Introduction
L’Amérique va bientôt entrer dans l’année qui verra élire son nouveau président. Bien qu’il soit impossible de prédire l’issue du scrutin, certains traits de la campagne sont facilement prévisibles. Inévitablement, les candidats auront des opinions divergentes sur de nombreuses questions de politique intérieure – soins médicaux, avortement, mariage gay, impôts, éducation, immigration, etc. – et toute une série de questions relatives à la politique étrangère provoqueront à coup sûr des débats houleux.
Que faire en Irak ? Comment répondre à la crise au Darfour, aux ambitions nucléaires de l’Iran, à l’hostilité dont la Russie fait preuve à l’égard de l’OTAN, à la puissance grandissante de la Chine ? Comment aborder le problème du réchauffement climatique, combattre le terrorisme, et inverser le processus de dégradation de l’image des États-Unis à l’étranger ? Sur ces sujets et sur bien d’autres, on peut raisonnablement s’attendre à de vigoureux désaccords entre les différents candidats.
Mais il est un sujet sur lequel – là aussi, on peut en être certain – les candidats parleront d’une seule voix. En 2008, tout comme au cours des précédentes années électorales, des candidats sérieux à la magistrature suprême ne ménageront pas leurs efforts pour faire savoir leur engagement personnel vis-à-vis d’un pays étranger – Israël – ainsi que leur détermination à maintenir un soutien américain indéfectible à l’État hébreu.
Chaque candidat répétera qu’il est parfaitement conscient de toutes les menaces qui planent sur Israël et affirmera haut et fort que, s’il est élu, les États-Unis continueront résolument à défendre les intérêts d’Israël, et ce en toutes circonstances.
Il n’y a aucune chance pour que les candidats critiquent réellement Israël ou suggèrent que les États-Unis devraient adopter une politique plus impartiale dans la région. Quiconque s’y risque devra quitter la course en cours de route. Ne voyez là aucune prophétie audacieuse, car les aspirants au poste présidentiel ont déjà déclaré leur soutien à Israël au début de l’année 2007.
Le processus s’est engagé en janvier, lorsque quatre candidats potentiels se sont exprimés à la conférence annuelle d’Herzliya sur la sécurité d’Israël. Ainsi que l’a rapporté Joshua Mitnick dans Jewish Week, ils avaient « l’air de participer à un concours devant désigner celui qui crierait le plus fort en faveur de l’État hébreu ». Intervenant par liaison satellite, John Edwards, candidat démocrate à la vice-présidence en 2004, a déclaré à son auditoire israélien : « Votre avenir est le nôtre »,avant d’ajouter que le lien qui unit les États-Unis et Israël « ne sera jamais rompu ».
L’ancien gouverneur du Massachusetts Mitt Romney a dit « se trouver dans un pays qu’[il] aime avec des gens qu’[il] aime » et, conscient des inquiétudes d’Israël face à l’hypothèse d’un Iran nucléarisé, a proclamé : « Il est temps que le monde exprime trois vérités :
1) il faut que l’Iran cesse ; 2) on peut faire cesser l’Iran ; 3) nous ferons cesser l’Iran ! » Le sénateur républicain de l’Arizona John McCain a quant à lui déclaré que « lorsqu’il s’agit de la défense d’Israël, on ne peut tout simplement pas transiger », tandis que l’ancien président républicain de la Chambre des représentants Newt Gingrich déclarait qu’« Israël affronte la plus grande menace de [sic] sa survie depuis la victoire de 1967 ».
Peu de temps après, début février, la sénatrice démocrate de l’État de New York Hillary Clinton s’est exprimée devant la section locale de l’AIPAC, déclarant qu’« en ces temps de grande difficulté et de grand péril pour Israël, il est indispensable que nous soyons fidèles à notre ami et allié, ainsi qu’à nos propres valeurs. Israël est un phare qui montre le chemin dans une région ravagée par les méfaits du radicalisme, de l’extrémisme, du despotisme et du terrorisme ».
L’un de ses rivaux à l’investiture démocrate, le sénateur de l’Illinois Barack Obama, s’est adressé à des membres de l’AIPAC à Chicago un mois plus tard. Obama, qui avait exprimé sa solidarité envers les Palestiniens et brièvement évoqué leur « souffrance » lors d’un déplacement de campagne en mars 2007, s’est livré à un éloge sans équivoque d’Israël et a bien fait comprendre qu’il ne ferait rien pour changer les relations israélo américaines .
D’autres aspirants à la fonction présidentielle, parmi lesquels le sénateur républicain Sam Brownback et le gouverneur du Nouveau- Mexique Bill Richardson, ont exprimé des sentiments pro-israéliens avec autant sinon plus d’ardeur .
Comment expliquer cette situation ? Pourquoi y a-t-il si peu de désaccords entre ces candidats sur Israël, alors même que leurs divergences sont profondes sur la quasi-totalité des autres problèmes importants auxquels les États-Unis sont confrontés, et que la politique américaine au Moyen-Orient a manifestement complètement déraillé ?
Pourquoi Israël obtient-il toutes les faveurs des candidats à l’élection présidentielle, alors que les citoyens israéliens eux-mêmes déplorent souvent les agissements de leur pays et que ces mêmes candidats sont les premiers à critiquer les actions des autres États ? Pourquoi Israël, et aucun autre pays au monde, a-t-il droit à autant d’égards de la part des leaders politiques américains ?
Pour certains, la réponse est qu’Israël est un atout stratégique fondamental pour les États-Unis et, en particulier, un partenaire indispensable dans la « guerre contre le terrorisme ».D’autres répondront que de solides raisons d’ordre moral justifient d’apporter un soutien inconditionnel à Israël, car c’est le seul pays dans cette région à« partager nos valeurs ». Mais aucun de ces arguments ne résiste à un examen impartial.
Pour ce qui est de vaincre les terroristes qui prennent les États-Unis pour cible, les liens étroits que Washington entretient avec Jérusalem ne lui facilitent pas la tâche, bien au contraire, sans compter qu’ils nuisent à la réputation de l’Amérique auprès de ses alliés dans le monde. Maintenant que la Guerre froide est terminée, Israël est devenu un handicap stratégique pour les États-Unis. Mais aucun responsable politique ne se risquera à le dire en public, ni même à soulever la question.
Il n’existe aucune raison d’ordre moral justifiant cette relation indéfectible et cette absence totale d’esprit critique. Il y a d’excellents arguments moraux légitimant l’existence d’Israël, et de bonnes raisons pour les États-Unis de s’engager à venir en aide à Israël s’il en allait de sa survie.
Mais, étant donné la façon brutale dont Israël traite les Palestiniens dans les territoires occupés, des considérations morales devraient conduire les États-Unis à mener une politique plus équilibrée, voire plus favorable aux Palestiniens. Il est pourtant très improbable qu’un homme politique briguant la fonction présidentielle ou un poste au Congrès s’exprime en ces termes.
La véritable raison pour laquelle le monde politique américain fait preuve d’autant d’égards réside dans l’influence politique du lobby pro israélien. Le lobby est un ensemble d’individus et de groupes travaillant activement à l’orientation de la politique étrangère américaine dans un sens pro-israélien.
Comme nous le verrons plus tard en détail, il ne s’agit pas d’un seul mouvement unifié, doté d’une direction centrale – et certainement pas d’une conspiration ou d’un complot –, qui « contrôlerait » la politique étrangère américaine. Il s’agit simplement d’un puissant groupe d’intérêts, composé à la fois de Juifs et de non-Juifs, dont le but avoué est de défendre la cause israélienne aux États-Unis et d’influencer la politique étrangère américaine au profit de l’État hébreu – c’est du moins ce que croient ses membres.
Les différents groupes qui constituent le lobby ne sont pas toujours d’accord sur tout, mais ils partagent le désir de promouvoir une relation privilégiée entre les États-Unis et Israël. Tout comme les efforts d’autres lobbies et groupes d’intérêts ethniques, les différentes composantes du lobby pro-israélien participent à la vie démocratique du pays, conformément à la longue tradition d’activisme des groupes d’intérêts.
Vu que le lobby pro-israélien est devenu au fil du temps l’un des plus puissants aux États-Unis, les candidats aux hautes fonctions prêtent une attention toute particulière à ses recommandations. Profondément attachés à Israël, les individus et les groupes qui composent le lobby aux États-Unis refusent que les hommes politiques américains critiquent ce pays, même lorsque cette critique est légitime ou dans l’intérêt d’Israël.
Ces groupes veulent au contraire que les leaders américains traitent Israël comme s’il s’agissait du cinquante et unième État de l’Union. Les démocrates comme les républicains redoutent les coups du lobby. Ils ont tous conscience que quiconque conteste sa politique a peu de chances d’être élu président.
Le lobby et la politique américaine au Moyen-Orient
Le pouvoir politique du lobby ne vient pas de son poids sur les déclarations des candidats à la présidentielle pendant la campagne, mais de son influence considérable sur la politique étrangère américaine, en particulier au Moyen-Orient. Les interventions américaines dans cette zone hypersensible ont d’importantes conséquences sur les habitants des quatre coins de la planète, et surtout ceux de cette région.
Voyez seulement à quel point la guerre en Irak de l’administration Bush a affecté le peuple de ce pays anéanti qui souffre depuis si longtemps : des dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers contraints à l’exil, et une guerre confessionnelle meurtrière dont on ne voit pas la fin.
Cette guerre a également été un désastre pour les États-Unis, elle a fragilisé nos alliés aussi bien dans la région qu’en dehors. On peut difficilement imaginer démonstration plus éclatante – ou tragique – de l’impact que peuvent avoir les États-Unis dans le monde lorsqu’ils font usage de leur puissance.
Les États-Unis se sont impliqués au Moyen-Orient dès les origines, concentrant la majeure partie de leur activité sur les programmes d’éducation et le travail missionnaire. C’est la fascination pour la Terre promise et le rôle du judaïsme dans son histoire qui ont fait naître chez certains l’envie d’encourager la restitution d’une terre aux Juifs, vision partagée par quelques leaders religieux importants et certains hommes politiques américains.
Mais ce serait une erreur de considérer cet engagement modeste et en grande partie privé comme étant à l’origine de la présence des États-Unis dans la région depuis la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, de leur relation exceptionnelle avec Israël aujourd’hui . Entre les incursions des pirates de Barbarie il y a de cela deux cents ans et la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis n’ont joué aucun rôle dans la région, et les leaders américains ne le souhaitaient pas.
En 1917, Woodrow Wilson a bel et bien souscrit à la Déclaration Balfour (qui exprimait le soutien de la Grande-Bretagne à la création d’un foyer national pour le peuple juif en Palestine), mais n’a quasiment rien fait pour la réalisation de ce projet.
L’implication américaine la plus significative à cette période – une commission d’enquête envoyée dans la région en 1919 par la Conférence de Paris sous la direction des Américains Henry Churchill King et Charles Crane – a même abouti à la conclusion que la population locale s’opposait à une occupation sioniste durable, allant jusqu’à donner un avis défavorable à la création d’un État juif indépendant – un avis auquel, comme le rappelle l’historienne Margaret Macmillan, « personne n’a prêté la moindre attention ».
La possibilité de placer des territoires du Moyen-Orient sous mandat américain a brièvement été envisagée mais vite abandonnée, et la Grande-Bretagne et la France ont fini par se partager les parties de l’Empire ottoman qui les intéressaient .
Les États-Unis ont joué un rôle important et croissant au Moyen- Orient à partir la Seconde Guerre mondiale, tout d’abord attirés par le pétrole, puis engagés dans la lutte anticommuniste, et enfin dans leur relation de plus en plus étroite avec Israël.
Premier pas significatif, l’Amérique noua un partenariat avec l’Arabie saoudite au milieu des années 1940 (voulu par les deux parties pour mettre un frein aux ambitions britanniques dans la région), puis s’engagea plus formellement avec l’intégration de la Turquie à l’OTAN en 1952 et le Pacte antisoviétique de Bagdad en 1955 .
Après avoir soutenu la création d’Israël en 1948, les leaders américains ont essayé d’adopter une position équilibrée entre Israël et les pays arabes et ont pris soin de ne pas nouer d’alliance officielle avec l’État hébreu par crainte de compromettre d’autres intérêts stratégiques plus importants.
Cette situation a évolué au cours des décennies suivantes, sous l’effet de la guerre des Six-Jours, des ventes d’armes soviétiques à plusieurs États arabes, et de l’influence grandissante des groupes pro-israéliens aux États-Unis.
Étant donné les transformations profondes du rôle joué par les États-Unis dans la région, il est absurde d’expliquer la politique américaine actuelle – en particulier, le soutien à Israël – en se référant aux croyances religieuses d’une époque révolue ou aux formes très différentes qu’a pu prendre l’engagement américain par le passé. Iln’y avait rien d’inévitable ou de prédéterminé dans la relation privilégiée qui lie aujourd’hui les États-Unis à Israël.
Depuis la guerre des Six-Jours en 1967, une caractéristique prépondérante, voire le coeur, de la politique américaine au Moyen-Orient est sa relation avec Israël. À vrai dire, au cours des quarante dernières années, les États-Unis ont fourni à Israël un soutien matériel et diplomatique d’une ampleur sans rapport avec celui apporté aux autres pays.
Ce soutien est en général inconditionnel : quoi que fasse Israël, le niveau de l’aide demeure en majeure partie inchangé. En particulier, les États-Unis prennent systématiquement le parti d’Israël plutôt que celui des Palestiniens, et n’exercent que rarement des pressions sur l’État hébreu pour faire cesser la construction de routes et de colonies en Cisjordanie.
Bien que les présidents Bill Clinton et George W. Bush se soient ouvertement déclarés en faveur de la création d’un État palestinien viable, aucun n’a voulu user de l’influence américaine pour le faire advenir.
Les États-Unis ont adopté une politique au Moyen-Orient qui reflète les préférences israéliennes. Par exemple, depuis le début des années 1990, la politique américaine à l’égard de l’Iran est massivement influencée par les recommandations formulées par les gouvernements israéliens successifs.
Au cours des dernières années, Téhéran a tenté à plusieurs reprises d’améliorer ses relations avec Washington et de régler les différends en suspens, mais Israël et ses sympathisants américains ont réussi à contrecarrer tout espoir de détente et à maintenir un fossé entre les deux pays.
Autre exemple : l’attitude de l’administration Bush pendant la guerre d’Israël contre le Liban à l’été 2006. La quasi-totalité des pays du monde ont condamné la campagne de bombardements d’Israël – qui a tué plus d’un millier de Libanais, civils pour la plupart – mais pas les États-Unis.
Au lieu de cela, ils ont aidé Israël à poursuivre la guerre, et des responsables importants des partis démocrate et républicain ont pris ouvertement le parti de l’État hébreu. Ce soutien inconditionnel a affaibli le gouvernement pro-américain de Beyrouth, renforcé le Hezbollah, et conduit l’Iran, la Syrie et le Hezbollah à se rapprocher, ce qui n’était guère dans l’intérêt des États-Unis, ni dans celui d’Israël.
De nombreuses décisions prises au nom d’Israël compromettent aujourd’hui la sécurité nationale des États-Unis. Le soutien sans bornes à l’État hébreu ainsi que l’occupation israélienne prolongée des territoires palestiniens alimentent l’anti-américanisme dans le monde arabo musulman, renforcent la menace du terrorisme international et compliquent la tâche de Washington lorsqu’il s’agit de traiter d’autres problèmes, tels que le programme nucléaire iranien.
Étant donné l’impopularité des États-Unis au Moyen-Orient aujourd’hui, les dirigeants arabes qui, en temps normal, auraient partagé les objectifs américains ne sont pas pressés de nous apporter ouvertement leur soutien, une situation qui réduit nos marges de manoeuvre dans la région. Cette situation, qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire américaine, est principalement due aux activités du lobby pro-israélien.
Même si d’autres groupes d’intérêts particuliers – des lobbies représentant les Américains d’origine cubaine, irlandaise, arménienne ou indienne – ont réussi à orienter la politique étrangère américaine selon leurs voeux, aucun lobby n’a détourné cette politique aussi loin de l’intérêt national des États-Unis.
Le lobby pro-israélien est notamment parvenu à convaincre de nombreux Américains que les États-Unis et Israël avaient les mêmes intérêts. Or, rien n’est plus faux.
Bien que ce livre soit principalement consacré à l’influence du lobby sur la politique étrangère américaine et à ses effets négatifs sur les intérêts des États-Unis, il faut dire aussi que le lobby a involontairement porté préjudice à Israël. Ainsi, par exemple, la question des colonies que l’écrivain Leon Wieseltier, pourtant bien disposé à l’égard d’Israël, a récemment qualifiées d’« erreur stratégique et morale sans précédent ».
Israël se porterait mieux aujourd’hui si les États-Unis avaient utilisé leur poids financier et diplomatique pour convaincre Israël de cesser l’implantation de colonies en Cisjordanie et à Gaza, et s’ils l’avaient aidé à créer un État palestinien viable sur ces terres. Mais Washington n’en a rien fait, principalement parce que le prix politique à payer eût été trop élevé pour n’importe quel président.
Comme nous venons de le souligner, il aurait mieux valu pour Israël que les États-Unis l’eussent averti que son intervention militaire au Liban en 2006 était vouée à l’échec, au lieu d’approuver le projet et de le soutenir.
En rendant quasiment impossible toute critique et en empêchant le gouvernement américain de s’opposer aux choix d’Israël contraires à ses propres intérêts, le lobby pourrait même être en train de compromettre les perspectives d’avenir à long terme de l’État hébreu.
Le mode opératoire du lobby
Il est difficile d’évoquer l’influence du lobby sur la politique étrangère américaine, du moins dans les grands médias, sans se faire accuser d’antisémitisme ou, pour les Juifs, de « haine de soi ». Il est tout aussi difficile de critiquer en public la politique israélienne ou de remettre en question le soutien américain à Israël.
Ce soutien inconditionnel est rarement contesté car des groupes appartenant au lobby usent de leur influence pour s’assurer que le discours public relaie les arguments d’ordre stratégique et moral justifiant cette relation privilégiée.
Les réactions suscitées par livre de l’ex-président Jimmy Carter, Palestine : Peace Not Apartheid, illustrent parfaitement ce phénomène. Le livre de Carter est un appel personnel en faveur d’un engagement américain renouvelé dans le processus de paix, en grande partie fondé sur sa grande expérience de cette question au cours des trente dernières années.
Si certains peuvent contester ses arguments ou ses conclusions, son objectif final est la paix entre ces deux peuples, et Carter défend sans équivoque le droit d’Israël à vivre en paix et en sécurité. Pourtant, pour avoir suggéré que la politique israélienne dans les territoires occupés ressemblait au régime de l’apartheid en Afrique du Sud et dit ouvertement que des groupes pro-israéliens empêchaient les leaders américains de conduire fermement Israël sur le chemin de la paix, Carter a été victime d’une violente campagne de diffamation lancée par ces mêmes groupes.
Non seulement on a accusé Carter d’être antisémite et de détester les Juifs, mais certains lui ont même attribué une certaine sympathie pour les nazis 10. Parce que le lobby cherche à préserver les relations israélo-américaines et qu’à vrai dire ses arguments stratégiques et moraux ne tiennent pas la route, il n’a pas d’autre choix que de tenter d’étouffer ou de marginaliser toute tentative pour faire naître un débat sérieux.
En dépit des efforts du lobby, une frange importante de la population américaine – proche de 40 % – reconnaît que le soutien à Israël est l’une des principales causes de l’anti-américanisme dans le monde. Parmi les élites, le chiffre augmente considérablement . Par ailleurs, une proportion surprenante d’Américains ont conscience que le lobby exerce une influence considérable – et pas toujours positive – sur la politique étrangère américaine.
Un sondage national effectué en octobre 2006 a révélé que 39 % des personnes interrogées estimaient que « le travail du lobby pro-israélien auprès du Congrès et de l’administration Bush [était] un facteur clé de l’engagement dans la guerre d’Irak et de l’affrontement actuel avec l’Iran ».
Dans une étude menée en 2006 auprès de spécialistes des relations internationales aux États-Unis, 66 % des personnes interrogées ont déclaré être d’accord avec l’énoncé suivant : « Le lobby pro-israélien a trop d’influence sur la politique étrangère américaine . »
Bien que les Américains aient plutôt de la sympathie pour Israël, nombre d’entre eux contestent parfois la politique menée par l’État hébreu et voudraient pouvoir suspendre l’aide américaine lorsque les agissements d’Israël sont considérés comme contraires aux intérêts des États-Unis. Bien sûr, le public américain aurait une conscience accrue de l’influence du lobby et se montrerait plus dur envers Israël et sa relation privilégiée avec les États-Unis si l’on pouvait débattre plus ouvertement de ces questions.
Cela dit, on peut se demander pourquoi, étant donné l’opinion du public sur le lobby et Israël, les responsables politiques sont si frileux à l’idée de critiquer Israël et de conditionner leur aide au respect des intérêts des États-Unis. Le peuple américain n’exige certainement pas que ses responsables politiques soutiennent Israël en toutes circonstances.
Il existe un véritable gouffre entre l’opinion du public sur Israël et sa relation avec les États-Unis et la façon dont les décideurs à Washington conduisent la politique étrangère.
La principale raison de ce gouffre est la redoutable réputation dont jouit le lobby à Washington. Non seulement ce dernier exerce une influence non négligeable sur les décisions politiques prises aussi bien par les administrations démocrates que républicaines, mais il a encore plus de pouvoir sur le Congrès .
Le journaliste Michael Massing rapporte les propos de l’un de ses membres, ami d’Israël : « On peut compter sur une bonne moitié des députés – 250 à 300 membres – pour agir conformément aux voeux de l’AIPAC. »
De la même façon, Steven Rose, ancien responsable de l’AIPAC accusé d’avoir fourni à Israël des documents confidentiels, a illustré l’influence de cette organisation devant le journaliste du New Yorker Jeffrey Goldberg en dépliant une serviette devant lui : « En l’espace de vingt quatre heures, on pourrait obtenir la signature de soixante-quinze sénateurs sur cette serviette » Et ce ne sont pas là des paroles en l’air.
Comme nous le verrons, lorsque des questions concernant Israël sont soulevées, le Congrès vote conformément aux positions du lobby, et souvent avec une écrasante majorité.
Pourquoi est-il si difficile d’évoquer le lobby pro-israélien ?
Dans la mesure où les États-Unis sont une démocratie pluraliste où la liberté d’expression et d’association est garantie, il fallait s’attendre à ce que des groupes d’intérêts finissent par dominer le processus de prise de décision politique.
Il était également inévitable que, dans cette nation d’immigrants, certains de ces groupes d’intérêts se formeraient selon des critères ethniques, et qu’ils tenteraient d’influencer la politique étrangère américaine de différentes manières .
Les Américains d’origine cubaine ont fait pression pour maintenir l’embargo sur le régime de Castro, ceux d’origine arménienne ont poussé Washington à reconnaître le génocide de 1915, et plus récemment à limiter les relations américaines avec l’Azerbaïdjan, et ceux d’origine indienne ont récemment exprimé leur soutien au récent traité sur la sécurité et aux accords sur la coopération nucléaire. De telles actions sont une caractéristique essentielle de la vie politique américaine depuis ses origines, et les évoquer suscite rarement la controverse .
Pourtant, il est manifestement moins facile de parler ouvertement du lobby pro-israélien. La raison réside en partie dans le lobby lui-même, à la fois soucieux d’afficher son influence et prompt à attaquer quiconque ose suggérer que cette influence est trop importante ou pourrait porter atteinte aux intérêts américains. Mais il en est d’autres.
Pour commencer, remettre en question les pratiques et le rôle du lobby pro-israélien semble signifier, pour certains, remettre en cause la légitimité d’Israël.
Dans la mesure où certains États dans le monde refusent de reconnaître l’existence d’Israël et où certains détracteurs d’Israël et du lobby mettent en question la légitimité de l’État hébreu, nombre de ses sympathisants peuvent tout à fait assimiler une critique même bien intentionnée à une contestation implicite de l’existence même d’Israël.
Israël laisse peu de gens indifférents et ce pays, qui a joué un rôle important de refuge pour les Juifs ayant fui l’Holocauste, constitue un élément important de l’identité juive contemporaine ; il est donc inévitable que les gens se mobilisent lorsqu’ils pensent que l’on conteste sa légitimité ou son existence même.
Mais analyser la politique israélienne et les efforts de ses sympathisants américains ne signifie pas qu’on est contre Israël, tout comme analyser l’action de l’American Association of Retired Persons (AARP – Association américaine des retraités) ne signifie pas qu’on est contre les personnes âgées. Nous ne contestons pas le droit à l’existence d’Israël, nous ne remettons pas en question la légitimité de l’État hébreu. Certains affirment qu’Israël n’aurait jamais dû être créé, ou souhaitent voir Israël passer du statut d’État juif à celui de démocratie binationale.
Nous ne faisons pas partie de ceux-là. Au contraire, nous pensons que l’histoire du peuple juif et le principe d’autodétermination nationale sont suffisants pour légitimer un État juif. Nous pensons que les États-Unis doivent être prêts à venir en aide à Israël si sa survie était en jeu.
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