité nationale et l’individu réaffirment ainsi leur présence et leurs spécificités en s’érigeant en boucliers face à une dissémination croissante de l’identité.

La France est confrontée à ce double problème, celui de l’expansion des identités et de la dilution de son identité nationale[2], de sa culture nationale, par le haut et par le bas. Par le haut du fait de la globalisation, donc. Par le bas du fait de la coexistence de groupes culturels qui s’affirment de plus en plus. Au surplus, la mise en avant de sa singularité, de son « exception » nationale (« la Fraaannnnce ! »), souffre de la remise en cause globale des modèles étatiques nationaux au profit d’entités fédérales, supranationales, plus adéquates dans un contexte où la compétitivité (économique, politique, stratégique) s’accélère entre grands pôles mondiaux. Les exigences de la mondialisation sapent donc notre identité nationale en la diluant presque de force – et non sans réticences ! – dans un modèle politique plus vaste : l’Europe. Celle-ci, au départ économique, donc peu « nocive » pour la souveraineté et l’identité nationales, tend aujourd’hui à devenir politique et repose sur des instruments juridiques, institutionnels et économiques dont, parfois, la logique dite « libérale » et fédérale heurte notre sensibilité nationale, encore très attachée à l’Etat, sinon à l’étatisme, et à la nation, voire au nationalisme.

La citoyenneté européenne par exemple, procédant des expériences positives de tous les pays européens, est plus ouverte et plus « libérale » que notre citoyenneté française ou que la citoyenneté allemande. Au surplus, elle s’articule avec des dispositions juridiques visant à assurer effectivement une égalité entre tous les citoyens européens. La Constitution européenne renforçait encore ce mouvement, car tant l’esprit que la lettre du droit communautaire, de manière tout à fait incontestable depuis plusieurs années, sont en avance sur nos droits nationaux, sur la question de la lutte contre les discriminations aussi bien que sur celle de la reconnaissance des minorités. Mais l’idée européenne et surtout les logiques qui la sous-tendent continuent d’effrayer, suscitant tantôt la tentation du repli national, tantôt la velléité de faire prévaloir en Europe un système confédéral plutôt que supranational. De ce point de vue, les débats qui ont précédé le référendum du 29 mai dans notre pays furent significatifs.

Alors, en définitive, qu’est-ce que notre Etat-nation aujourd’hui ? Traversé par des crises récurrentes, atteint par le syndrome de la dégringolade, voire de la déréliction, et dilué dans une construction européenne qui progresse à grands pas, il ne signifie plus grand-chose. Car nous sommes davantage dans une phase de recomposition de l’identité nationale sur des bases multiculturelles que dans une phase d’érection d’un Etat national fondée sur une homogénéité culturelle. Le caractère de plus en plus hétérogène des nations, y compris bien sûr de la France, est une donnée que nous devons prendre en compte : des communautés diverses coexistent dans un même espace politique sans que cela confine au « communautarisme », c’est-à-dire à la fragmentation et au séparatisme culturels. Notre nation est devenue une « communauté plurielle[3] ». Et si l’Etat ne s’avère plus capable de s’ajuster, c’est-à-dire de créer du lien entre ces communautés et les valeurs générales qui le fondent, sa légitimité s’en trouve remise en cause.

C’est pour ces raisons qu’il est indispensable, dans un cadre démocratique, de veiller à garantir et à préserver la diversité culturelle à l’intérieur même de nos frontières, tout en développant des valeurs modernes permettant de transcender les différentes cultures. Notre « modèle national » doit s’ouvrir aux autres cultures, aux diverses communautés culturelles, et non les nier en prétextant d’improbables spectres. On le voit bien actuellement : notre pays doute de lui-même, et il a de nombreuses raisons de douter. Il n’y a plus de directions et les leaders sortent tous discrédités de tant d’années d’incurie et d’atonie. Le « non » au référendum sur la Constitution européenne du 29 mai dernier exprimait aussi (surtout ?) cela : l’absence tragique d’un projet politique neuf, d’une direction claire pour notre pays et d’un leadership capable de l’incarner. Notre pays, nos élites et nos gouvernants doivent s’atteler à la définition d’un projet politique nouveau qui prenne en compte la diversité culturelle, c’est-à-dire une reconnaissance de l’altérité fondée sur une relation positive et constructive.

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Extrait de « Discriminez-moi ! Enquête sur nos inégalités », paru aux éditions Flammarion.



[1] Dominique Wolton, L’autre mondialisation, 2003.

[2] A cet égard, il y a aussi un paradoxe remarquable à observer que notre pays, si préoccupé par la défense du principe de diversité culturelle à l’extérieur, surtout face à l’hégémonie culturelle américaine, se montre particulièrement rétif à la promotion de cette même diversité à l’intérieur de ses frontières, en témoignent la question de la reconnaissance des langues régionales aussi bien, mais à un autre niveau, que le refus de pratiques culturelles ou religieuses considérées comme « insolubles dans la République ».

[3] Expression employée dans le Plan d’Action de Stockholm (UNESCO, mars 1998), auquel a souscrit la France, et qui indique que « les politiques culturelles devraient viser à faire apparaître la nation comme une communauté plurielle dans le cadre de l’unité nationale, enracinée dans des valeurs susceptibles d’être partagées par tous les hommes et toutes les femmes, et qui donnent à tous les membres qui la composent la possibilité de trouver leur place et de s’exprimer. »

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