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Entretien avec l’avocat Gilles Devers: «La CPI a tranché : la Palestine est un Etat, avec souveraineté sur Jérusalem-Est»

Qui mieux qu’un expert reconnu en droit international, inscrit au barreau de la Cour pénale internationale (CPI), peut rétablir la vérité, toute la vérité, sur la terre de Palestine occupée, outragée et martyrisée depuis plus de soixante-dix ans ? Qui mieux qu’un avocat aguerri, en lutte contre l’injustice, peut enfin rendre justice à la Palestine, à la face d’un monde qui, bien qu’encore sous influence, prend toutefois de plus en plus conscience de ses terribles souffrances, de l’hégémonie dévastatrice d’Israël et du silence international assourdissant qui entoure ses crimes de guerre ?

C’est à cette noble et lourde tâche que s’attelle l’avocat et docteur en droit, Gilles Devers, dans son ouvrage passionnant « Jérusalem-Est sous la protection du droit international » (Editions Erick Bonnier).

Un ouvrage que cet infatigable défenseur de la CPI qui, depuis 2009, se bat pour faire reconnaître ses compétences sur la Palestine, a conçu comme un précieux guide favorisant la compréhension de l’avancée de la procédure judiciaire engagée contre l’annexion de Jérusalem-Est. Pour que l’Etat d’apartheid se heurte enfin au droit international, après l’avoir violé allègrement et massivement.  A l’occasion de la parution de son livre à lire absolument, Gilles Devers a accepté de répondre aux questions d’Oumma.

Dans votre livre, vous rappelez que « l’histoire établit la réalité d’un peuple multiconfessionnel en Palestine et son opposition dès l’origine au plan sioniste ». Quelles sont les grandes périodes de cette histoire, notamment sur le plan juridique, et qu’en est-il aujourd’hui ?

Dans un débat, il est certains points sur lesquels on peut avoir une opinion, plus ou moins tranchée en fonction de la connaissance des faits, d’autre points qui sont acquis et qui relèvent de la connaissance établie. Ici, mon livre montre, documents à l’appui, qu’il est parfaitement établi que la Palestine est un État depuis 1921. En particulier, la SDN (Société des Nations), le 18 avril 1925, a reconnu la Palestine comme étant un État parmi les autres, alors qu’il s’agissait d’organiser la succession de l’Empire ottoman.

Entre 1921 et 1947, la Palestine s’est développée comme un État, avec son propre système juridique, qui était reconnu par les juridictions étrangères comme parfaitement autonome, et ce, y compris par le juge britannique. En 1939, un Palestinien, né sous le temps du mandat britannique et vivant à Londres, qui allait être expulsé de Royaume Uni, opposait la règle qu’un Etat n’expulse pas ses ressortissants. La Cour de Londres lui a opposé que cette expulsion était parfaitement possible car le Royaume Uni était simplement administrateur du territoire, et que le mandat laissait intacte sa nationalité palestinienne.

Cette reconnaissance a été le fait de l’ONU qui, dans sa fameuse recommandation de 1947, affirme que la fin du mandat créera ipso facto deux Etats, un État juif et un État arabe. Où est passé l’Etat arabe ?

D’ailleurs, en 1948, pour ses premières relations internationales, l’État d’Israël s’est placé, s’agissant des traités internationaux, indispensable aux relations extérieures d’un Etat, comme continuateur de l’État de Palestine pour ce qui  concerne son nouveau territoire. Ainsi, il y a toujours eu un Etat de Palestine : Etat sous mandat de 1921 à 1948, et Etat sous occupation militaire, par la Jordanie de 1948 à 1967, puis par Israël depuis. Il ne s’agit pas d’une opinion, mais bien de connaissances factuelles et juridiques.

Dans son jugement du 5 février 2021, la Cour Pénale Internationale a jugé que la Palestine est un Etat, avec souveraineté sur Jérusalem-Est. La lecture juridique est donc constante depuis 1897.

Pour quelles raisons cette réalité incontestable reste-t-elle méconnue ? 

C’est le résultat d’années de propagande, multiforme, mais je souligne le rôle de l’ONU, c’est-à-dire en réalité des quatre grandes puissances de l’époque : les États-Unis, l’Union soviétique, la Grande-Bretagne et la France.

Dans tous les actes internationaux qui ont suivi 1948, l’ONU a éliminé la référence au peuple souverain de Palestine, jusque dans le statut de réfugié de l’UNRWA. Il n’y avait plus aucune trace juridique, et pas la mention d’un peuple palestinien. C’était du négationnisme pur et dur.

C’est uniquement avec le choix de la lutte armée, dans les années 1968/1969, que progressivement la notion du peuple palestinien, puis celle du droit à l’autodétermination sont revenues dans le langage de l’ONU. La comparaison entre les deux calendriers, celui des actes de la lutte armée et celui des actes de reconnaissance internationale, est flagrante. Mais la reconnaissance comme Etat membre de l’ONU et le consensus des puissances ont réussi à détourner la Palestine de ses progrès, pour l’enfermer dans le processus mortifère d’Oslo.

Mortifère ?

Oui, car la Palestine a renoncé à son statut d’Etat souverain et au droit international pour devenir une simple « Autorité palestinienne », notion qui n’existe pas en droit international. Avec Olso, la Palestine abandonne la garantie du droit pour se placer dans un processus où Israël est détenteur de tout, et peut décider de transférer, selon ses vues, certains droits aux Palestiniens.

Par un retournement complet, ce n’est plus la Palestine qui préexiste, mais Israël, et la Palestine ne peut obtenir des droits que par transfert. Chacun en voit aujourd’hui le résultat.

La colonisation de Jérusalem-Est s’est déroulée en deux phases. Les années 1967 et 1980 entraînèrent quels grands bouleversements pour la vieille ville de Jérusalem et sa population palestinienne ?

En 1897, le maire de Jérusalem avait immédiatement protesté contre les résolutions du Congrès sioniste voulant créer un Etat juif en Palestine. Vingt ans avant la Déclaration de Balfour, il expliquait qu’il y avait un Etat multiconfessionnel, réuni autour de Jérusalem, et que vouloir créer un nouvel Etat était impossible. En 1948, Jérusalem restait une ville arabe avec une forte majorité musulmane, et la vie multiconfessionnelle y était très apaisée.

En 1967, le but de la guerre était la lutte contre les puissances arabes, et dans la mesure où l’armée israélienne recevait, par trahison, des informations militaires secrètes, la victoire fut fulgurante. Aussi, s’est alors posée la question de Jérusalem, car ce n’était pas un projet d’origine. Il y a eu des hésitations jusqu’au dernier moment, mais la décision a été prise, et les soldats jordaniens n’ont pu résister : Jérusalem-Est est passé sous contrôle israélien en quelques heures.

Le fait était très inattendu, et tous les Palestiniens sont restés sur place, ce pourquoi s’est posée, et se pose encore, la question du statut des Palestiniens de Jérusalem-Est. Et attention : Israël n’a pas uniquement annexé la vieille ville, mais également 70 km² représentant de nombreux villages alentour, pour faire une sorte de ceinture de sécurité à l’Est de Jérusalem.

Israël a ensuite fait progresser son emprise jusqu’à s’autoriser, en 1980, à déclarer Jérusalem capitale unifiée. L’ONU, si coupable vis-à-vis de la Palestine, est sur ce plan restée correcte, car le droit international ne peut pas accepter l’annexion de territoires par la force armée. Aussi, le Conseil de sécurité a considéré que l’annexion de Jérusalem-Est en 1967 et la déclaration de capitale unifiée en 1980 étaient sans valeur au regard du droit international.

Vous écrivez que « l’urbanisme a été l’outil de la colonisation de Jérusalem-Est, d’abord avec le mur de séparation, ensuite avec une série de plans et de mesures discriminatoires, permettant d’atteindre le résultat : 350 000 Palestiniens sur 15% du territoire et 250 000 Israéliens sur 85% ». Est-ce à dire que l’urbanisme a permis à Israël de parachever le nettoyage ethnique de Jérusalem, et au-delà, de la terre de Palestine ?

C’est très précisément cela, et c’est exactement le travail de colonisation : le déplacement ou le cantonnement des habitants, et le remplacement par de nouveaux habitants relevant de la puissance occupante.

A Jérusalem, l’urbanisme a été une méthode constante et systématique d’accaparement du territoire et des pouvoirs. L’urbanisme ne fait pas couler le sang directement, c’est la même violence juridique que les bombardements. Le territoire est cadenassé au bénéfice de la population israélienne, avec des conditions d’urbanisme infernales imposées aux Palestiniens de Jérusalem.

Les 350 000 Palestiniens vivent sur 15% du territoire, et les 250 000 colons israéliens sur le reste. Pour les Palestiniens, il faut des décennies pour obtenir un permis de construire, ce qui conduit à construire sans le permis. En droit international, ces constructions sont valables, car l’annexion est nulle et non avenue, et l’administration occupante ne fait qu’abuser de cette illégalité d’origine. Aussi, cela conduit aux destructions de maisons, qui sont des crimes de guerre. L’urbanisme utilise également la loi sur les absents, pour contester des propriétés.

Bien que la condamnation de la colonisation de Jérusalem-Est soit unanime à l’échelle internationale, vous déplorez qu’elle ne se soit jamais traduite par un acte fort : l’arrêt pur et simple de l’expansionnisme israélien. Pourquoi Israël continue-t-il de jouir d’une telle impunité ?

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Les violations du droit sont manifestes, reconnues de toutes parts, et pourtant tout est toléré pour Israël. Pourquoi ? Cette question est plus politique que juridique, et ce n’est pas mon domaine d’étude.

J’observe cependant, et c’est flagrant en regardant ces événements historiques, à quel point les puissances ont tout accordé à Israël, car c’est finalement la place forte de la présence occidentale dans cette région du monde, alors que ces puissances se méfient des Arabes. C’est pourquoi on retrouvait, main dans la main, les Etats-Unis et l’Union soviétique pour soutenir la création d’Israël en 1948.

L’avocat que vous êtes compte-t-il, toutefois, se servir des mots qui condamnent l’hégémonie d’Israël comme d’une arme devant la Cour Pénale Internationale (CPI) ?

Après bien des efforts de la part des Palestiniens, la Cour Pénale Internationale, le 5 février 2021, a jugé que la Palestine était un État, que cet Etat pouvait donc valablement ratifier le traité qui fonde la CPI, et que de ce fait, la Cour avait compétence sur l’ensemble des territoires palestiniens, c’est-à-dire la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est.

Cette décision de justice a provoqué des réactions très hostiles en Israël, car si la CPI reconnaît la compétence palestinienne sur Jérusalem, c’est une porte ouverte vers la condamnation du crime de droit international qu’est l’annexion de Jérusalem-Est. Sur le dossier de Jérusalem-Est, les Palestiniens peuvent s’appuyer sur un grand consensus international, car personne n’a reconnu cette annexion. Le dossier pénal de la colonisation de Jérusalem-Est devant la CPI est effectivement une priorité.

Alors que les Palestiniens sont depuis toujours opposés au projet sioniste, pourquoi aura-t-il fallu attendre plusieurs décennies avant que ne soit conduite la première action au nom du peuple palestinien souverain devant un juge international ?

Le peuple palestinien n’est pas dans une position de revendication de droits, mais dans celle de la restitution de ses droits, à savoir le retour d’une pleine souveraineté sur sa terre, avec la liberté d’aller venir.

Toute histoire juridique de la Palestine se structure autour d’événements juridiques, mais effectivement jamais le gouvernement de Palestine n’a exercé d’action en justice, avant cette procédure devant la CPI de 2018. C’est un fait. C’est tellement incompréhensible que cela crée de la confusion.

On en vient à confondre une déclaration politique avec un acte juridique. Dans le livre, j’examine toutes les instances internationales où des procédures auraient pu être engagées, et il n’y en a effectivement aucune avant le referral du 15 mai 2018. Je sais que c’était difficile pour le gouvernement de Palestine, qui ne peut compter que sur lui.

Par exemple, alors que pour l’Ukraine, ce sont 34 Etats qui ont signé le referral et apporté des fonds à la CPI, il n’y a pas eu un Etat pour soutenir la Palestine. Aussi, je n’émets pas de critiques politiques, qui ne sont pas de mon ressort, mais je relate les faits.

Le Referral by the State of Palestine, le 15 mai 2018, marque-t-il un tournant judiciaire décisif pour la cause palestinienne ?

Incontestablement, c’est un grand tournant judiciaire. Il ne s’agit plus de déclaration politique, mais d’un acte de justice. La CPI s’est affirmée compétente pour mener des enquêtes sur tous les crimes commis sur le territoire de Palestine. La justice internationale est désormais saisie dans la clarté, et une enquête est en cours.

La CPI n’a pas un fonctionnement facile, et sa lenteur est une tare. Pour autant, les choses avancent, c’ est une chose certaine. C’est la seule instance internationale où, juridiquement, un Palestinien est considéré comme un alter ego, à égalité de droit de tout autre citoyen. En refusant toute coopération avec la CPI, le choix d’Israël illustre une réalité : la Palestine est un État respectueux du droit, qui s’inscrit en coopération avec la justice internationale, alors qu’Israël refuse l’application du droit international et refuse l’action de la justice internationale.

Pourquoi affirmez-vous que « la cause palestinienne a beaucoup à gagner devant la juridiction européenne, c’est-à-dire la Cour de justice de l’Union européenne », basée au Luxembourg ? 

Il y a pour cela deux raisons. La première est que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui n’a pas de compétence pénale, a un fonctionnement certes complexe, mais clair pour les spécialistes, et assez rapide. Surtout, l’intérêt est la jurisprudence. Du fait des relations de l’Union européenne, la CJUE est confrontée à de très nombreuses situations d’occupation militaire durable, donc illégales, dans lesquels les occupants profitent de la situation pour développer leur activité économique pour dégager la population, et implanter la sienne.

Tout ceci est strictement illégal en droit international et en droit européen. Ainsi en agissant devant la Cour de justice de l’Union européenne, on dispose d’une jurisprudence solide, car la Cour a la même position dans toutes les scènes d’occupation militaire à travers le monde. J’ajoute que l’OLP et l’Union européenne ont signé un accord en 2000, de telle sorte qu’il existe un cadre juridique pour faire respecter cet accord et, en particulier, la clause de compétence territoriale, pour « la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est ». Les certificats d’origine et la labellisation des produits ne peuvent être établis que par le gouvernement de Palestine. Ce sont des procédures très efficaces qui sont à portée de main.

Le 5 février 2021, « La Chambre préliminaire de la Cour pénale internationale a décidé à la majorité que la compétence territoriale de la Cour dans la situation en Palestine s’étend aux territoires occupés par Israël depuis 67, à savoir Gaza et la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ». Cela signifie-t-il que la CPI pourra désormais poursuivre les dirigeants israéliens accusés de crimes de guerre dans ces mêmes territoires ?

S’agissant de la CPI, on entend de manière permanente qu’elle ne pourrait rien faire contre les responsables militaires et politiques israéliens, car Israël n’a pas ratifié le traité. Or, dire cela, c’est ignorer le statut.

La CPI a compétence pour tous les crimes qui ont fait des victimes en Palestine, et elle est apte à lancer des mandats d’arrêt contre toute personne, quelle que soit sa nationalité, et bien entendu même si l’auteur du crime a choisi la nationalité d’un pays qui n’a pas ratifié de statut. Il y a beaucoup de précédents et de pratique. Juridiquement, il n’y a aucun débat, et il suffit de voir tous les obstacles qu’on oppose à la Palestine pour qu’elle agisse devant la CPI pour comprendre l’efficacité de cette procédure.

Dans votre livre, vous démontez tous les arguments juridiques d’Israël qui « cherche à justifier, par une réécriture des faits et un déni du droit, la colonisation et l’annexion de Jérusalem-Est ». Espérez-vous qu’un jour prochain, justice sera enfin rendue à la Palestine et au peuple palestinien ?

Une décision de justice seule ne peut jamais dégager une solution politique, mais dès lors qu’il y a une coopération forte avec les dirigeants politiques, elle permet de poser des principes et de rééquilibrer des rapports de force de manière considérable. Le referral de mai 2018 a permis de reconnaître, en février 2021, que la Palestine était un État, et d’obtenir en mars 2021 une ouverture d’enquête. La CPI compte 123 Etats membres et aucun n’a fait appel. C’est donc une victoire considérable.

A partir du moment où le procureur est saisi par des dossiers qui répondent aux standards internationaux, en matière d’argumentaire et de preuves, avec une véritable attention de l’opinion internationale, il lui serait très difficile de ne rien faire pour la Palestine, car cela lui causerait un discrédit grave. Il faut donc poursuivre les efforts, dans l’unité du peuple palestinien, autour de cette action en justice.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

Gilles Devers, « Jérusalem-Est sous la protection du droit international » (Editions Erick Bonnier)

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