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Cheikh Abbas Al Naqshanbandi : « Les Irakiens en veulent désormais plus aux Américains qu’à Saddam Hussein »

Notre envoyé spécial en Irak, Eric Rendek a réalisé une interview exclusive du Cheikh Abbas qui est le chef d’une des grandes familles de la ville de Samarra, située à 120 kilomètres au nord ouest de Bagdad.

Samarra est une des villes du « triangle sunnite » qui a régulièrement fait la une de l’actualité ces dernières semaines, en raison des combats qui s’y sont déroulés. Pouvez-vous nous décrire en quoi elle se distingue d’autres villes irakiennes ?

La ville de Samarra est une ville sainte, qui fut également capitale de l’empire abbasside et connu son âge d’or sous le règne du calife Al Mutawakil. Elle dominait alors plus de soixante-dix de nos actuels pays. La ville appartient à sept grandes familles. Elle est très religieuse et tous ses habitants, y compris ceux qui ne prient pas systématiquement, respectent les leaders religieux et leur obéissent. C’est la raison pour laquelle la ville n’a pas vécu de pillages au moment de la guerre, comme cela est arrivé à Bagdad. La ville accueille également un lieu de pèlerinage pour les chiites.

L’Islam est une religion mais aussi une idée, qui défend un certain nombre de valeurs, parmi lesquelles l’honnêteté, le fait de reconnaître ses fautes, l’amour du prochain et le désir d’œuvrer pour le bien des autres. Faire couler le sang est prohibé dans notre religion. L’Islam est une religion de paix et d’amour. La droiture ou l’honnêteté ainsi que l’éducation sont la seule vraie liberté. L’Islam répond enfin aux trois questions fondamentales que doit se poser tout être humain : d’où je viens, pour quelle raison, où vais-je ?

Or un homme est venu, qui a oublié la réponse à ces trois questions, pour apporter une liberté que les habitants de Samarra avaient déjà : ils vivaient en paix, dans leurs maisons, dans leur pays, avec leurs familles, avec leur argent, comme y ont vécu leurs pères et leurs grands-parents, acceptant, au sens originel du mot politique, de vivre en accord avec le monde réel, même s’il est mauvais.

Vous voulez parler de l’invasion américaine ?

Les Américains, donc, sont venus en Irak, tuant de nombreux Irakiens, en emprisonnant des milliers, sans jugement, sans que les familles puissent avoir recours à un avocat ou avoir un droit de visite, les mosquées et les églises ont été bombardées, des imams et des chefs de famille ont été arrêtés, des femmes ont été battues, des enfants tués, tout cela au nom de la Démocratie et de la Liberté. Où sont-elles ?

Un pays riche, stable et sûr a été humilié. Il est désormais sans dessus dessous et en colère. Les habitants de Samarra qui se sont battus contre les Américains défendaient leur ville, leur famille et la religion. Il s’agit d’un soulèvement populaire, d’une réaction d’orgueil, d’une réaction face à une oppression. Ce n’est pas du terrorisme et ce qui arrive peut être comparé à la situation des Palestiniens en Israël. On nous appelle terroristes alors que nous ne faisons que nous défendre. Les habitants de Samarra, comme beaucoup d’autres en Irak, en veulent désormais plus aux Américains qu’à Saddam Hussein.

Quoi que les Américains aient pu faire, nous sommes prêts à les guider sur le chemin de la compassion. Les leaders religieux de Samarra ont jusque là prôné l’apaisement. Les gens de la Sunna ont le devoir de donner ce qu’ils possèdent, de délivrer le message de paix de l’Islam, et de laisser à l’autre la liberté de choisir. Nous sommes persuadés que la vie après la mort sera cent cinquante fois meilleure que la vie terrestre. Nous aimons donc la mort autant que les Américains aiment la vie. Nous sommes prêt à tout laisser aux Américains ce à quoi ils tiennent le plus et n’avons, en ce qui nous concerne, rien à perdre.

En l’absence de gouvernement central fort et d’armée nationale, le réarmement des milices, qu’elles soient ethniques ou religieuses est un facteur de guerre civile qui pourrait conduire à une situation proche de celle qu’a connu le Liban… Qu’en pensez-vous ?

Il n’y a pas en Irak d’opposition fondamentale entre les chiites et les sunnites, du moins chez les gens éduqués. L’Irak est une mosaïque ou les différentes communautés, y compris les chrétiens, ont historiquement toujours vécu en harmonie. Chiites et sunnites sont frères et disciples d’une même religion. Ils aspirent tous, après des années de souffrance, à la stabilité, à la sécurité et à la paix. L’idée d’une guerre civile en Irak, sur des bases confessionnelles est absurde dans la mesure ou cela reviendrait à s’affronter à l’intérieur même des familles (ndlr : il y a dans les faits de nombreux mariages entre chiites et sunnites).

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Depuis la mise sous tutelle de l’Irak par les britanniques en 1917, les chiites ont occupé à part égale avec les sunnites des postes au plus haut niveau, dans l’armée et l’administration, y compris celui de premier ministre. Le régime de Saddam Hussein n’a pas fait exception à la règle. D’autre part, chiites et sunnites ont souffert indistinctement sous ce régime qui s’appuyait exclusivement sur une famille et un clan. On ne peut donc associer les sunnites au régime de Saddam Hussein sans faire un raccourci par rapport à la réalité.

A la fin de la guerre, le clergé chiite et les oulémas sunnites se sont réunis entre Irakiens pour sceller leur entente ainsi que pour prévenir et éventuellement résoudre tout incident risquant de créer des fractures entre les communautés. Nous n’avons donc qu’un seul ennemi : l’occupant.

Cet occupant, mais aussi l’Iran, pour des raisons historiques et géopolitiques, mène une politique dont le but est de diviser les Irakiens. La formation du Conseil de Gouvernement Transitoire, sur des critères ethniques et religieux, va à l’encontre de l’idée que le pouvoir revient à ceux, élus ou non, qui ont les capacités intellectuelles et morales de l’assumer et de l’exercer. Ce type de démocratie, « à l’irakienne », n’existe nulle part ailleurs, à commencer dans les pays qui en font la promotion.

Comment voyez-vous l’avenir de l’Irak sur le plan de la reconstruction politique ?

L’avenir de l’Irak passe par l’organisation d’élections générales libres. Ces élections ne pourront être organisées par ceux qui sont venus par la force dans notre pays. Pas plus qu’elles ne pourront l’être par le Conseil de Gouvernement Transitoire, oeuvrant pour des intérêts privés ou américains et perçu comme une entité étrangère par l’ensemble des Irakiens. Elles doivent être réalisées sous l’égide de l’ONU, après un recensement. Elles doivent se dérouler en deux étapes. Les électeurs devront voter en tenant compte des principes suivants : la religion, l’idée de nation irakienne, l’honnêteté.

La première étape verra des élections séparées dans le nord, le centre et le sud de l’Irak, pour élire un représentant pour chaque région. La deuxième étape consistera à en élire un parmi les trois, au cours d’une élection générale.

Concernant l’arrivée des chiites au pouvoir, qui pourrait en résulter, l’Irak n’est pas l’Iran et le futur régime, élaboré en vertu des principes islamiques, ne revêtira pas la forme de celui du pays voisin. Il faut bien comprendre que l’Iran, dans la guerre idéologique qui l’oppose à l’Arabie Saoudite wahhabite, cherche à étendre sa sphère d’influence à l’ensemble de la région par le biais de la religion. C’est un exemple caractéristique de l’instrumentalisation de la religion à des fins expansionnistes. L’Irak a été dominé au cours de son histoire par les Perses puis par les Ottomans (sunnites) et constitue encore aujourd’hui un enjeu pour ces deux ex-empires. Les hauts lieux du chiisme se trouvent en Irak et bien que les martyrs ou descendants du Prophète qui y sont enterrés soient des arabes, l’Iran s’en adjuge en quelque sorte la propriété morale. Le clergé chiite irakien a été à son plus haut niveau formé en Iran, durant son exil forcé, sous Saddam Hussein. Si on prend le cas de Mohamed Baqer Al Hakim (ndlr : assassiné il y a quelques mois lors d’un attentat à la voiture piégée), il jouissait d’une aura importante en Iran, comme arabe et comme Saïd (ndlr : désigne un lien de filiation avec le Prophète). Une fois en Irak, il est redevenu un Saïd parmi d’autres (ndlr : beaucoup d’Irakiens ont des liens de filiation avec la famille du Prophète). Pour toutes ces raisons, Sistani, un des principaux leaders de la communauté chiite irakienne, qui est Iranien, est rejeté, dans leur âme et conscience, par beaucoup de chiites du sud. Il est donc essentiel que tout le monde puisse s’exprimer par le vote.

J’ajoute enfin que le futur régime ne verra aucune objection à laisser des compagnies américaines exploiter le pétrole irakien, du moment qu’elles ne sont pas imposées par la force.

L’Irak veut vivre en paix, dans l’unité, et ne veut faire la guerre à personne.

Propos recueillis par Eric Rendek.

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