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« Statistiques ethniques », statistiques éthiques ?*

Depuis quelques années s’est engagé en France un débat polémique sur l’usage des statistiques dites « ethniques ». Certains y voient une nécessité pour répondre aux évolutions récentes de la société française, d’autres une atteinte aux valeurs républicaines ou, pire, la menace d’un retour aux « fichiers ethniques » d’une sinistre époque. Pourtant, comme le montre ici le politologue Vincent GEISSER, le débat est souvent biaisé par des considérations politiques et idéologiques, très largement encouragées par le « sarkozysme ambiant ». Le problème n’est pas tant d’être pour ou contre les « statistiques ethniques » que de favoriser une « éthique de la statistique » concernant tous les domaines de la vie sociale.

Les « statistiques ethniques » : pudibonderie républicaine et tabou quasi sexuel

« Les grands hommes sont soucieux d’éthique, les petits d’étiquette » : déclare l’écrivain luxembourgeois Claude Frisoni. Cette citation pourrait résumer à elle seule le « vrai-faux » débat sur l’usage des « statistiques ethniques » qui, disons-le tout net, est volontairement biaisé. Comme sur les questions de religion, de laïcité, de discrimination, de sécurité…, l’art du sarkozysme est de brouiller les cartes et de tronquer les débats fondamentaux pour mieux cliver la société française, en anesthésiant davantage l’opinion publique.

Force est de constater que presque tout le monde tombe dans le piège, sans réfléchir au fond de la question : comment mesurer les discriminations qui sévissent dans notre société et qui portent atteinte à notre vie démocratique ?

En effet, le 15 novembre 2007, le Conseil constitutionnel décidait d’invalider l’article 63 de la nouvelle loi sur l’immigration[1], autorisant l’usage des statistiques ethniques. Les « Sages » justifiaient ainsi leur décision en se référant expressément à l’article Premier de notre Constitution : « Si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race  »[2].

Faut-il se satisfaire de cette décision, en s’exclamant : « Victoire ! La République a été sauvée des assauts des partisans du communautarisme, de la discrimination positive et de l’américanisation de notre société ! Sarkozy a perdu, la Raison a vaincu le dragon communautariste !  » ?

Il est vrai que l’usage des catégories statistiques, surtout quand elles touchent, de près ou de loin, la « question des origines », ne constitue pas un acte politiquement et socialement neutre. Plus que de décrire la réalité, les statistiques contribuent à la façonner. Les statistiques renvoient donc presque toujours à un « acte de pouvoir » et de « gouvernementalité »[3] qui s’apparente dans une perspective à la Michel Foucault à un attribut de souveraineté, sinon à une prérogative du Prince.

Comme le rappelle, à juste titre, la sociologue Dominique Schnapper, elle-même membre du Conseil constitutionnel[4], « la statistique n’est pas simple enregistrement de données qui seraient inscrites dans la réalité, elle contribue à créer la vie sociale en donnant une forme à la conscience que les sociétés prennent d’elles-mêmes. En d’autres termes, les données élaborées par les statisticiens, comme toute politique et toute connaissance, deviennent une part de la réalité elle-même »[5].

En même temps, Dominique Schnapper pointe du doigt l’existence d’une certaine « pudibonderie républicaine » qui nous interdirait de parler du sujet, confortant une forme de cécité « à la française » sur un thème pourtant crucial pour l’avenir de notre démocratie, à savoir la lutte contre les discriminations : « Les Français n’osent pas plus parler de l’ethnique que les Victoriens de sexe, et ce refoulement a pour effet non seulement d’ignorer la réalité, mais de la conforter et de ne pas donner aux hommes politiques, faute de la connaissance nécessaire, les moyens de lutter contre ces inégalités et ces discriminations liées à l’origine ethnique  »[6].

Tabou du sexe, d’un côté, tabou de l’ethnique, de l’autre, faut-il pour autant renoncer à en parler ?

Le problème majeur est que les bases du débat ont été, dès le départ, mal posées et on peut même supposer que le dit « article 63 » a été introduit de manière cavalière et précipitée dans la nouvelle loi sur l’immigration dans le but d’enterrer, sinon retarder, le débat public sur le sujet.

En effet, amalgamer la question de l’immigration à celle de la lutte contre les discriminations est non seulement une « faute de genre » mais aussi un acte législatif contre-productif qui contribue à brouiller les lignes de la controverse publique et à conforter l’idée fausse qu’il existerait une sorte de connivence idéologique au sommet entre les « ultra-libéraux favorables à la discrimination positive » et les « sociologues gauchisants adeptes des statistiques ethniques ».

Une telle présentation conspirationniste du débat est nécessairement tronquée comme le relève pertinemment Roxane Silberman, directrice de recherche au CNRS : « Je vois d’ailleurs dans ce terme de ‘statistiques ethniques’ une présentation assez tendancieuse et très française des recherches menées sur ces questions de devenir des populations issues de l’immigration, sur l’ethnicité, sur le racisme, sur la discrimination, assez analogue à la traduction française tout aussi tendancieuse du terme ‘d’affirmative action’ par ‘discrimination positive’ qui en inverse le sens  »[7].

Le « testing » à la place des recherches rigoureuses : la position hypocrite de SOS Racisme

Il n’y a qu’à se pencher sur le texte de la pétition initiée par SOS Racisme pour saisir la vision volontairement caricaturale des adversaires des statistiques dites « ethniques » – le terme est d’ailleurs impropre – qui assimilent l’ensemble des recherches sur la question des discriminations ethniques et raciales à un acte quasi-vichyssois, violant les principes républicains. Voici un extrait de la pétition :

« Je m’oppose à un Etat qui réhabilite une nomenclature raciale en se fondant sur la couleur de peau ou établisse un référentiel ethnico-religieux sur la base d’origines ou d’appartenances confessionnelles réelles ou supposées en totale contradiction avec les libertés et droits fondamentaux de la personne. Prétendre que l’action en faveur de l’intégration et l’égalité de traitement reposent sur l’établissement de ‘statistiques ethniques’ est une manipulation intellectuelle et politique.

On ne combat pas les phénomènes discriminatoires à l’aide de marqueurs identitaires. […] Autoriser de telles les ‘statistiques ethniques’ conduit à renforcer une vision ethnicisante du monde et offre une prétendue caution scientifique aux stéréotypes racistes qui continuent malheureusement de travailler de l’intérieur la société française. […] Au fond, je refuse de renier les principes fondateurs de notre République !  »[8]. (extrait de la pétition de SOS Racisme : http://www.fichepasmonpote.com/.).

Certes, c’est une pétition culpabilisante. Mais tous les chercheurs et les universitaires qui demandent aujourd’hui une réactualisation de nos « méthodes statistiques » doivent-ils être traités comme de véritables « renégats de la République » ou, pire, comme d’ardents défenseurs de l’établissement de fichiers ethniques au cœur du dispositif public des statistiques ?[9]

L’argumentation prête à sourire quand on sait qu’elle est produite par une organisation comme SOS Racisme qui a largement recouru, ces quinze dernières années, à la rente du multiculturalisme médiatique et qui, à travers un slogan faussement généreux comme « Black-Blanc-Beur », à contribuer à légitimer une vision raciale et racialiste de la société française.

A cela s’ajoute les analyses tronquées de SOS Racisme et de Ni Putes Ni Soumises sur les « ghettos ethniques » dans l’Hexagone qui ont véhiculé l’idée totalement biaisée que les banlieues françaises seraient comparables à des ghettos ethniques « à l’américaine », manière d’ethniciser abusivement les quartiers populaires de notre pays[10]. En somme, les professionnels de l’anti-racisme racialisant[11] d’hier ont opéré une conversion opportuniste au « républicanisme radical » d’aujourd’hui, oubliant au passage qu’ils ont été, à leur façon, les vecteurs d’une vision ethnique de la société française.

Le CV anonyme dans l’entreprise, le testing en boite de nuit : gadgets de la « bonne conscience anti-raciste »

Comment ne pas percevoir dans leur opposition au développement de véritables recherches sur les discriminations ethniques un réflexe mercantile ? Ils voient leur position sur le marché de l’anti-racisme médiatique menacées par des études rigoureuses : il est vrai que le « testing » et le « CV anonyme », tant défendus par SOS Racisme et l’universitaire Jean-François Amadieu[12], font figure dans le champ des sciences sociales de véritables « gadgets » de la bonne conscience égalitaire.

Comment penser un seul instant qu’ils puissent se substituer à des études en profondeur sur les phénomènes de discriminations ? Le « testing » et le « CV anonyme » sont à la recherche ce qu’est le stylo Bic et à la famille des stylos ou le « rasoir Bic » à la famille des rasoirs : des méthodes jetables pour cause d’usage limité dans le temps. Pire, penser qu’on puisse lutter contre les amalgames et les préjugés ethniques[13] en anonymisant et en « décolorisant » les individus est un non-sens terrifiant pour notre vie démocratique : « masque tes origines le temps du recrutement pour tromper le patron supposé raciste ! ».C’est une autre manière – même sous couvert de bons sentiments – de perpétuer les logiques discriminatoires.

Dédramatiser le débat, revenir à la raison démocratique

Il convient d’urgence de dédramatiser, de déminer et finalement de « désethniciser » le débat. Car la question des statistiques qualifiées abusivement d’« ethniques » par leurs détracteurs n’a rien à voir avec la problématique de l’ethnicité et de la « race ». Elle est d’abord une question sociale, en ce sens qu’elle est inséparable des autres formes de discriminations qui, d’ailleurs, peuvent se cumuler entre elles : genre, sexe, territoire, origines sociales, handicap, etc.

De ce point de vue, les statistiques publiques, comme le rappellent Georges Felouzis[14], François Héran, Jean-Luc Richard[15] et Roxane Silberman, intègrent depuis de longues années des « variables d’origine » – nous les appellerons ainsi faute de mieux – sans que cela est soulevé le moindre débat polémique. Pour cause, ce sont des variables « classiques » qui extraites de leur contexte polémique actuel sont d’une affligeante banalité sociologique. Mais une banalité somme toute utile et indispensable à la description et à l’analyse de notre société. Il ne s’agit donc pas de prôner une quelconque « rupture » avec la tradition française des statistiques mais de plaider pour un amélioration des outils nécessaires à la connaissance des populations vivant sur notre territoire.

Cet argument de « continuité » est d’autant plus fort qu’il s’adresse à ceux qui revendiquent les « statistiques ethniques » comme à ceux qui les combattent : Nous sommes donc bien en présence d’un « vrai-faux » débat, dont la France a la spécialité sur de nombreux thèmes, manière d’esquiver les véritables problèmes. Et force est d’admettre que l’idéologisation excessive de certains débats de société, loin de renforcer le pluralisme, contribue davantage à l’immobilisme : idéologiser le débat sur les discriminations, c’est aussi, quelque part, une manière de les légitimer consciemment ou inconsciemment et, pire, de les faire perdurer.

Car, le problème n’est pas tant d’autoriser ou d’interdire des recherches sur les discriminations recourant à des « variables d’origine » que de s’interroger sur les finalités de ces recherches. Peut-on soupçonner un seul instant les sociologues du système éducatif d’avoir utilisé, dans la construction de leurs échantillons, des « variables d’origine » pour légitimer et conforter l’ethnicisation du système scolaire français ? Peut-on suspecter les sociologues du « genre » d’avoir recouru aux « variables sexuées » pour justifier le machisme et le sexisme du monde de l’entreprise ou du champ politique ? Une telle critique ne tient pas debout.

Mettre le doigt sur un problème social – et les discriminations de type « ethnique » ou « racial » en sont un – ne signifie pas pour autant le légitimer, bien au contraire.

Ne pas confondre « variables d’origine » à usage scientifique et « fichiers ethniques » à usage administratif

On comprend dès lors que le projet d’établissement d’une « nomenclature ethnique » de la population française relève sans doute davantage du fantasme que du risque réel. De ce point de vue, une confusion est entretenue entre catégories de diagnostic (recherche, expertise) et catégories d’action publique.

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Mettre à jour des discriminations au logement frappant les citoyens français issus des migrations africaines, asiatiques ou des DOM-TOM ne signifie aucunement revendiquer une politique publique du logement qui s’appuierait sur des catégories ou des quotas, tels que « Noirs », « Maghrébins », « Jaunes », « Métis »… : « C’est fondamental, ces variables n’ont pas vocation à être consolidées dans une nomenclature standardisée, d’usage universel, sur le modèle des catégories socioprofessionnelles, qui pourrait se diffuser ensuite dans les usages administratifs. L’observation menée par des enquêtes spécialisées peut donc s’appuyer sur la construction de variables spécifiques sans qu’il soit nécessaire de recourir à des catégories institutionnelles et standardisées […].  ».

Se prémunir de toute instrumentalisation sécuritaire des statistiques

Il faut le dire et le répéter pour dissiper toute confusion et éviter de polluer le débat sur les statistiques par de fausses considérations : les catégories dites « ethniques » ne peuvent être que des catégories à la fois hypothétiques, temporaires, évolutives et réfutables. Ces quatre conditions doivent être impérativement réunies.

Il s’agit de faire clairement la distinction entre l’établissement de « fichiers ethniques » qui doivent être proscrits et même sévèrement réprimés par la loi (cf. « loi CNIL » de 1978, révisée en 2004)[16] et l’utilisation de catégories temporaires construites à des fins d’enquêtes sociologiques. La garantie que le passage de l’un à l’autre ne puisse s’accomplir (de l’échantillon d’enquête au fichier administratif), c’est précisément le respect scrupuleux de l’anonymat des enquêtés.

L’une des propositions législatives à venir pourrait être justement d’édicter des règles impératives afin que les fichiers nominatifs ayant servi à construire des échantillons soient systématiquement détruits une fois le travail d’enquête terminé. Une telle mesure, encadrée par la CNIL – ce qui est déjà, en grande partie, le cas aujourd’hui – permettrait d’empêcher définitivement la tentation d’instrumentalisation politique, électorale et sécuritaire des données signalétiques ou des éléments biographiques ayant servi à la construction des échantillons d’enquête.

Car, faut-il le rappeler, ce n’est pas tant le sociologue qui est tenté d’instrumentaliser les variables dites « ethniques » mais bien les institutions politiques et sécuritaires à des fins de contrôle social. Le langage de la statistique, comme le rappelait le philosophe Michel Foucault, est d’abord le langage du pouvoir, de l’Etat et de la souveraineté[17].

Pour une éthique de la statistique

Posé de cette manière, le débat sur les dites « statistiques ethniques » montre bien qu’il touche à une question plus générale et sans doute plus cruciale pour le futur de nos démocraties : le droit des citoyens à concevoir, maîtriser et surtout contrôler a posteriori les données produites sur eux, en tant qu’un individu mais aussi, en tant que membre supposé ou réel d’un groupe social. En ce sens, il faut espérer que l’on s’oriente progressivement en France vers une véritable politique éthique de la statique ou, plus simplement vers une éthique de la statistique. C’est à ce prix que les statistiques faussement appelées « ethniques » pourront devenir des statistiques éthiques, échappant à toute tentative d’instrumentalisation sécuritaire.



* Article paru dans une version légèrement différente dans le n° 114 de la revue Migrations Société, novembre-décembre 2007, p. 3-11.

[2] Cité par VAN EECKHOUT, Laetitia, « Le Conseil constitutionnel invalide les statistiques ethniques », Le Monde, 16-11-2007.

[3] Chez FOUCAULT, la gouvernementalité renvoie « à l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer une forme spécifique de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité », FOUCAULT Michel, Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Hautes Etudes-Gallimard-Seuil, 2004.

[4] Elle a été nommée en février 2001 par Christian Poncelet, président du Sénat.

[5] SCHNAPPER, Dominique, dans CENTRE D’ANALYSE STRATEGIQUE, Actes du colloque « Statistiques ‘ethniques’  », Paris, Maison de la Chimie, 19 octobre 2006, p. 6.

[6] SCHNAPPER, Dominique, ibid., p. 7.

[7] SILBERMAN, Roxane, dans CENTRE D’ANALYSE STRATEGIQUE, Actes du colloque « Statistiques ‘ethniques’  », Paris, Maison de la Chimie, 19 octobre 2006, p. 17.

[8] Extrait du texte original de la pétition initiée par SOS RACISME, « Fiche pas mon Pote » : http://www.fichepasmonpote.com/.

[9] ARNAUD, Didier, COROLLER, Catherine, « Les statistiques ethniques, ni tout blanc ni tout noir », Libération, 7-03-2007.

[10] WACQUANT, Loïc, « Pour en finir avec le mythe des ‘cités-ghettos’. Les différences entre la France et les Etats-Unis », Annales de la Recherche Urbaine, n° 54, mars 1992.

[11] TAGUIEFF, Pierre-André, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, Gallimard/La Découverte, 1988.

[12] AMADIEU, Jean-François, interviewé dans « Pour ou contre les statistiques ethniques ? », Le Nouvel Economiste, n° 1384, du 19 au 25 avril 2007.

[13] Cf. le dossier thématique « Migrations quand les préjugés s’en mêlent », Migrations Société, vol. 19, n° 109, janvier-février 2007.

[14] FELOUZIS, Georges, dans CENTRE D’ANALYSE STRATEGIQUE, Actes du colloque « Statistiques ‘ethniques’ », Paris, Maison de la Chimie, 19 octobre 2006, p. 11.

[15] RICHARD, Jean-Luc, « Qu’est-ce qu’un Français ? », Pour la Science, n° 24, juillet 1999.

[16] TÜRK, Alex, (président de la CNIL), dans CENTRE D’ANALYSE STRATEGIQUE, Actes du colloque « Statistiques ‘ethniques’ », Paris, Maison de la Chimie, 19 octobre 2006, p. 35.

[17] FOUCAULT Michel, Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France (1977-1978), op. cit.

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