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« La question coloniale longtemps occultée, peut éclairer des pans de notre présent »

Nicolas BANCEL, Sandrine LEMAIRE et Pascal BLANCHARD, historiens, ils viennent de co-diriger LA FRACTURE COLONIALE. La société française au prisme de l’héritage colonial , aux éditions La Découverte, avec les contributions d’Olivier Barlet, Ahmed Boubeker, Anna Bozzo, Rony Brauman, Sarah Delporte, Thomas Deltombe, Marcel Dorigny, Marc Ferro, François Gèze, Nacira Guénif-Souilamas, Arnauld Le Brusq, Didier Lapeyronie, Olivier Le Cour Grandmaison, Philipe Liotard, Achille Mbembe, Mathieu Rigouste, Patrick Simon, Benjamin Stora, Françoise Vergès et Michel Wieviorka.

Ils ont également co-dirigé ensemble, avec d’autres auteurs ou séparément, plusieurs ouvrages sur la question coloniale, dont : Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie (Albin Michel, 2003) ; Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture coloniale (Autrement, 2003) et Culture impériale (Autrement, 2004) ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëstch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire, Zoos humains. Aux temps des exhibitions humaines (La Découverte/“ Poches ”, 2004).

Vous affirmez que la colonisation est consubstantielle à la République ?

Non, et ce serait commettre une grave erreur d’appréciation que d’affirmer cela. La colonisation est un mouvement historique connu par de nombreuses sociétés. Ainsi les sociétés occidentales modernes colonisent dès le XVIIIe siècle. Loin d’être proprement républicaine la colonisation a été le fruit de nombre de régimes politiques divers allant de la monarchie à la république en passant par la dictature, témoignant avant tout de l’expansion de la puissance de l’Europe et de la projection des rivalités intereuropéennes sur les autres continents. La République, en tant que tel, n’est pas en cause. Par contre, l’implication indéniable de la République comme système politique, à partir de la seconde république, dans la genèse de la colonisation moderne et les rapports d’interactions très puissants que la pensée républicaine a entretenu avec ce qu’on appelait alors “ l’œuvre coloniale ” sont indéniables notamment pour les IIIe et IVe République. Ces rapports ont coloré durablement les représentations que la République se faisait d’elle-même et de sa “ mission ” vers des peuples considérés alors comme “ inférieurs ” par la recherche pseudo scientifique du XIXe siècle, théorie popularisée et utilisée par l’idéologie politique devant justifier la conquête. La ferveur – souvent sincère – de l’évangélisme républicain a eu pour conséquence – aussi – de nier la richesse des autres civilisations. Toutefois cette “ missiologie ” civilisatrice n’est pas propre, encore une fois, à la République puisqu’on retrouve cette même “ foi ” aussi bien dans les monarchies britannique, belge ou encore hollandaise. La particularité républicaine – et donc les difficultés actuelles autour des questions de mémoire et d’histoire qui deviennent de véritables enjeux -, réside dans le fait que la possession de colonies dans lesquelles résidaient des sujets pour la plupart semblait antinomiques avec les valeurs de liberté et d’égalité prônée par le régime républicain français.

Comment expliquez-vous le retour de “ la question coloniale ” dans les débats publics en France ?

Comme tous les traumatismes historiques, quelques décades sont nécessaires avant de pouvoir se retourner plus sereinement sur ces périodes difficiles. Pensez à Vichy : il a fallu attendre la publication du livre de Paxton en 1973, puis les procès des années 1980-1990, pour que la société française envisage de remettre en cause la mythologie essentiellement gaulliste – élaborée à la libération – d’une France unanimement résistante. Pour la colonisation, nous arrivons, nous semble-t-il, à une “ conjoncture-pivot ” : il devient possible de parler de ce passé. L’exercice est difficile parce que la colonisation nous laisse en partage de nombreux héritages, tels, par exemple, les liens historiques tissés avec les anciennes colonises, qui ont favorisé l’immigration postcoloniale, le maintien d’un semblant de puissance française sur l’ancien “ pré carré ” colonial, ou la francophonie. La colonisation, comme nous l’envisagions dans la première question, est également difficile à assumer car elle met en abyme le discours républicain, ou plutôt elle met en évidence le double discours que la France a tenu lors de son épopée coloniale (d’un côté la “ mission civilisatrice ”, de l’autre les inégalités structurellement entretenues entre les colons et les colonisés, par exemple). Aujourd’hui, la question coloniale fait retour parce que, implicitement ou explicitement, chacun sent que cette période, longtemps occultée, peut éclairer des pans de notre présent (c’est ce que démontre du reste une enquête que nous avons récemment dirigée à Toulouse). C’est le cas, bien sûr, des rapports que la “ société globale ” entretient avec “ l’Autre ”, et plus précisément les immigrés postcoloniaux ou des questions sur l’islam et sa place dans la société contemporaine. Il est remarquable que la France soit pratiquement la dernière ex-métropole (avec le Japon) à se pencher – avec beaucoup de réticences -, sur son passé colonial. Il est également intéressant de constater que la France n’a pas encore, au niveau universitaire, constitué d’équivalent aux postcolonial studies, visant à analyser la société à l’aune des héritages et prolongements coloniaux, à l’inverse de la littérature scientifique anglo-saxonne. Nous avons donc pris – à tous les niveaux – un certain retard et il est donc normal que les questions coloniales et postcoloniales soient désormais mises en lumière. Par ailleurs, on constate que la question de l’histoire et de la mémoire coloniale et de ses conséquences contemporaines font aujourd’hui l’objet de multiples instrumentations (ce que certains ont nommés la “ guerre des mémoires ”). Dès lors de nombreuses frustrations naissent de ces occultations, manipulations, ou encore ingérences politiques dans le travail des historiens ou auprès des premiers relais d’apprentissage et véhicules de connaissance comme l’école notamment. C’est finalement le signe, là encore, que ce passé est progressivement extirpé de l’oubli et l’on peut espérer que les convulsions actuelles laisseront progressivement la place à une histoire assumée.

Quels sont les symptômes de cette fracture coloniale ?

Ces symptômes sont très divers et on ne peut tous les évoquer ici. Mais précisons d’emblée que ce serait une grave erreur de croire que le passé colonial se reproduit tel quel dans le présent. Non ! Les héritages coloniaux, comme tout événement historique, sont aussi soumis à transformation, à modification dans la période postcoloniale. Nous disons simplement qu’il est tout à fait illusoire et même néfaste, pour comprendre notre société telle qu’elle est aujourd’hui, d’occulter la période coloniale. Pour prendre un seul exemple de la fracture coloniale (qui voudrait signifier les tensions nées de l’occultation de la colonisation et de ses liens avec notre contemporanéité), on pourrait évoquer la guerre des mémoires dont nous parlions à l’instant. Il est ainsi particulièrement intéressant de constater que les seuls lieux de mémoires français liés à l’histoire coloniale sont aujourd’hui des lieux clairement nostalgiques du “ bon temps des colonies ”. C’est le cas du “ Mémorial de la France d’Outre-mer ” à Marseille ou des projets en cours dans le Sud et l’Est de la France. Dans le prolongement – ou parallèlement – à l’édification de ces lieux, le législateur fait par ailleurs voter la loi du 23 février 2005 qui enjoint d’évoquer positivement l’“ œuvre coloniale ” de la France dans les programmes scolaires. Ces projets – qui vont au-delà de l’occultation puisqu’ils proposent, en quelque sorte, une “ mémoire officielle ” – provoquent des tensions et des protestations légitimes chez la plupart des enseignants mais aussi au sein de la société. En effet, si on ne peut nier la portée “ positive ” de la colonisation, cette loi s’inscrit dans le mépris historique de ses aspects “ négatifs ”. D’ailleurs, les termes comptables employés ainsi officiellement dans la volonté de reconnaître “ l’œuvre ” ne tiennent absolument pas compte de la démarche historique et de la complexité de la réalité des relations coloniales qui ne peut s’établir comme un bilan visant à évaluer le positif du négatif et finalement à établir une balance excédentaire au profit de la France.Ces projets s’inscrivent dès lors symétriquement à ce que la colonisation est en passe de représenter dans certains “ quartiers ” : un système perçu – à tord ou à raison – comme étant à l’origine des représentations discriminantes dont se sentent victimes les ressortissants de ces quartiers et, plus encore, comme une situation d’oppression qu’il devient possible de comparer avec son propre vécu (c’est, là encore, ce que démontre notre enquête à Toulouse, mais aussi, entre autre, les travaux de Nacira Guénif-Souilamas et de Didier Lapeyronnie, tous deux contributeurs de l’ouvrage La fracture coloniale). Bref, dans ce cas, la fracture coloniale renvoie à l’instrumentalisation de la mémoire et de l’histoire coloniale, à sa simplification, en créant des tensions bien réelles dans la société elle-même. L’occultation de cette période aboutit donc au résultat inverse de celui qui est visé : ne pas faire de vagues…

En quoi la question nationale est en jeu dans la reconnaissance de l’Autre ?

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Là aussi, cette question demanderait de longs développements… Pour aller très vite, on peut affirmer que l’Autre est toujours en jeu dans la construction de l’identité nationale. En effet, pas de construction identitaire sans altérité. Cette altérité peut être proche : c’est le cas par exemple de la xénophobie anti-allemande ou anti-anglaise à la fin du XIXe siècle en France. Dans ce cas, c’est ce que René Girard – décrivant un trait anthropologique très répandu dans les sociétés européennes du XIXe siècle – a appelé la “ concurrence mimétique ”, dans laquelle se mêle haine et fascination pour l’adversaire. L’identité se forme alors, à l’insu des acteurs, par des relations mimétiques. Mais l’altérité peut aussi être radicale : c’est le cas, par exemple, des “ sauvages ” exposés dans des zoos humains à la fin du XIXe siècle. Dans ce cas, l’identité se construit en miroir : ne pas être “ sauvage ”, noir, polygame, etc. défini l’identité. Donc, constamment, la question nationale est en jeu dans la reconnaissance de l’Autre. Pour la France contemporaine, reconnaître l’Autre, c’est aussi sans doute mettre en jeu un “ modèle national ” qui tolère assez mal la différence, puisqu’il est fondé sur l’idée transcendante d’une unification de toutes ses parties (par l’assimilation du temps des colonies, l’intégration aujourd’hui), quitte à éroder voire annihiler les spécificités culturelles des divers groupes qui constituent progressivement le substrat de la nation.

Quel regard portez-vous sur l’appel “ Nous sommes les Indigènes de la République ”  ?

Nous nous sommes déjà exprimés à ce sujet, notamment dans le journal Le Monde. Cet appel est légitime à bien des égards, et soulève de vraies questions. Nous sommes bien placés pour comprendre la frustration, parfois l’exaspération de nombreux français d’origine étrangère ou ayant des ascendants immigrés – et notamment postcoloniale – devant la persistance des discriminations indiscutables qui les frappent, comme de l’émasculation insupportable de leur propre histoire (ou celle de leurs ascendants). Nous n’avons pas signé l’appel car il nous semble contenir certaines “ outrances ” – comme, par exemple, de tracer un parallèle trop systématique entre situation coloniale et actuelle ; ou une simplification de certains faits historiques, comme celui de la “ victime éternelle ” que représenterait le combattants des colonies au sein de l’Armée française. En ce sens, il nous semble particulièrement révélateur de la fracture coloniale que l’on décèle dans la mémoire et l’histoire liées à la colonisation. En effet, si cette histoire était davantage connue, mieux socialisée, certaines erreurs historiques et certains “ raccourcis ” ou réappropriations entre situation d’antan et celle d’aujourd’hui ne seraient ressentis et exprimés de cette façon. Mais nous savons aussi que des collectifs de réflexion sont nés, qu’ils travaillent sur la postcolonialité, bref qu’ils s’emparent de leur propre histoire. Cela peut être un mouvement très positif. Nous trouvons donc légitime cette prise de position dans le débat actuel, mais ne validons pas la dialectique employée pour porter ce message. Par contre nous condamnons les difficultés que rencontrent les promoteurs de cet appel pour s’exprimer et d’ailleurs vous pouvez remarquer que lors du colloque que nous organisons le 1er octobre 2005 de nombreux signataires (et non signataires) sont présents aux deux tables rondes.

Comment dépassez ce que vous appelez les tabous de l’imaginaire colonial ?

Là aussi, la question est immense. La seule réponse est un travail inlassable de déconstruction de cet imaginaire, pris comme un fait historique comme un autre. Il semble notamment important de fournir les éléments nécessaires à la déconstruction des images et stéréotypes qui perdurent aujourd’hui et qui s’appliquent plus particulièrement aux français ayant des ascendants de l’immigration coloniale ou postcoloniale. En effet, ces images sont les vecteurs les plus aisés et rapides dans la diffusion d’a priori négatifs. C’est un travail de longue haleine, qui ne trouvera son utilité sociale qu’à partir du moment ou des médiations (programmes scolaires, films, documentaires, expositions, etc.) s’en empareront pour en faire un véritable outil, permettant d’espérer, précisément, de dépasser ces “ tabous ”. Mais, plus qu’à des tabous, nous avons à faire à une “ culture coloniale ”. C’est cette culture qu’il faut, étape après étape, déconstruire. C’est plus complexe que simplement sortir du tabou, car il faut agir sur une société qui ne pense même pas son emprise à la culture coloniale.

Propos recueillis par la rédaction d’oumma.com

 

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