La stratégie des meilleures pratiques
Les ONG spécialisées dans la protection des droits des femmes dans les pays musulmans développent, depuis quelques années, une nouvelle stratégie pour surmonter les problèmes rencontrés dans l’application des règles de la charia.
Cette stratégie est fondée sur le postulat suivant : « Du moment que toutes les mesures appliquées dans le domaine du contrôle de la polygamie sont considérées par les oulémas comme « conformes à la charia », malgré leur très grande diversité ; et puisqu’il existe, dans ce large éventail de mesures, des règles appliquées dans des pays déterminés, qui protègent mieux que d’autres les droits des femmes et des enfants ; alors ce sont ces mesures, qualifiées de « meilleures pratiques », dont les ONG réclament l’application dans les pays musulmans, en substitution aux mesures en vigueur, quand ces dernières sont moins efficaces pour atteindre les objectifs recherchés. » (39)
L’exemple tunisien
L’ONG « Women Learning Partnership » (WLP) a ainsi dressé un tableau comparatif des « meilleures pratiques » utilisées dans les pays musulmans, au niveau des principales rubriques des codes de statut personnel (ou droit de la famille). Concernant la polygamie, la « meilleure pratique », de l’avis de WLP, est l’interdiction pure et simple appliquée par la Tunisie. (40) Le Collectif 95 Maghreb Egalité, regroupant les principales ONG de défense des droits des femmes au Maroc, en Algérie et en Tunisie, réclame lui aussi l’adoption d’une telle mesure. (41)
En effet, d’après ces associations, une telle interdiction permet de résoudre, de manière efficace et définitive, tous les problèmes familiaux et sociaux associés à la pratique de la polygamie. Et, comme l’a affirmé le mufti d’Egypte Muhammad Abduh dans sa fatwa sur cette question : « il est licite en droit musulman d’interdire aux hommes d’épouser plus d’une femme, sauf en cas de nécessité impérieuse démontrée au magistrat chargé de cette question. Absolument rien n’interdit cette prohibition, seule la tradition s’y oppose. » (42)
L’exemple marocain
Certaines associations féminines, cependant, comme « Sisters in Islam » (SIS) de Malaisie, (43) ne sous-estiment pas le poids des traditions comme facteur de blocage dans la voie des réformes en ce domaine. Elles oeuvrent pour l’adoption d’une autre « meilleure pratique », moins révolutionnaire peut-être que l’option tunisienne, mais qui serait déjà appliquée dans un pays musulman avec de bons résultats, et qui serait plus acceptable pour les oulémas et la population de manière plus générale.
Les mesures relatives au contrôle de la polygamie figurant dans le « Code de la famille » du Maroc, après sa révision en 2004, constituent, à cet égard, d’après de nombreuses associations de défense des droits des femmes, un bon exemple de codification en ce domaine. (44)
Charia : Qui décide de ce qui est licite ?
Comme il ressort de la diversité des règles juridiques appliquées dans le monde musulman en matière de pratique de la polygamie, et des justifications dont elles sont assorties, les arguments présentés par les différentes parties au débat sont souvent parfaitement cohérents et défendables, chacun dans le cadre de sa propre ligne de pensée, sur le plan social, et en se basant sur sa propre école juridique comme référence. C’est ce qui ressort également du débat (virtuel) entre le mufti d’Egypte Muhammad Abduh et le cheikh d’al-Azhar Mahmoud Shaltout au sujet de l’interprétation et de l’application des règles de la charia relatives à la polygamie.
Pour comprendre la logique de cette diversité de règles et d’arguments, il faut placer le débat dans sa véritable perspective. Dans ce but, il faut tout d’abord souligner qu’aussi bien Shaltout que Abduh ne font qu’exposer leur opinion juridique sur la question de la polygamie. C’est une « fatwa » qui permet à leurs lecteurs de mieux saisir ce que la loi dit, d’après eux, sur cette question. Mais, comme toute fatwa, elle ne s’impose à personne. Comme l’explique Sheikh Abdul Mohsen Al-Obeikan, vice-ministre de la Justice d’Arabie Saoudite, « même les décisions de la Chambre d’Ifta (organisation saoudienne officielle de fatwa) ne s’imposent à personne, que ce soit aux individus ou à l’Etat. » (45)
Le professeur Ahmed Khamlichi, Directeur de Dar al Hadith al Hassaniya (du Maroc) observe, à cet égard : « Les ulémas n’ont pas le monopole d’interprétation de la charia. Evidemment ils doivent être consultés au premier plan sur les questions de la charia. (Mais) ce ne sont pas eux qui font la loi religieuse, de même que ce ne sont pas les professeurs de droit qui font la loi, mais les parlements. » (46)
De fait, il n’existe pas de hiérarchie religieuse en Islam. Il n’existe pas, non plus, d’autorité suprême capable de statuer sur ce qui est licite ou illicite, pour l’ensemble du monde islamique.
Ainsi, comme le note le vice-Ministre de la Justice d’Arabie Saoudite, même une fatwa de l’Académie Islamique du Fiqh (AIF) ne s’impose à aucun des 43 Etats membres de cette institution spécialisée de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI). Elle n’a de valeur que comme l’expression d’un point de vue juridique par un organisme spécialisé, à l’instar d’un exposé dans les livres de fiqh.
L’interprétation de la charia dans le cadre de chaque Etat
La charia est, de fait, interprétée et appliquée dans le cadre de chaque Etat, en fonction de ses propres choix. Ce sont les autorités politiques, religieuses et législatives de chaque pays musulman, agissant de concert, soit par consensus, soit par négociation, qui détiennent ainsi le pouvoir de décider de ce qui sera considéré comme licite dans le pays (en puisant dans la base de données de toutes les options que la charia peut offrir sur une question donnée).
L’élaboration des codes de statut personnel (ou de droit de la famille) fournit une bonne illustration de la démarche appliquée.
Les gouvernants choisissent, dans un éventail de solutions, toutes considérées comme licites en Islam, celle qui répond le mieux à leurs objectifs. L’option sélectionnée est examinée avec toutes les parties concernées, et en particulier avec les autorités religieuses (comme le Mufti ou le Conseil des Oulémas), puis fait l’objet d’un projet de texte de loi qui est présenté au Parlement pour discussion et approbation. Une fois ce texte adopté par le Parlement, puis entériné par toutes les instances institutionnelles concernées, il est publié au « Journal Officiel » du pays. Il acquiert alors force de loi, et devient le texte juridique de référence pour déterminer ce qui, dans cet Etat, est considéré comme licite en Islam, dans le domaine concerné. C’est sur la base de ce texte de loi que tous les actes juridiques devront être préparés, et que les tribunaux du pays seront appelés à statuer.
Mais, ce qui est considéré comme licite dans un Etat musulman, à un moment donné, sur une question donnée, peut être considéré comme illicite dans un autre Etat musulman, au même moment.
Le cas de la Tunisie
L’interdiction de la polygamie en Tunisie en fournit une bonne illustration. Aux yeux des autorités tunisiennes, cette interdiction est parfaitement licite, puisqu’elle est fondée sur des principes et des règles communément admis en droit musulman. S’il fallait des preuves de sa licéïté, il n’y aurait qu’à citer la fatwa du mufti d’Egypte, Muhammad Abduh, ou du ’alem de la Qarawiyine Allal el Fassi, (47) qui ont tous deux appelé de leurs voeux cette interdiction. Ils ont développé, à cet effet, une argumentation juridique solide, que nul juriste musulman de renom n’a jamais remise en cause, alors qu’il s’est écoulé plus d’un siècle depuis la fatwa de Abduh et un demi-siècle depuis les écrits de Fassi.
La licéïté de l’option tunisienne est également corroborée par le fait qu’au Bangladesh, pays réputé pour son conservatisme sur le plan d’application de la charia, la Division spécialisée de la Haute Cour de Justice a rendu en 1999 un jugement décourageant fortement la pratique de la polygamie dans le pays, et demandé au Ministère de l’Intérieur d’étudier de manière approfondie s’il était « possible ou non d’interdire la polygamie ». Elle suggéra au Ministère que la même ligne de raisonnement utilisée en Tunisie pour interdire la polygamie pourrait s’appliquer au Bangladesh. (48)
Les facteurs explicatifs de la diversité des règles
Mais, d’autres Etats maintiennent un point de vue opposé, en se fondant sur d’autres principes et règles du droit musulman qui sont, également, communément admis. Une telle situation n’est pas rare, et s’explique par le jeu combiné de plusieurs facteurs :
Les pays musulmans appartiennent à des écoles de pensée juridique, ou rites, différents (Abu Hanifa, Malek ibn Anas, Chafi’i, Ibn Hanbal, Shi’a), dont chacun a développé sa propre méthodologie pour étudier les mêmes questions ;
Les oulémas peuvent interpréter différemment des textes de référence religieux dont l’énoncé se prête parfois à de multiples interprétations ;
Une certaine confusion prévaut, dans certains cas, entre les coutumes et les traditions nationales d’une part, et les prescriptions religieuses proprement dites, d’autre part. (49)
De plus, les textes de loi basés sur la charia, qui sont en vigueur dans un pays musulman, évoluent avec le temps. Chacun d’eux fait l’objet de modifications plus ou moins importantes, en fonction des circonstances, et de l’évolution de la société. Ce qui était licite à un moment donné peut devenir illicite à un autre moment, et vice versa, quand la loi nationale applicable a été modifiée. C’est une situation que l’on observe régulièrement, à l’occasion de la révision des codes de statut personnel (ou codes de la famille) nationaux. (50) Car, si les valeurs et les principes de la charia sont immuables, les règles d’application des prescriptions religieuses (telles qu’elles figurent dans les codes nationaux, par exemple) s’adaptent aux nouvelles circonstances sociales.
C’est cette faculté qu’a la charia d’être réinterprétée, compte tenu de nouvelles circonstances, (lorsque les autorités politiques, religieuses et législatives, agissant de concert, optent pour le changement), qui donne toute sa crédibilité à l’affirmation des juristes musulmans, selon laquelle « la charia peut s’appliquer en tous temps, en tous lieux et en toutes circonstances. » (51)
Notes
(39) Khalid Chraibi, « Droits de la femme en Islam : la stratégie des meilleures pratiques », Oumma.com, 6 et 20 mars 2009
(40) Women Learning Partnership (WLP) : « Best practices in family law : country comparisons »
(41) Collectif 95 Maghreb-Egalité : “Cent mesures et dispositions pour une codification égalitaire des Codes de Statut Personnel”, 1995 ; et “Dalil (guide) de l’égalité dans la famille au Maghreb”, 2003
(42) Muhammad Abduh, « Fatwa fi ta’addud al-zawjate », ibid, pp. 90 et 92-95
(43) Sisters in Islam, Malaysia, « Reform of the Islamic family laws on Polygamy, 11 December 1996 », a memorandum to the Malaysian authorities ; et “Best practices in family law” ; et Sisters in Islam, Malaysia, website, article on « Polygamy »)
(44) Royaume du Maroc, Ministère de la Justice, « Guide pratique du code de la famille », Rabat, 2007
Voici les principales dispositions applicables à la polygamie : L’article 40 du code spécifie que « la polygamie est interdite lorsqu’une injustice est à craindre envers les épouses. Elle est également interdite lorsqu’il existe une condition de l’épouse en vertu de laquelle l’époux s’engage à ne pas lui adjoindre une autre épouse. »
L’article 41 précise que « le tribunal n’autorise pas la polygamie dans les cas suivants :
- lorsque sa justification objective et son caractère exceptionnel n’ont pas été établis ;
- lorsque le demandeur ne dispose pas de ressources suffisantes pour pourvoir aux besoins des deux foyers et leur assurer équitablement l’entretien, le logement et les autres exigences de la vie. »
En l’absence d’empêchements du type indiqué, le candidat à la pratique de la polygamie doit présenter au tribunal une demande d’autorisation à cet effet. La demande doit indiquer les motifs objectifs et exceptionnels justifiant la polygamie et doit être assortie d’une déclaration sur la situation matérielle du demandeur.
Le tribunal convoque la première femme en vue de l’informer du désir de son mari de prendre une nouvelle femme. Il entend la femme et son mari. Il peut ensuite autoriser le mari à prendre une nouvelle femme, si les motifs invoqués par ce dernier revêtent un caractère objectif et exceptionnel et si la demande remplit toutes les conditions légales qui lui sont attachées. Si la première femme n’est pas d’accord sur cette décision, elle peut demander le divorce. Le tribunal fixe un montant correspondant à tous les droits de l’épouse et de leurs enfants que l’époux a l’obligation d’entretenir. L’époux doit consigner la somme fixée dans les sept jours. Une fois cela fait, le tribunal prononce un jugement de divorce
(45) Abdul Mohsen al-Obeikan, « Interview au quotidien « Asharq alawsat » du 09/07/2006, à propos de la valeur juridique d’une fatwa de l’Académie Islamique du Fiqh (AIF) »
(46) Ahmed Khamlichi, « Point de vue n° 4 » (en arabe), Rabat, 2002, p. 12
(47) Allal el Fassi, “Annaqd addhati” (L’Autocritique), 5è éd. Rabat, 1979, pp. 287-294 ; et “Attaqrib, Charh moudawanat al ahwal al chakhssiya” (Le rapprochement : explication du Code de Statut Personnel), 2è éd. Rabat, 2000, pp. 178-193
(48) Bangladesh, High Court Division, Elias v Jesmin Sultana, 51 DLR (AD) (1999), cité dans WLUML, Knowing our rights, p. 208 (49) Par exemple, la charia interdit-elle à la femme de conduire un véhicule, comme l’ont affirmé pendant les deux dernières décennies les autorités politiques saoudiennes, sur la base d’une fatwa du Grand Mufti du pays ? (Voir Khalid Chraibi, « La charia et les droits de la femme au 21è siècle », Oumma.com, 11 mars 2008)
(50) Les révisions importantes dont les codes de statut personnel d’Egypte (2000), de Mauritanie (2001), du Maroc (2004) et d’Algérie (2005), entre autres, ont fait l’objet ces dernières années, illustrent cette proposition.
(51) Yusuf al-Qaradawi, « Chari’at al-Islam, khouloudouha wa salahouha littatbeq fi koulli zamanin wa makan » (Le droit musulman, sa pérennité et sa capacité d’application en tous temps et en tous lieux), al-maktab al-Islami, Beyrouth, 4è éd., 1987
Ouvrages utilisés
« Le Coran », Traduction par Jacques Berque, Edition de poche, Albin Michel, Paris, 2002
Muhammad Abduh, “al-A’mal al kamila” (Oeuvres complètes) tomes 1 et 2, 1ère éd. Beyrouth (1972)
Abdullahi A. An-Na’im, ed., “Islamic Family Law in a changing world”, London, Zed Books, 2002
Abdel Nasser Tawfiq al-’Attar, « ta’addud al-zawjat fi al-charia al-islamiya » (La polygamie en droit musulman), 5è éd., Le Caire, 1988
Gamal A. Badawi, « Polygamy in Islamic law »
Mohamed Chafi, “La polygamie”, Marrakech, 2000
Alya Chérif Chamari, “La femme et la loi en Tunisie”, Ed. Le Fennec, Casablanca, 1991
Mounira M. Charrad, “States and women’s rights – The making of postcolonial Tunisia, Algeria and Morocco”, U. of California Press, Berkeley, 2001
Eric Chaumont, article “Polygamie”, Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, Bouquins, Paris, 2007
Collectif 95 Maghreb-Egalité : “Cent mesures et dispositions pour une codification égalitaire des Codes de Statut Personnel”, 1995
Collectif 95 Maghreb-Egalité : “Dalil (guide) de l’égalité dans la famille au Maghreb”, 2003
Khalid Chraibi, « Droits de la femme en Islam : la stratégie des meilleures pratiques », Oumma.com, 6 et 20 mars 2009
Khalid Chraibi, « La charia et les droits de la femme au 21è siècle », Oumma.com, 11 mars 2008
Allal el Fassi, “Annaqd addhati” (L’Autocritique), 5è éd. Rabat, 1979
Allal el Fassi, “Attaqrib, Charh moudawanat al ahwal al chakhssiya” (Le rapprochement : explication du Code de Statut Personnel), 2è éd. Rabat, 2000 Tahar el Haddad, “Notre femme dans la religion et la société”, 1930, Maison tunisienne d’édition, Tunis, 1970
Riffat Hassan, “al-Islam wa huquq al mar’a” (L’Islam et les droits de la femme), Casablanca, 2000
Ahmed Khamlichi, « Point de vue n° 4 » (en arabe), Rabat, 2002
Ahmed Khamlichi, “Charh moudawanat al ahwal ach-chakhssiya” (Explication de la moudawana de Statut Personnel), t1, 3è éd., Casablanca, 1994 Mohamed Lejmi, « Le droit de la famille », Tunis, 2008
Mortada Motahari, “Les droits de la femme en Islam”, Ed. Al Bouraq, Casablanca, 2000
Musawah website : “Home Truths report”, 2009
Yusuf al-Qaradawi, « Chari’at al-Islam, khouloudouha wa salahouha littatbeq fi koulli zamanin wa makan » (Le droit musulman, sa pérennité et sa capacité d’application en tous temps et en tous lieux), al-maktab al-Islami, Beyrouth, 4è éd., 1987
Yusuf al-Qaradawi, « Assahwa al_Islamiya » (Le renouveau islamique), Le Caire, 1991
Rand Corporation and Woodrow Wilson International Center for Scholars, ““Best practices” Progressive family laws in Muslim countries”, 2005 Royaume du Maroc, Ministère de la Justice, « Code de la Famille », Rabat, 2004
Royaume du Maroc, Ministère de la Justice, « Guide pratique du code de la famille », Rabat, 2007
Sisters in Islam, (SIS), Malaysia, article on Polygamy
Sisters in Islam, (SIS), Malaysia, Reform of the Islamic family laws on Polygamy, 11 December 1996, a memorandum to the Malaysian authorities Sisters In Islam (SIS) : “Best practices in family law” Mahmud Shaltut, “al Islam, ’Aqeda wa shariah”, (L’islam, dogme et charia), 9è éd., Beyrouth, 1977
Women Learning Partnership (WLP) : “Best practices in family law” Women Living Under Muslim Law (WLUML), “Knowing our rights”, 3rd ed., 2006
Kate Zebiri, Mahmud Shaltut and Islamic modernism, Clarendon Press, Oxford, 1993
GIPHY App Key not set. Please check settings