Depuis la chute du régime Ben Ali en Tunisie, une vague de soulèvements submerge le monde arabe, portée par les images de la chaîne Al-Jazira, qui permet à l’opinion de suivre en direct les événements. Du Maroc à Bahreïn, de l’Algérie à l’Irak, les citoyens, le plus souvent désarmés, descendent dans la rue pour demander des réformes politiques et une plus grande justice sociale. Dans la plupart des cas, les autorités hésitent à faire un emploi indiscriminé de la force. En Libye, en revanche, les manifestants se sont heurtés à la répression la plus terrible (Le Monde diplomatique publie dans son prochain numéro, en kiosques le 2 mars, un dossier de huit pages sur « le réveil arabe »).
Les informations provenant de Libye sont contradictoires, partielles, quelquefois non confirmées. La brutalité du régime ne fait aucun doute, et le nombre de morts est important : des centaines selon les organisations non gouvernementales, probablement plus compte tenu de la violence utilisée par les milices du régime. Si l’est du pays, avec les villes de Benghazi et de Tobrouk, est tombé aux mains des insurgés, ce qui a permis l’entrée dans le pays de journalistes étrangers, la partie ouest, et notamment Tripoli, restent inaccessibles. Kadhafi a apparemment repris en main la situation dans la capitale, et il semble avoir gardé la confiance des tribus [1] de la région ,(« Gaddafi tightens grip on Libyan capital as rebels swiftly advance west » par Leila Fadel et Sudarsan Raghavan, The Washington Post, 24 février). Il vient d’annoncer que Tripoli serait ouverte dès demain à tous les journalistes. Par ailleurs, il s’appuie sur des mercenaires de pays d’Afrique subsaharienne, ce qui risque de développer le racisme anti-Noirs dans le pays.
Le caractère erratique et dictatorial du colonel Mouammar Kadhafi a été confirmé par son discours illuminé prononcé le 22 février 2011 (lire une traduction en anglais ici ). Le leader libyen y a rappelé les conquêtes de son règne – en particulier l’obtention du retrait des bases britannique et américaine et la nationalisation du pétrole – qui lui avaient acquis, au début, une popularité incontestable et une condamnation occidentale aussi massive. Mais il a aussi, dans son discours, multiplié les propos menaçants et incohérents, affirmant qu’il ne pouvait pas démissionner car il n’occupait aucun poste officiel, qu’il se battrait jusqu’à la dernière goutte de sang, que le pays allait vers la guerre civile, etc.
Les indignations justifiées contrastent avec le silence qui prévalait quand le régime, au début des années 2000, alors que s’esquissait la réconciliation avec l’Occident, écrasait sans pitié les islamistes. La détention et la torture de militants islamistes en Libye (comme en Egypte ou en Tunisie) n’indignaient pas les bonnes âmes.
Quoi qu’il en soit, les appels à des interventions militaires se multiplient.
Marc Lynch, sur son blog de Foreign Policy, est très clair, comme l’indique le titre de son envoi : « Intervening in the Libyan tragedy » (21 février 2011) :
« La comparaison doit se faire avec la Bosnie ou le Kosovo, ou encore avec le Rwanda : un massacre se déroule en direct à la télévision et le monde est incité à agir. Il est temps pour les Etats-Unis, l’OTAN, l’Organisation des Nations unies et la Ligue arabe d’agir avec force pour essayer d’empêcher la situation déjà sanglante de dégénérer en quelque chose de bien pire. »
On a un peu de mal à comprendre ces comparaisons. Au Rwanda, on avait affaire à un génocide qui a fait des centaines de milliers de morts. Quant au Kosovo, il est douteux que l’intervention militaire ait été un succès (lire Noam Chomsky, « Au Kosovo, il y avait une autre solution », Le Monde diplomatique, mars 2000).
Marc Lynch poursuit :
« En agissant, et j’entends par là une réponse suffisamment énergique et directe pour empêcher le régime libyen d’utiliser ses ressources militaires pour écraser ses adversaires. J’ai vu des rapports selon lesquels l’OTAN a sévèrement mis en garde la Libye contre de nouvelles violences contre son peuple. Rendre cela crédible pourrait signifier la déclaration et l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne sur la Libye, sans doute par l’OTAN, pour empêcher l’utilisation d’avions militaires contre les manifestants. »
Un point de vue que conteste fortement Justin Raimondo, sur le site Antiwar.com, « Interventionists Target Libya » » (23 février) :
« Le spectre d’une intervention américaine est juste ce que Kadhafi souhaite : cela jouerait en sa faveur. Comme c’est souvent le cas des actions américaines, cette intervention aurait exactement les effets contraires à ceux recherchés. (…) Est-ce que le professeur Lynch croit vraiment qu’une intervention “énergique” (…) ne renforcerait pas la position de Kadhafi ? [Il] sait comment utiliser les passions et les préjugés de son peuple et sa stratégie est clairement de diviser son pays selon des lignes générationnelles. » (…)
« Une intervention occidentale renforcerait Kadhafi et le sauverait peut-être d’une fin bien méritée. Elle donnerait des munitions au courant islamiste marginal qui sympathise avec Al-Qaida. Tous deux seraient confortés dans leur point de vue : regardez, dirait Kadhafi, les étrangers reviennent pour prendre le contrôle du pays ; regardez, diraient les islamistes, les Croisés viennent pour voler votre révolution. »
Les images qui proviennent de Libye sont terribles. Mais qui a demandé une intervention militaire occidentale quand les avions israéliens bombardaient Gaza durant l’opération Plomb durci ? ou lors des bombardements de l’OTAN en Afghanistan ? ou de l’Irak par les Etats-Unis ? Faut-il y intervenir militairement, contre Israël et les Etats-Unis, cette fois ?
Et puis, le cas irakien est là pour nous inciter à la prudence. La dictature de Saddam Hussein était l’une des plus brutales du Proche-Orient, elle aussi alliée des Etats-Unis tant que le régime menait une guerre d’agression contre l’Iran. Son invasion du Koweït a changé la donne et a fait de lui un paria. Mais qui peut penser, huit ans après l’intervention américaine en Irak, que celle-ci a été un succès ? Les manifestations, aussi bien dans le Kurdistan irakien (présenté comme un modèle de démocratie) que dans le reste du pays, ont fait l’objet d’une répression brutale, dont peu de médias ont parlé.
Que faire alors ?
D’abord, accepter le fait que, sauf dans des cas de génocide comme au Rwanda, une intervention militaire sous l’égide de l’ONU n’est pas toujours la meilleure solution. D’autant qu’elle serait sans doute déléguée à l’OTAN, dont le rôle en Afghanistan ne semble pas vraiment positif. Les mouvements tunisien et égyptien ont abouti sans intervention militaire extérieure.
Il faut aussi se réjouir de la position de la Ligue arabe qui, pour la première fois, suspend un Etat-membre pour des problèmes relevant de la « souveraineté nationale ». Cette position, comme celle de l’Union africaine et de l’Organisation de la conférence islamique, devrait aggraver les fissures dans le régime, notamment dans l’armée et chez les diplomates, nombreux déjà à avoir abandonné Kadhafi. Elle aura plus de poids que celle de gouvernements européens et américain, soupçonnés, non sans raison, d’arrière-pensées, et qui ont développé avec le dictateur libyen d’étroites relations ces dernières années.
On peut aussi, pour l’Union européenne, tirer quelques leçons pour l’avenir.
S’il n’est pas possible pour les Etats européens de fonder toute leur politique étrangère sur le respect des droits humains, et s’il est impossible et non souhaitable de rompre les relations avec tout régime qui les violerait (avec Israël, par exemple), il est certain que l’on peut adopter des politiques plus équilibrées entre intérêts et principes, d’autant plus que bien des projets mirifiques se sont révélés des mirages (lire Alain Faujas, , LeMonde.fr, 24 février) : « Les dangers et les illusions du commerce avec Kadhafi »
— Au cours des dernières années, les pays européens, dont la France, ont armé les forces libyennes, les ont conseillées, et leur ont ainsi donné les moyens de se battre contre leur propre population (la France envisageait même de leur vendre des Rafales) ;
— L’appui au régime du colonel Kadhafi dans l’Union européenne, et notamment en Italie, s’est fondé sur un chantage : la capacité pour la Libye de stopper le flux des immigrants africains vers le Vieux continent ; cette obsession migratoire amène Bruxelles à aider toute une série de régimes peu soucieux des droits humains à gérer eux-mêmes, dans des conditions souvent terribles, les immigrés. A tout prix, il faut défendre la forteresse Europe ; et, de ce point de vue, Kadhafi était un allié que Silvio Berlusconi, notamment, répugne à abandonner (lire Stefano Liberti,« L’Italie et la Libye main dans la main » , Visions cartographiques, 25 août 2010) ;
— Comme dans sa coopération avec les autres pays du pourtour méditerranéen, l’Union européenne a fait prévaloir les principes du libre-échange sur le développement, multipliant les rapports élogieux sur la Tunisie ou l’Egypte ; n’est-il pas temps, comme y invite George Corm, à faire prévaloir une autre conception ? (« Quand la “rue arabe” sert de modèle au Nord », LeMonde.fr, 11 février).
Il est malheureux que les préoccupations essentielles des Européens face aux événements de Libye soient avant tout la crainte concernant les exportations de pétrole [2] et la peur de voir affluer des vagues d’immigrés. Cela ne présage rien de bon pour l’avenir.
Les principes évoqués, plutôt que l’appel aux interventions militaires, devraient guider la politique européenne à l’égard de tous les pays arabes, notamment ceux du sud de la Méditerranée qui sont touchés par la vague révolutionnaire qui déferle sur le monde arabe.
Notes
[1] Sur les tribus, sujet complexe que je ne prétends pas connaître bien, on pourra lire « Libya – Tribal Rivalries », sur le site Bnet.
[2] Lire « Batailles pour l’énergie », Manière de voir, n° 115, février-mars 2011, actuellement en kiosques.
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