L’« autre école » : une éducation sociale et politique
Lorsque la politique est un tabou et que les activités proprement politiques sont réservées à une élite en grande partie héréditaire, non seulement les compétences politiques ne sont pas transmises, mais le sentiment d’incompétence est universellement partagé et se traduit par exemple par ce « complexe d’infériorité » à l’égard de la famille royale que décrivent nombre d’interviewés. A cet égard, « la première qualité des élections, c’est qu’elles sont en grande partie psychologiques », car elles tranchent avec les « ordres royaux venus d’en haut » qu’« on connaît bien, chez nous » et permettent de briser avec l’illégitimité a priori de toute décision populaire.
Mais, pour en arriver à cette conception du vote comme un choix qui, même limité, contourne partiellement le monopole royal, technocratique et clientéliste, il a fallu qu’une socialisation politique spécifique pose les conditions de production de ce choix, en fournissant aux jeunes électeurs un vocabulaire, un matériel verbal et conceptuel qui leur permette de nommer le champ politique, ses acteurs, les idéologies qu’ils manipulent et les buts qu’ils poursuivent, puis de concevoir une action susceptible de modifier les équilibres constitutifs de cet espace.
« Le cercle coranique, le groupe islamique, c’était purement et simplement une école où tu apprends les idées, la manière de comprendre les choses, les différentes orientations (tawajjuhât), la manière de les distinguer… ensuite, l’université, c’est comme un laboratoire. Ou plus exactement, comme la vie active. » (‘Âdil)
« Le cercle coranique – ou plutôt : le groupe islamique – éduque les élèves à se soucier de l’islam, à se soucier de la société. Et pas seulement notre société : ils veulent qu’on s’intéresse à la société dans le monde musulman en général. […] De temps à autres, par exemple, on avait une séance sur les musulmans de Tchétchénie, on parlait de leur situation, terrible, des Russes qui les ont écrasés avec les chars et l’aviation, qui les ont massacrés… Toutes ces histoires te mettent en rage contre la situation, il y a comme un mouvement de doute à l’égard du monde. » (Fahd)
L’« autre école », pilotée par les militants de la Sahwa (qu’ils soient d’obédience plutôt salafiste – le mainstream de l’islamisme saoudien – ou Frère musulman – plus élitistes), propose une double éducation : premièrement, l’apprentissage du Coran et les activités culturelles, religieuses et sociales permettent l’acquisition de principes de division de l’espace social et politique et d’outils de classement entre les divisions opérées. Ce lexique politique, manié abstraitement dans l’enseignement secondaire, sera mis en pratique à l’université et, plus tard, dans la vie active, avec les re-formulations que ce passage à l’acte entraîne inévitablement : « Tout ce que je savais [au lycée], c’était que le laïcisme (al-‘ilmâniyya) veut séparer la religion de l’Etat. Que c’est une impiété, comme ça… Puis je me suis rendu compte d’une contradiction entre cette définition et les gens : ce type-là, devant moi, il prie, et pourtant ils le nomment “laïciste” (‘ilmânî). Alors je voulais faire le lien avec ce que j’avais lu dans les livres : que le laïciste est impie (kâfir). » La première opposition frontale aux laïcistes, à ces libéraux proches du pouvoir et accusés d’être la « cinquième colonne » de l’administration américaine, a évolué au contact de la « société réelle » que représente l’université : cet interviewé est passé à l’élaboration d’un crible théorique plus fin et, surtout, à la contextualisation de l’ennemi politique et intellectuel : « Je sais maintenant que le laïcisme n’est pas un bloc unique, sans variations. Non, je peux être convaincu par certaines idées laïques, si elles ne sont pas interdites par la religion (muharrama). »
Mais l’acquisition d’un attirail théorique, si elle est indispensable à la politisation, ne saurait être suffisante : il y faut encore, deuxièmement, l’inculcation de dispositions activistes suffisamment fortes pour passer du champ caritatif et social au champ politique, « de quelque chose de banal à quelque chose qui serve vraiment la société », selon les mots de ‘Âdil, ou encore, pour revenir au cas qui nous occupe, de dispositions assez puissantes pour surmonter le caractère factice des élections et être réinvesties dans le travail électoral.
Notre hypothèse en l’occurrence est que le patient travail d’information et de « prise de conscience » accompli par les Frères musulmans et les salafistes conduit non seulement à la construction d’une grammaire politique, mais également à l’articulation d’attitudes de « rage », de « doute » et même – par l’intermédiaire de la dimension purement religieuse que représente la prédication (da‘wa) ou de l’activisme social de la Sahwa – d’authentiques stratégies militantes. Ce capital militant ne se nourrit pas seulement de l’indignation indispensable à tout mouvement contestataire, mais également, paradoxalement, d’une sorte d’« epochè » et de mise entre parenthèses du monde comme il va : aussi bien la révolte que le retrait peuvent être induits par l’activisme islamique, et l’énergie intellectuelle et pratique ainsi produite pourra être, en fonction des circonstances et des pressions exercées sur le mouvement islamique par son environnement national et international, reconvertie en activisme armé lorsqu’à l’interdiction des partis et associations s’ajoutera la prison et la torture ou, au contraire, en militantisme pacifiste et électoral en cas d’ouverture politique, fût-elle timide.
En tout état de cause, les réseaux islamiques para-scolaires produisent un « être au monde » militant, un authentique « engagement » (iltizâm) à la fois religieux, social et potentiellement politique, un « éveil » (sahwa) que les jeunes militants et sympathisants de Riyad décrivent en des termes qui ne sont pas sans rappeler des pans entiers de la littérature républicaine ou marxiste, où la « politisation » est décrite alternativement comme une conversion à un regard lucide sur le monde et comme la prise de conscience de la capacité à le changer. ‘Âdil s’exclame ainsi : « [Les gens ont] telle et telle idée, ils ne peuvent plus en changer ! C’est arrivé à beaucoup de gens chez nous, aux vieux en particulier. Mais les jeunes… il y a un éveil (sahwa) de ce côté-là. Il y a – comment ils disent ? – une prise de conscience ! » Et cette prise de conscience est très classiquement le centre d’une définition du sujet comme né à lui-même dans l’engagement religieux et social, constitué non pas à partir de soi, mais à partir de l’implication dans la relation à Dieu et aux hommes. En parlant de ces activités, deux interviewés prennent ainsi à rebrousse-poil les idées reçues au sujet de l’influence aliénante de la Sahwa sur l’éducation :
« Je suppose que si je n’étais pas allé avec eux, je ne serais pas le ‘Âdil que tu connais aujourd’hui. Je serais devenu quelqu’un de très banal, intéressé par n’importe quoi… en ce moment, je crois que j’essaie de rejoindre le peloton [des jeunes de la Sahwa]… si je n’étais pas avec eux, je n’aurais aucun but, au fond. »
« Aller avec eux, c’était formidable, parce qu’ils avaient de super activités, des méthodes éducatives… je suis désolé, mais je souhaiterais vraiment qu’ils soient plus présents dans les écoles. Ils savent comment s’y prendre pour rendre les gens meilleurs. Je leur dois beaucoup de ce que je suis aujourd’hui : si je m’intéresse aux médias, à la télévision, à la culture, si j’arrive à organiser des activités qui intéressent mes amis, c’est parce que… la Sahwa a ouvert ce champ devant moi. »
En incitant les élèves à passer de l’attitude « dâshir » (racaille), de ce que Nâyif décrit comme un « je m’en fous » et un « égoïsme » généralisés, à l’habitus « mutawwa‘ » (religieux), la Sahwa fait plus que diffuser un modèle de vie ou une mode vestimentaire immédiatement reconnaissable : l’habit raccourci ou « sobre » (al-thûb al-kabîh), la barbe, le voile de tête sans cordelette noire (al-shmâgh bidûn ‘igâl) qui, comme le rappelle Fahd, « posent un principe, montrent ta position à toi, personnellement, […] sont une façon de prendre parti » et de « choquer » la société. La Sahwa rebat également les cartes de la très inégale répartition des ressources politiques et de la conscience de détenir des ressources légitimes, et combat l’insidieuse dépolitisation induite par l’école saoudienne. Rompant avec la tradition unitariste et avec la culture de la censure qui « interdit au système scolaire de parler de ce qui divise, et donc d’aborder les problèmes proprement politiques », la Sahwa tente ainsi de « modifier […] les conditions sociales de la politisation », et de diffuser des attitudes de révolte dans une société paralysée par un usage lénifiant de la religion d’Etat et par l’interdit pesant sur la politique.
On comprend dès lors que seuls les mouvements islamiques détiennent les ressources permettant à la fois de relativiser l’islam d’Etat, cette arme de légitimation politique et de dépolitisation légitime, et de contourner l’absence de partis et d’associations en pénétrant les interstices du système scolaire et de l’institution religieuse officielle. Fait à la fois de doute, de rage et d’une panoplie de stratégies opérationnelles, de la prédication à l’entrisme et à la remise en question des positions établies, cet habitus militant, seul à même de s’opposer à la formule politique mise en place par le pouvoir, trouvera dans les élections municipales un formidable terrain d’expression.
« Réduisez-les à l’impuissance » : le combat pour la maîtrise de l’espace public
Contrairement à ce que craignait la presse – qui prédisait la victoire de l’argent ou de la ‘asabiyya bédouine -, les élections municipales ont été d’emblée politisées et idéologisées, faisant mentir le modèle selon lequel les convictions politiques ne peuvent que succéder à des représentations sociales et faiblement politisées de l’élection. Le scrutin municipal, notamment en zone urbaine, a bien infirmé la sérialisation temporelle qui donne la priorité au vote social sur le vote politique : dans les grandes villes saoudiennes, les deux registres ont été indissociables, le politique étant comme systématiquement encastré dans du social.
La Sahwa a contribué à mettre en place un univers de sens où les abstractions que sont la société, la politique ou l’économie deviennent les enjeux d’une lutte très précisément contextualisée, celle qui oppose la Sahwa à cette « petite minorité de la société : ceux qui sont des laïcistes (‘ilmâniyûn) et qui prétendent être des libéraux (lîbirâliyûn) », ceux dont le « projet, en résumé, c’est… l’occidentalisation, et pas le développement », ceux pour qui « je ne peux pas être évolué et porter un shmâgh sur la tête », autrement dit les intellectuels proches du pouvoir, dominant les media et généralement acquis aux thèmes de combat de l’administration Bush (démocratisation superficielle, « nettoyage » des programmes scolaires, approfondissement des liens militaires et policiers entre les Etats arabes et les Etats-Unis, etc.). Face à ces adversaires puissants, maîtres de la visibilité internationale de l’Arabie, la Sahwa n’éprouve aucun complexe – car si les libéraux savent parler aux media internationaux, leur voix n’est rien dans la société saoudienne, en raison d’un bête problème de lexique et de choix des références.
Comme le résume vigoureusement l’un des interviewés, l’intellectuel libéral « éteint la lumière [c’est-à-dire la référence islamique], et après, il se plaint de ne pas savoir ce qui se passe autour de lui ! C’est de l’arriération intellectuelle ! Parce qu’il ne sait pas comment toucher la société au cœur ! de l’arriération ! » Loin d’être indexé à la maîtrise conceptuelle de la modernité occidentale, le « progressisme » est pour la Sahwa proportionnel à la capacité de communiquer avec la société : alors que la « langue » libérale, truffée de mots étrangers, d’expressions abstruses et d’emprunts conceptuels à des répertoires exotiques, reste imperméable à l’entendement saoudien moyen, la « langue » des militants islamiques, passant aisément du registre coranique à celui, intégralement dialectal, des anecdotes et blagues populaires, « touche » effectivement « la société au cœur » – ce dont témoignent par exemple les milliers de jeunes (plus de 50 000 en une semaine) accourus soir après soir pour assister à la campagne du cheikh as-Suwaylim, candidat islamique dans la première circonscription de Riyad.
C’est dans cette lutte entre Sahwa et laïcisme, non pas tant pour obtenir l’oreille de la société (acquise à la première) que pour maîtriser un espace public officiel passé maître dans la manipulation des thèses libérales, que la mobilisation électorale islamique prend son sens. Là encore, un récit de campagne permettra de bien comprendre les registres mobilisés par les militants et l’argumentaire qu’ils mettent en œuvre. Au sud de Riyad, dans le quartier populaire de Shubrâ, ‘Abd al-‘Azîz al-Turkî, candidat islamique concurrent du cheikh as-Suwaylim, a invité sous sa tente électorale l’un des ténors de l’opposition islamique de 1991-1992, le cheikh Nâsir al-‘Umar. A l’arrivée du cheikh, les jeunes déjà arrivés se pressent autour de lui et l’embrassent sur le front ; l’ambiance est détendue, presque familiale, les jeunes gens (très majoritaires) arrivent par petits groupes, se saluent hors de leur cercle immédiat de camarades – alors que les auditeurs de Badr b. Sa‘idân, au nord de la ville, se réfugiaient dans un silence guindé et distant.
Le chercheur occidental lui-même est accueilli avec affabilité, et l’on s’empresse de lui annoncer que « nous sommes la vraie société saoudienne » par opposition aux quartiers chics du nord de la ville et notamment de « ‘Ulaiyyâ, le quartier des Arabes non-saoudiens », de « ceux dont les mœurs ont été gâtés par la colonisation ». Cette territorialisation de la société urbaine et de la perception politique, entre « Eux » et « Nous », entre le nord et le sud de la ville, entre la nouvelle ville bourgeoise et arrogante, Babylone de l’Arabie, et les quartiers plus anciens du sud, plus ruraux et « authentiques », répond à une conscience symétrique au nord de Riyad, où l’on tente systématiquement de dissuader le chercheur d’aller fouiner, au sud de la ville, dans ces zones interlopes où « il ne trouvera pas un seul Saoudien ».
Le cheikh al-‘Umar définit la société civile de manière dynamique et relationnelle comme étant « tout ce dont l’Etat ne peut pas s’occuper, même en ce qui concerne les affaires politiques ». Cet entre-deux mouvant, ouvert à la prédication et à l’entrisme des cercles islamiques, doit être pris en main par la jeunesse du pays : « Il faut répondre aux idées par les idées ! », « Il faut se coordonner et se mettre au travail ! », ne cesse-t-il de marteler, rappelant à ses auditeurs les deux racines, intellectuelle et activiste, de la Sahwa. Et le cheikh de proposer des exemples, comparant, présentation Powerpoint à l’appui, le nombre d’écoles, d’équipements de santé, de coopératives, d’associations de bienfaisance avec le nombre de cafés et de bars à narguilé : les équipements sociaux font pâle figure face aux établissements de loisir, Starbucks et autres Planet Hollywood, « ces incitations à la paresse subventionnées par l’Occident » contre lesquelles le cheikh déploie un quadruple argumentaire, à la fois moral (les cafés sont des endroits de perdition, des endroits où l’on fume et où l’on écoute de la musique), social (les cafés menacent l’unité de la famille), économique (les cafés appartiennent à des chaînes occidentales) et politique (le temps passé dans les cafés est perdu pour la résistance et l’action).
Conservateur à première vue, l’argument est en réalité tranquillement subversif : il questionne l’imposition d’une culture de la consommation favorable aux multinationales du loisir et à la « modernité » cool et apathique qu’elles véhiculent. La conception de la société qu’implique ce discours rappelle à bien des égards le puritanisme de certains républicains français, qui mêlait semblable critique de la dissolution du lien social à un hygiénisme tout aussi pointilleux : « Le pire ennemi des démocraties est l’alcool », assenait ainsi l’un des théoriciens de la Troisième république.
Face à des intellectuels libéraux perçus comme la « cinquième colonne » (al-tâbûr al-khâmis) de l’Occident impérialiste et de la mondialisation néo-libérale, le mouvement islamique met en œuvre une mobilisation de blocage dont la formule est ainsi résumée par le cheikh al-‘Umar : « Avant sa mort, le cheikh b. Bâz [l’ancien grand mufti du royaume] nous a donné cette leçon : ne dites pas que les inventions nouvelles, la radio ou la télévision ou n’importe quoi d’autre, incitent au péché (harâm). Mais entrez-y, mettez-vous au travail, profitez-en, ne les abandonnez pas aux mains de vos ennemis, servez-vous d’elles pour réduire ceux-ci à l’impuissance ! (dhayyiqû ‘alayihim !) Il faut agir de même pour les élections, la société civile, pour tout ce qui est neuf : barrer la route (qat‘ al-tarîq) à ceux qui les exploiteraient à des fins personnelles. » Les témoignages d’électeurs ne manquent pas, tel ‘Âdil, qui résume ainsi sa position :
« Moi, par exemple, pourquoi j’ai voté pour les islamistes (li-l-islâmiyyîn) ? Non pas parce que j’ai vu que, wallâh, ils ont les compétences et les aptitudes suffisantes pour réaliser les intérêts des croyants et du pays (al-‘ibâd wa al-bilâd), non ! Enfin, c’est vrai que ça faisait partie des considérations, mais la raison principale, c’est que je voulais dire : “Les laïcistes n’ont pas leur place parmi nous. Nous ne sommes pas un peuple laïc, nous sommes un peuple religieux, musulman.” »
Loin de se résigner à ne pas participer à des élections municipales qui sont « de la poudre aux yeux (zharru ar-ramâd ‘ala al-‘uyûn) » et « une manière de museler » les gens, ‘Âdil a choisi de profiter des élections pour proclamer haut et fort que la société résiste et ne se laissera pas amadouer par les laïcistes, alliés au moins objectifs de l’Occident.
Les témoignages de jeunes militants convergent sur le fait que la Sahwa a créé une « prise de conscience » mais que, faute de pouvoir exercer une influence politique hors du système para-scolaire et caritatif, elle ne parvient pas à encadrer cette prise de conscience et la « rage » ou la « colère » qui en découlent parfois. Comme l’explique Fahd, « le problème, c’est que la colère n’était pas encadrée, et c’est un des problèmes de la Sahwa. Elle te porte, elle t’influence, et puis… elle te laisse tomber. Et c’est pour ça que beaucoup de djihadistes viennent de la Sahwa. […] Ce n’est pas délibéré : à la Sahwa, ils ne veulent pas que tu aies la haine, ils veulent juste que tu t’intéresses à ce qui se passe. Que tu fasses des choses positives. Mais ils ne t’encadrent pas bien, tu vois le tableau ? »
Ce différentiel entre conscience politico-intellectuelle et impuissance réelle est créateur de tensions, voire de radicalisations, et les élections ont permis de réaliser un accord provisoire entre attitude militante et réalité sociale et politique, entre dispositions individuelles et action collective. Si la Sahwa s’est engagée dans le processus électoral, c’est parce que les élections ont fourni un moyen de réinvestir la formidable énergie sociale et politique dégagée par l’activisme islamique, notamment chez les plus jeunes, permettant la requalification d’habitus militants religieux et sociaux en habitus électoraux et politiques : les élections municipales ont ouvert devant les jeunes militants une porte imprévue et leur ont permis d’employer une énergie sinon dépensée en pure perte – ou investie dans l’activisme armé pour les plus « enragés » (ghâdhibîn) d’entre eux.
Cette réorientation de l’activisme est à la racine de la politisation des jeunes Saoudiens ; si elle a tant choqué les libéraux saoudiens, qui y lisent comme une inadmissible confusion entre religion et politique, elle a permis également une « requalification » politique du militantisme religieux et social des jeunes de la Sahwa, requalification qui conduit inévitablement à « transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités », notamment entre religion et politique, activisme social et activisme électoral, engagement caritatif et engagement dans la campagne des municipales.
Quand les salafistes appellent à la participation électorale
Les différentes coordinations islamiques ont profité de l’accumulation d’attitudes militantes convertibles en activisme politique : à la différence des campagnes électorales des libéraux ou des hommes d’affaires, parfois fort coûteuses, les campagnes islamiques ont été organisées par les jeunes membres de halaqât (cercles coraniques) ou de groupes islamiques.
« As-Suwaylim […] avait installé une tente près de chez lui, et ses collègues venaient faire des conférences, chacun amenait avec lui ses étudiants. […] Il est venu un moment où la tente est devenue trop petite, derrière il y avait cinq ou six fois plus de gens assis, la rue était complètement bouchée, personne ne pouvait plus passer tellement il y avait de monde. C’était un peu gênant. Alors un de ses partisans est venu, lui a dit : “Tu vois la salle de fête, là, je l’ai louée pour toi jusqu’à la fin de la campagne.” Puis est venu un organisateur de cercles coraniques, et ils ont fait comme au centre d’été (al-markaz al-sayfî), un programme du ‘Asr au ‘Ishâ’. Et puis, au moment du dîner, le patron d’un restaurant du coin est arrivé, il lui a dit : “Je t’offre de quoi nourrir tout ce monde-là.” C’est devenu un vrai mouvement populaire ! » (‘Âdil)
En l’absence de capital financier, le capital militant de la Sahwa est réinvesti. Il apporte avec lui sens de l’organisation et gestion de groupe, tandis que les « sympathisants » du mouvement islamique concourent à la réussite de « leur » candidat au moyen de dons en nature et d’offres de services diverses, l’appartenance idéologique et politique se substituant aux appartenances tribale ou officielle mobilisées par les autres candidats.
Les réseaux islamiques ont également fait merveille (a) au moment de l’inscription électorale, où les militants se sont mutuellement incités à s’inscrire sur les listes, le mouvement gagnant de proche en proche une large fraction de la mouvance islamique, et surtout (b) lors de la diffusion des listes électorales recommandées par les cheikhs. Du point de vue de l’électeur, la « liste d’or » a à son tour notablement modifié la donne électorale. Tout d’abord, elle était vivement espérée par des électeurs décidés à voter dans la continuité de leur engagement social et religieux pour la Sahwa.
« Wallâh, je me disais : “Pourvu qu’ils fassent un accord électoral !” Puis j’ai lu dans Ar-Riyâdh que les élections étaient liées à des conditions et, tsssss, “les accord électoraux sont interdits”. Je suis resté là à me demander : “Mais pourquoi ils sont arriérés comme ça ? On veut le truc en entier, quoi, que les gens puisse se mettre d’accord, qu’il y ait des partis…” J’ai vraiment senti qu’ils étaient arriérés. Ou plutôt : j’en ai eu la preuve, parce que je le savais déjà. Vraiment, arriérés socialement, politiquement, tout. Ca ma vraiment serré le cœur, quand j’ai lu ça. C’est une règle stupide. Alors je me suis dit : “Pourvu qu’ils fassent un accord, mais sous la table, quoi.” » (‘Âdil)
L’interdiction des coalitions est apparue comme une absurdité supplémentaire à des électeurs déjà échaudés par le caractère limité de la consultation électorale ; elle les a par ailleurs confirmés dans leurs convictions politiques : lorsque l’action politique à ciel ouvert, même en période électorale, est prohibée, il convient de ne pas jouer le jeu – ou de le jouer sous la table, de recourir à des stratégies informelles.
De manière plus décisive quant à la politisation du vote, la publication de la liste a par ailleurs mis fin aux tractations « win-win » (service contre vote, vote contre rémunération) caractéristiques du vote notabiliaire ou tribal. Si ces stratégies ont prévalu dans les municipalités formées d’une seule circonscription – en zone rurale -, les coalitions constituées par la Sahwa dans les municipalités de plus d’une circonscription – en zone urbaine – ont contribué non seulement à l’idéologisation et à la politisation de l’élection, mais surtout à la modernisation des pratiques politiques :
« Un de mes camarades, je voulais faire comme lui : il faisait le tour des tentes électorales, il allait voir le responsable de campagne et lui disait : “Vous voulez acheter mon vote ? ou bien vous connaissez quelqu’un qui serait prêt à l’acheter ? Je veux vendre ma voix !” Alors, moi, avant que sorte la liste [islamique], je me disais : “Wallâh, où est le problème, si je vends ma voix ? au moins, qu’on laisse les voix s’éparpiller, c’est un bédouin qui l’achètera, j’en connais plein, ils n’ont pas de problème avec ça, tout le monde y gagne !” Lorsque la liste est sortie, tout a changé ! Tu ne travailles plus pour de l’argent, l’argent n’a plus de rôle, parce que la liste a plus de valeur que l’argent, tu vois ? » (‘Âdil)
Par l’effet de la liste et de la coalition islamique bravant les interdits du Code électoral, la voix individuelle perdait son statut de marchandise échangeable ; la liste lui donnait un poids proprement politique en l’insérant dans un réseau de volontés unies en vue de la prise des municipalités et du blocage des libéraux et autres candidats « officiels » proches de la famille royale.
Enfin, la liste a répondu à l’épineux problème – déjà abordé – du choix électoral :
« La liste m’a beaucoup influencé. Grâce à elle, tu peux connaître les circonscriptions que tu ne connais pas. […] La liste a facilité le travail des gens. Beaucoup de ceux qui s’étaient inscrits et ne s’étaient intéressés à rien […] ont eu la liste et se sont appuyés sur elle. Parce qu’elle venait peut-être de quelqu’un en qui ils avaient confiance. […] La liste leur a épargné l’effort de s’informer. C’est tout. […] Après la liste, il n’y a plus eu d’occasion de discuter. Le débat est tombé. » (Fahd – nous soulignons)
Si la liste a mis fin au débat, c’est parce que le débat dont il s’agit n’était pas politique, mais épistémologique, et concernait non pas la question de savoir comment choisir entre plusieurs options concurrentes, mais la question de savoir comment connaître les « bons » candidats, ces « hommes de bien » (rijâl al-khayr) que sont les « hommes de religion » (rijâl al-dîn) et les militants islamiques. La liste a permis de limiter l’offre politique (de 645 à 7 candidats), de clarifier les données du problèmes (la Sahwa et la société contre les libéraux, les hommes d’affaires et le pouvoir) et d’authentifier l’information (« les cheikhs recommandent… »), tandis que les forums Internet rassuraient les électeurs sur la qualité des candidatures recommandées. Une fois l’information diffusée, le débat « tombe » : comme l’erreur des philosophes classiques, il n’était que le corollaire du faible discernement des électeurs. Et cette courte vue, loin d’être une caractéristique essentielle à l’électeur saoudien, résultait mécaniquement des contradictions d’un Code électoral qui, légalisant le vote, interdisait bel et bien de faire de la politique.
Ces modalités pratiques de la mobilisation et du vote permettent de comprendre pourquoi les grands cheikhs salafistes de la Sahwa ont encouragé leurs ouailles à participer au scrutin. Lors d’un meeting de campagne, au terme d’une argumentation caractéristique de l’inventivité et du « bricolage » conceptuel salafistes, le cheikh ‘Awadh al-Qarnî, grande figure de la Sahwa depuis les années 1980, a ainsi soutenu que les élections était un moyen de mettre en œuvre la nécessaire consultation par le gouvernant de la communauté nationale :
« Dans les affaires publiques, la consultation (shûrâ) est obligatoire : que personne ne dise qu’il peut s’en passer ! Et par les élections, nous pratiquons la shûrâ. C’est ce qu’on appelle aussi l’opinion, et c’est là un principe fondamental de la législation (sharî‘a). […] On peut mettre en œuvre la shûra par les élections, afin de donner toute son actualité à la législation (sharî‘a). […] En suivant le principe du commandement du Bien et de l’interdiction du Mal (al-amr bi-l-ma‘rûf wa al-nahî ‘an al-munkar), la communauté nationale (umma) pourra, selon ses critères et de ses valeurs, confier aux élus le soin de réaliser ses ambitions et ses espérances. […] Par le vote, la société exerce en fait son droit à commander le Bien et à interdire le Mal. »
Pour le cheikh al-Qarni, la démocratie est moins une fin ou une philosophie (falsafa) qu’un moyen, un instrument (wasîla) axiologiquement neutre, une technique de la shûrâ et du « commandement du Bien et de l’interdiction du Mal », ce principe coranique qui, émasculé par l’Etat lors de la création, en 1926, de la célèbre police religieuse, est ici en quelque sorte rendu à la société.
Cette subordination de l’instrument électoral à un vocable religieux signifie-t-elle que la participation de la Sahwa au scrutin n’est qu’une attitude de circonstance, qui masque un refus de la civilisation démocratique ? Peut-être bien. Mais il serait exagéré de s’en formaliser ou d’en redouter les conséquence : sous nos cieux également, la modernisation politique a moins résulté du progrès des peuples et de la marche triomphale de la démocratie que de ruses dignes de généraux en campagne, comme en atteste par exemple l’invention toute tactique du suffrage universel en France. Le refus de la « philosophie » démocratique est-il pour autant consubstantiel à la mobilisation islamique ? Rien n’est moins sûr, tant la réticence à se couler dans la rhétorique universaliste d’un Occident perçu, non sans raison, comme unilatéral et belliqueux ne peut en aucun cas être interprétée comme un refus de l’universel.
Pour un mouvement politique confronté à un contexte répressif et autoritaire, il ne s’agit pas en effet, n’en déplaise à un discours médiatique aussi inconsistant que répandu, de « refuser » ou d’« accepter » la démocratie, ses valeurs, ses règles et son esprit. Il s’agit d’abord et avant tout de s’opposer, par tous les moyens, démocratiques ou non, à un système de gouvernement jugé injuste et violent. Un pouvoir violent produit une opposition violente, tandis qu’un pouvoir démocratique engendre une opposition pacifique : un mouvement d’opposition n’évolue qu’en fonction de ce à quoi il résiste, et tel est bien le sens de la réponse du cheikh al-Qarnî à la question d’un électeur : « Pourquoi les élections, qui il y a peu étaient considérées comme un péché (harâm), sont maintenant présentées comme une obligation ? – Il faut poser la question à ceux qui pendant longtemps ont criminalisé le concept d’élections, et non à ceux qui, depuis de longues années, appellent à la réforme. »
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