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Nadia Yassine : « Tous les ingrédients d’une explosion sont bien présents au Maroc »

Figure de proue de la section féminine du mouvement Justice et Spiritualité fondé par son père Cheikh Abdesslam Yassine, l’intellectuelle marocaine engagée, Nadia Yassine, nous fait part de sa vision démocratique de l’Islam, à la lueur des extraordinaires soulèvements populaires en Tunisie et en Egypte, dont l’onde de choc continue de secouer le monde arabe. Entre espoir en un avenir plus radieux et lucidité face à un excès d’optimisme, la militante convaincue des libertés publiques et de l’Islam progressiste décrypte l’élan démocratique qui galvanise à son tour le Maroc.

Que vous inspirent les révolutions Tunisienne et Egyptienne ?

Beaucoup d’espoir en un avenir meilleur pour les peuples arabes et aussi pour la paix dans le monde, qui est devenu global et où les différentes réalités politiques s’inter-influencent. Je pense que même l’Occident (Etats-Unis et Europe ensemble) qui a longtemps soutenu les dictateurs pour des raisons de stabilité a enfin compris que la véritable garantie de ses intérêts est en dehors du schéma postcolonial classique trop flagrant. Les deux révolutions ont de plus écarté la thèse de l’islamisme fasciste par définition, et qui faisait surtout peur parce que cela pouvait mener à un bloc économique et idéologique susceptible de faire face au libéralisme sauvage des multinationales.

Il est de plus en plus clair que la revendication de l’Islam politique croise tout à fait la revendication sociale populaire, et que cet islam a la capacité de s’adapter à une certaine Realpolitik. Mais il est vrai aussi qu’il ne faut pas chanter victoire et prendre des vessies pour des lanternes. Le printemps arabe peut subir encore quelques changements climatiques et des intempéries dues au fait que la région n’est pas anodine, de par une certaine géostratégie énergétique et de proximité avec l’enfant chéri : Israël. Les puissances internationales feront tout pour encadrer dans "le bon sens" ces révolutions et l’Irak est un épouvantail assez inquiétant dans ce sens. L’optimisme donc ne doit pas tourner à de la béatitude politique. Je crois sincèrement que les peuples arabes ne manquent ni d’intelligence, ni de pertinence, mais je crois tout aussi profondément que la politique occidentale et spécialement américaine peut changer de couleur mais pas de nature. Vigilance donc !

Les observateurs soulignent une exception marocaine. Pensez-vous également que le Maroc est à l’abri d’un soulèvement populaire de grande ampleur ?

Je crois que beaucoup de choses sont spéciales au Maroc, notamment la légitimité du pouvoir basée sur la religion et la sacralité de la descendance du Prophète, dont fait partie le Roi. Je crois aussi que le Maroc est l’héritier d’une idéologie hassanienne magnifiquement bien menée en matière de conditionnement des masses, dont la majorité est analphabète, par conséquent très difficile à politiser. Je pense cependant que tous les ingrédients d’une explosion sont bien présents. Il ne faut pas oublier que les revendications communes à toutes les révolutions auxquelles nous assistons sont, d’abord et avant tout, d’ordre social. Elles ne se sont politisées que parce que le point de non retour a été atteint après la mort des martyrs et la répression sauvage.

Nous espérons toutefois que le Maroc ne passe pas par des phases sanglantes et qu’il y ait un processus de changement réel, qui ne peut se réaliser que si l’on fait table rase de la constitution. Le seul changement susceptible de sortir véritablement le pays de la crise actuelle, c’est de déclarer caducs des articles comme ceux qui font du Roi le détenteur de tous les pouvoirs. Pour l’instant, les revendications sont sociales et concernent des noms qui gravitent autour du palais, mais si le Makhzen persiste et n’opère que des tours de passe-passe comme à son habitude, cela pourrait concerner le Roi lui-même.

Que pèse politiquement et socialement le mouvement Justice et Spiritualité, fondé par votre père Abdessalam Yassine, au sein de la société marocaine ?

Le mouvement de société Justice et Spiritualité créé par mon père, et dont j’ai institué la section féminine dans les années 80, est ancré dans toutes les couches de la population, sauf peut-être dans l’élite minoritaire qui détient le pouvoir et les biens du Maroc, et qui a peur de perdre ses privilèges en cautionnant nos thèses sociales et politiques. Nous organisons des rencontres, où peuvent se côtoyer un cadre supérieur, un maçon ou un vendeur d’étalage. La spiritualité musulmane et l’humilité qui la caractérise fait de l’éducation des cœurs un ciment social des plus solides. Nous ne révélons pas le nombre de nos membres pour des raisons facilement compréhensibles concernant un mouvement réprimé et traqué depuis des décennies, mais nous sommes beaucoup plus nombreux que tous les partis réunis avec bonus à volonté…

Avez-vous répondu à l’appel à manifester du 20 février ? Quelles sont vos principales motivations et revendications ?

Justement, parlant de notre poids chiffré et de la manifestation du 20 février, nous avons décidé de ne pas submerger la rue par notre présence et de ne pas descendre en masse. Il n’était pas question de confisquer cette marche aux jeunes initiateurs du mouvement et aux autres parties participantes, d’autant plus qu’il y avait un éventail très varié de revendications. Nous sommes donc descendus sur une quinzaine de villes du Maroc pour apporter essentiellement notre soutien aux jeunes de Facebook.

Si nous avons des revendications théoriques qui vont bien au-delà d’un remaniement gouvernemental ou d’un lifting de la Constitution, nous sommes d’un autre côté une force tranquille prête à soutenir les revendications de notre peuple et surtout à marcher à son rythme. Etant pour la non-violence, nous ne voulons absolument pas opérer des césariennes historiques mais plutôt être les accoucheurs, dans la douceur, d’une réalité qui garantisse la dignité et la paix pour notre pays bien-aimé, dans les conditions que les marocains choisiront.

Les islamistes ont servi d’alibi à des pouvoirs autoritaires et à des dictatures dans le monde arabe, mais servent également d’épouvantail en Occident. Croyez-vous à cette menace islamiste brandie à tout propos par les médias et les politiques occidentaux ? En faites-vous vous-même les frais ?

Nous en avons fait, faisons et en ferons les frais encore pour un temps, cela est sûr. Je pense cependant que les amateurs de l’épouvantail islamiste se verront obligés, face à la sagesse dont ont fait preuve ces mouvements, de les rendre un peu moins repoussants. Le contraire serait anachronique et leur ferait perdre toute crédibilité. Ceci étant dit, le mal est fait et la montée de la droite, entamée dans plusieurs pays européens, obéit à une dialectique des plus difficiles à désamorcer. Le défi est double pour l’Islam politique. Il sera désormais question de continuer à mûrir des approches universalistes et de s’adapter à un contexte international hostile, mais aussi de subir la radicalité de certains de ses segments provoquée par cette systémique. Nous ne sommes pas encore sortis de cette relation khaldunienne entre le vainqueur et le vaincu propre à notre contexte postcolonial. Si le vaincu admire le vainqueur souvent, il cherche à le contrer parfois et les processus réellement démocratiques s’en trouvent compromis.

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Au sein du mouvement Justice et Spiritualité, vous avez élaboré une réflexion sur les rapports entre Islam et démocratie. La religion musulmane peut-elle être un vecteur de démocratisation des sociétés musulmanes ?

Bien sûr. Je pense que la démocratie est une expérience universelle et une sagesse dans la gestion de la chose publique, acquise après un processus historique (donc humain) très intéressant. Or les enseignements islamiques adoptent toute sagesse, quelle qu’elle soit, tant qu’elle ne remet pas en cause le fondement même de la foi et qu’elle garantit la liberté de culte. Je pense que la crispation qui peut entraver l’adoption de cette sagesse peut revenir au mauvais modèle que certains pays "démocratiques" comme la France donne de sa pratique. Certains aspects de cette "démocratie" relatifs à la liberté de culte, puisque le voile fait partie du culte dans la compréhension de certains musulmans, ternissent la crédibilité du système.

La démocratie peut facilement passer ainsi pour la protection de la non religiosité, si une certaine politique n’est pas révisée, et peut mener au cautionnement de l’autoritarisme dans les pays musulmans au nom, non pas de préceptes religieux, mais au nom de la crispation identitaire. Je crains que les peuples ne lisent pas les traités sur la démocratie ou son histoire, mais constatent les résultats de ces systèmes les concernant.

Alors, je dirais pour revenir à votre question que : oui, l’Islam peut très bien être un vecteur de démocratisation, si nous nous entendons sur le mot "Islam" et sur le mot "démocratie". Oui, un Islam rassuré sur sa pérennité sera un Islam qui ouvrira aisément la porte de l’Ijtihad pour trouver dans ses références des principes et des enseignements qui se recoupent parfaitement avec la démocratie. Oui, l’islam est complètement compatible avec la démocratie, si celle-ci n’est pas confondue avec une laïcité éradicatrice pratiquant le deux poids deux mesures. Sur le plan pratique, il faudrait regarder vers la Turquie plutôt que de focaliser sur un autre pays, obligé de jouer au bras de fer au nom des valeurs islamiques. J’ai nommé l’Iran.

Vous défendez une pensée réformatrice de l’islam. Cette réforme peut-elle s’effectuer dans un cadre politique autoritaire, ou bien seule une véritable démocratie pourrait-elle favoriser cette nécessaire rénovation de l’Islam ?

L’autoritarisme est une aberration et un archaïsme indéfendable à tous les points de vue. Un verset du Coran dit clairement au Prophète de l’Islam (sws) « Tu n’as point sur eux de pouvoir absolu » (lasta alyhim bimoussaytir) et la « Constitution de Medine est une merveilleuse preuve de ce pluralisme et de la civilité pratiquée par les musulmans des premiers temps ». Notre approche dans la théorie de base du mouvement impute aux omeyades ce détournement de l’histoire, qui nous a coupés de ces enseignements qu’on peut qualifier sans hésiter de démocratiques.

Nous pensons donc que l’Islam est un message universel de paix que nous avons le devoir de défendre et de conserver. Le politique n’est qu’un accessoire pour garantir ce droit. Si un contexte démocratique nous le permet, il est impensable de vouloir détenir le pouvoir pour le pouvoir. La spiritualité musulmane nous ordonne de nous impliquer dans la société, mais ce n’est pas forcément en nous accaparant du pouvoir. Si nous nous opposons au pouvoir et jouons le rôle d’opposants à celui-ci, c’est justement parce que nous considérons l’autoritarisme comme contraire à l’innéité de la foi, tout comme imposer le voile ou la foi musulmane à quelqu’un. Je pense qu’une aire démocratique est tout à fait idéale pour l’objectif islamique et développera la capacité de convaincre, plutôt que celle d’imposer nos points de vue.

Je crois que bien comprendre notre islamité passe aussi par reconnaître que c’est Dieu qui fait l’histoire et qu’Il nous y a mis. Les musulmans qui avaient fréquenté le Prophète (sws), et qui avaient reçus la Révélation, ont réussi à convaincre la moitié de la planète parce qu’ils n’étaient pas embarrassés d’un bagage jurisprudentiel plutôt handicapant. Il faut réfléchir désormais et oublier les modèles clefs en main.

A vos yeux, les sociétés arabo-musulmanes sont-elles mûres pour la démocratie ? Doivent-elles calquer le modèle occidental, ou au contraire s’en inspirer en réinventant une nouvelle forme de gouvernance ?

Je crois que j’ai déjà répondu de façon intrinsèque à cette question. Nous ne sommes pas nés avec des gènes antidémocratiques. Ce qui nous bloque ce sont des paramètres sociopolitiques judicieusement cumulés à travers notre histoire de confiscation de la part de nos pouvoirs.

Le défi est de pouvoir démonter doucement ce mécanisme dans les mentalités. La tâche est très difficile parce que la perception de la démocratie, comme je l’ai dit plus haut, est conditionnée par ce rapport postcolonial que nous avons avec l’Occident. Il faudra par conséquent avoir beaucoup de souffle et être inventif dans notre façon d’adopter la démocratie. Ce n’est pas une tâche qui sera facile, d’autant plus qu’à côté d’un certain binarisme érigé en miroir devant l’islamophobie, il y a un rejet de tout ce qui est perçu comme des valeurs occidentales. Il ne faut pas réduire les peuples musulmans à des internautes jeunes et branchés.

Je crois cependant que certaines surprises de l’Histoire, comme celles que nous vivons depuis quelques semaines en Tunisie et en Egypte, peuvent accélérer ces processus d’adoption. J’ai dit surprises de l’Histoire, mais en fait on pourrait appeler cela une gifle du destin. Les musulmans n’ont plus d’autre choix que celui de s’adapter au monde de Dieu.

Propos recueillis par la rédaction

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