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Hommage à Brahim Bouaram

Le Dimanche 1er mai 2005 à 11H00, au Pont du Carrousel, plusieurs associations appellent à un rassemblement en hommage à Brahim Bouarram, assassiné par noyade, il y a tout juste dix ans, par un militant du Front national. Le texte qui suit est une réflexion à partir de cet assassinat et de son invisibilisation politique. Il est dédié à Brahim Bouarram et à ses proches, et se veut une contribution à la réflexion et à la lutte pour que de tels crimes ne se reproduisent plus.

Le 1er mai 1995, des skinheads participant à un cortège du Front National tuent un jeune marocain, Brahim Bouaram, en le poussant dans la Seine.

Huit jours plus tard, Jacques Chirac est élu président de la République, et l’éditorialiste politique de France 2, Alain Duhamel, fait ce commentaire :

“la campagne électorale a été adulte et civilisée : il n’y a pas eu de sang, il n’y a pas eu de morts”.

Cette campagne civilisée s’était ouverte, le 21 février 1995, par le meurtre d’un jeune Français d’origine comorienne : Ibrahim Ali, abattu d’une balle dans le dos par un colleur d’affiche du Front national.

Plus de trente ans auparavant, 13 février 1962, huit manifestants communistes sont tués par la police parisienne. Le journal Le Monde parle du “plus sanglant affrontement entre policiers et manifestants depuis février 1934”.

Pourtant, quelques semaines auparavant, le 17 octobre 1961, la police parisienne massacrait par dizaines voire par centaines des Algériens qui manifestaient pacifiquement contre un couvre-feu discriminatoire.

Rappelons qu’en février 1934, la répression d’une violente manifestation d’extrême droite avait fait une dizaine de morts.

En octobre 1961, bien entendu, la connaissance exacte et exhaustive des faits n’est pas accessible. Mais la presse ne peut pas ne pas soupçonner que beaucoup plus de dix personnes ont été tuées [1]. Le journaliste qui compare Février 1962 à février 1934 en oubliant octobre 1961 fait donc comme si plusieurs dizaines d’Algériens valaient moins qu’une dizaine de Français – les huit communistes de Charonne ou les dix fascistes de février 1934.

En mai 1995, le commentateur qui affirme qu’il n’y a pas eu de mort ni de sang versé parle bien entendu au sens figuré. Il veut dire que les mots échangés par Lionel Jospin et Jacques Chirac durant la campagne électorale ont été courtois, qu’il n’y a eu entre eux ni injures ni invectives. Il reste que, pour parler ainsi de morts et de sang, et pour dire qu’il n’y en a pas eu, il faut que le commentateur ait oublié, ou mis de côté, ou en tout cas qu’il ait tenu pour rien la mort réelle et le sang réel d’Ibrahim Ali et de Brahim Bouaram.

On peut donc poser l’hypothèse qu’il y a, aux yeux de certains, des vies moins importantes que d’autres. Et que, quelle que soit la singularité de chaque situation, à des époques différentes, sous des modalités différentes, Brahim Bouarram, Ibrahim Ali et les dizaines de victimes d’octobre 1961 ont en commun d’avoir été des corps sans importance [2].

Ou encore, pour emprunter un concept de Sidi Mohammed Barkat : des corps d’exception. En effet, si la haine a pu se déchaîner à ce point, dans un espace démocratique comme la France métropolitaine de 1961 [3], qui ne pratique plus la répression sanglante depuis la fin de la Commune, c’est parce que les Algériens sont à l’époque considérés comme des exceptions dans le genre humain, n’en faisant pas vraiment partie – donc comme des êtres à qui ne s’appliquent pas les Droits de l’homme [4].

En tant que corps d’exception, les Algériens (alors appelés “FMA”, “Français Musulmans d’Algérie”) sont perçus comme des êtres infra-humains, ou pas tout à fait humains, donc comme des êtres dont la mort n’importe pas – ou pas autant que celle d’un “Français de souche”. Ils sont aussi perçus comme des êtres louches et inquiétants, violents par nature – donc des êtres qu’on a plus facilement le droit de tuer. Leur simple existence, ou du moins leur visibilité dans une manifestation politique apparaît comme un danger, voire comme une agression insupportable : l’exécution sommaire devient donc un acte de “légitime défense de l’homme digne d’avoir des droits”.

Ce qu’a bien montré Sidi Mohammed Barkat, et qui importe au plus haut point, c’est que l’image du corps d’exception est une production : s’il a suffi de trois journées pour que deux cent personnes soient assassinées, il a fallu en revanche un siècle pour qu’auparavant, ces personnes deviennent assassinables. Un siècle de production et de transmission de l’image du corps d’exception.

Cette image a été produite et transmise de génération en génération par les “propos de table”, la littérature et le cinéma, mais aussi par les livres pour enfants, l’école et le discours scientifique [5]. Elle est enfin, dans une très large mesure, une production juridique : les statuts spéciaux fabriqués sur mesure pour le colonisé algérien ont habitué les esprits à penser qu’il était normal de soumettre le maghrébin à un traitement spécial. Par exemple, en instaurant la responsabilité collective, la Justice a accrédité et transmis l’idée que les Arabes sont tous les mêmes. Et le code électoral de 195 ?, en créant un “double collège” et en donnant près de dix fois plus de poids à une voix de colon qu’à une voix de “FMA”, a transmis l’idée qu’un “blanc” vaut dix Maghrébins. Cette idée a aussi été transmise par l’habitude de tuer dix prisonniers algériens lorsqu’un soldat ou un policier français était tué.

Si l’absence d’octobre 1961 dans la presse et dans les manuels est si grave, c’est que l’occultation des événements est la continuation de cette production du corps d’exception. En effet, en commémorant les morts de la Commune ou ceux de Charonne tout en oubliant ceux d’octobre 1961, les institutions et les organisations de gauche ont continué de transmettre l’idée – ou plutôt le sentiment confus – que certains crimes sont plus graves que d’autres, que certaines vies valent plus que d’autres, et que deux cent morts maghrébins, cela ne compte pas.

Aujourd’hui, cette idée est toujours dominante – quelles que soient les avancées qui ont pu avoir lieu ces dernières années, en particulier en octobre 2001 [6]. Il n’est donc pas étonnant que, depuis 1961, les représentations n’aient pas beaucoup changé, et que la crise économique ait servi aussi facilement de prétexte à la réactivation d’un profond racisme anti-maghrébin. Il n’est hélas pas étonnant qu’un Marocain et un Français d’origine comorienne, tous les deux basanés et présumés musulmans comme l’étaient les “FMA”, aient connu, trente-cinq ans après, un sort analogue.

Il n’est pas étonnant, enfin, que le commentateur de France 2 ait oublié si vite ces deux corps sans importance, comme son confrère du Monde, trente-cinq ans plus tôt, avait oublié plusieurs dizaines de Maghrébins. Ce genre d’omission durera tant qu’octobre 1961 ne fera pas partie de la mémoire officielle, celle des programmes scolaires, des monuments et des commémorations. Seule une réforme profonde de la mémoire collective pourra rendre les élites, et plus largement l’ensemble de la société française, perméables à cette vérité qui paraît simple à comprendre mais que nous n’avons jamais vraiment apprise : une vie “algérienne”, “marocaine”, “franco-comorienne” ou “musulmane”, vaut autant que n’importe quelle vie française, et que toute vie humaine.

Tant que ce travail ne sera pas fait à grande échelle, il faudra s’attendre à affronter le même type d’exactions.

 

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Sources : lmsi.net

Une version de ce texte est parue dans Le racisme républicain. Réflexions sur le modèle français de discrimination, L’esprit frappeur, février 2002

Notes

[1] Sur l’impossibilité, à l’époque, de dire qu’on “ne sait pas”, cf. J.-P. Sartre, “Vous êtes formidables”, dans Situations, V, Colonialisme et néo-colonialisme, Gallimard, 1964

[2] Des différences demeurent, qui montrent que l’imprégnation du racisme n’est malgré tout pas la même aujourd’hui qu’en 1961 : en 1961, ce sont les forces de l’ordre qui massacrent en masse, dans une complète impunité, et en toute bonne conscience ; en 1995, l’acte est commis par des individus immédiatement qualifiés de criminels et inquiétés par la justice, puis condamnés, et la société civile réagit davantage (d’importantes manifestations ont lieu). Il reste cette troublante ressemblance : l’incapacité du journalisme politique à prendre en compte ces morts.

[3] Outre-mer, c’est autre chose : cf. Y. Bénot, Massacres coloniaux, op. cit., 1988

[4] Cf. S. M. Barkat, “Le colonisé comme corps d’exception” (http://www.17octobre1961.org) et L’image du corps d’exception, à paraître.

[5] Cf. É. Savarese, L’ordre colonial et sa légitimation, L’Harmattan, 1999

[6] Depuis quelques années, en effet, les initiatives militantes se sont multipliées. Une association spécifique s’est même montée : 17 octobre 1961 contre l’oubli. Les deux documentaires consacrés à l’événement et à son occultation ont été rediffusés, et un nouveau film a été tourné et diffusé : Dissimulation d’un massacre, de Daniel Kupferstein. Des artistes de tous horizons évoquent octobre 1961 dans leurs chansons, par exemple Kabal, Stomy Bugsy ou La Tordue – alors qu’il y a vingt ans, Renaud chantait seulement : “ils sont pas lourd en février à se souvenir de Charonne”. Plusieurs livres, enfin, ont été publiés ou réédités, comme Ratonnades à Paris de Paulette Péju.

Sur le plan politique, on peut se réjouir du relatif succès de la manifestation unitaire du 17 octobre 2001, qui a réuni plusieurs milliers de personnes, alors que les initiatives des années précédentes ne rassemblaient que quelques dizaines de manifestants. Mais la victoire politique la plus décisive reste la plaque apposée sur le Pont Saint Michel par le nouveau Maire de Paris, Bertrand Delanoë, ainsi que celle apposée à Aubervilliers par Jack Ralite. Ce n’est pas rien : pour la première fois, le courage et la dignité des manifestants d’octobre 1961 trouvent une inscription physique dans l’espace urbain.

Cela dit, quarante ans après les faits, nul ne peut se satisfaire d’une plaque qui évoque une “sanglante répression”, sans préciser l’identité des coupables – la police parisienne, Maurice Papon, Michel Debré et Charles de Gaulle.

Il est difficile aussi d’oublier que la cérémonie a lieu en catimini, protégée par plusieurs cordons de policiers. Il est difficile aussi d’oublier la passivité de ces cordons de policiers face à l’insulte aux morts que constituait la présence d’une trentaine de militants d’extrême droite venus scander “La France aux Français”.

Il est difficile aussi d’oublier que les conseillers municipaux de la droite parisienne ont tous boycotté cette cérémonie.

Il est difficile aussi d’oublier que le président de la république et le premier ministre, naguère si éloquents sur la nécessité d’affronter sereinement toutes les pages du passé, y compris les plus sombres, si éloquents par exemple ces derniers mois, lorsqu’il s’agissait de reconnaître le génocide des Arméniens par l’État turc ou l’abandon des Harkis par l’État français, sont restés muets le 17 octobre dernier, alors que la France entière commençait à parler d’octobre 1961.

Il est difficile aussi d’oublier que Lionel Jospin n’a pas envoyé le moindre représentant du gouvernement à la cérémonie organisée par Bertrand Delanoë. Il est difficile aussi d’oublier que ni Robert Hue, ni François Hollande ni aucune autre personnalité socialiste n’ont daigné se joindre au cortège de la manifestation. Ceux qui redoutaient, non sans raison, une récupération ou un soutien ambigu de la classe politique, s’étaient en fait trompés : pour l’essentiel de la classe politique française de 2001, manifestement, rendre hommage à des morts algériens est encore “quelque chose de trop risqué”.

Quant à Jean-Pierre Chevènement, très discret lui aussi le 17 octobre 2001, il est réapparu quelques jours plus tard pour regretter qu’on salisse toujours la France, et pour déclarer que “si l’on parle du passé colonial, il faut parler aussi de l’actif, et notamment de l’école républicaine, qui a apporté aux peuples colonisés les cadres intellectuels de leur émancipation” ([J.-P. Chevènement, Le Monde, 27/10/2001.) Rappelons qu’après plus d’un siècle de domination coloniale, moins de 15% de la jeunesse algérienne était scolarisée. Rappelons aussi que les Algériens n’ont pas attendu l’école républicaine pour désirer la liberté : dès les débuts de la conquête coloniale, ils ont opposé à l’armée française une résistance farouche.

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