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Vingt ans après : les mutations de la finance islamique dans le monde

Voilà vingt ans que nous nous sommes mis au service de la finance islamique, sur quatre des cinq continents. Force est de constater que ce compartiment de la finance éthique a profondément évolué. D’abord eu égard à sa taille.

Entre 2000 et 2021, les actifs du secteur ont été multipliés par 7, passant de 400 à 2 800 milliards de dollars (source Refinitiv). Ensuite, c’est aussi une histoire de diversification de ses produits. La finance islamique du début du millénaire consistait essentiellement à collecter des dépôts pour faire des financements.

Aujourd’hui, le phénomène de désintermédiation financière permet d’habiter toutes les classes d’actifs du continuum risque-rendement, et pas seulement la classe du crédit. Enfin, c’est une question de crédibilité.

La finance islamique a gagné ses lettres de noblesse, autant dans son discours que dans ses principes qui ont démontré une forte résilience face aux crises.

Pendant les subprimes, le secteur a fait la démonstration du bien-fondé de ses choix, n’étant directement exposé ni au secteur hypothécaire américain, ni aux activités spéculatives des grandes banques d’affaires conventionnelles, tous deux contraires à ses principes.

Alors faisons le point, vingt ans après, et essayons d’identifier les mutations profondes qui alimentent sa dynamique de croissance, toujours à deux chiffres en moyenne sur la dernière décennie. Ces mutations sont i) sociétales, ii) technologiques et iii) géographiques.

Les évolutions sociétales de la finance islamique

La trajectoire de la finance islamique sur les deux dernières décennies est celle du passage d’une manifestation affinitaire vers un langage commun. De la naissance de la finance islamique moderne dans les années 60 jusqu’à la fin du siècle dernier, la finance islamique se présentait comme une niche identitaire, réservée à une clientèle informée voire militante. Les institutions financières qui habitaient le secteur étaient peu nombreuses, hautement spécialisées et à peu près inconnues du grand public.

Aujourd’hui au contraire, le jargon pourtant singulier de la finance islamique est utilisé le plus naturellement du monde par la plupart les plus grandes institutions conventionnelles, au point d’en trouver une trace dans des médias généralistes.

La finance islamique est devenue un langage comme un autre que le secteur financier s’est approprié avec une dose de patience et de pragmatisme.

Compte tenu de sa jeunesse, la finance islamique a d’abord répondu aux besoins primaires de ses clients, notamment le financement de l’immobilier, de la consommation et du transport automobile. « Auto-Immo-Conso » comme on dit dans la banque des particuliers. C’est aujourd’hui chose faite dans les deux grands hubs de la finance islamique mondiale que sont le Golfe Persique et l’Asie du Sud-Est, où sa part de marché est de l’ordre de 25%.

Par conséquent, la finance islamique entend désormais répondre aussi aux besoins symboliques de ses clients et à leurs préoccupations sociales, un peu plus haut sur la pyramide de Maslow.

A ce titre, la finance islamique entend être plus verte, plus solidaire, plus responsable et plus engagée dans les affaires du monde. En témoignent le succès retentissant des « green sukuk », ou obligations islamiques vertes, mais aussi « sukuk vaccins » du Gavi en 2014 avec le soutien de la Banque Mondiale et les nombreux programmes de financement islamique à destination du logement social, de l’éducation ou de la microfinance.

En cela, la finance islamique s’engage résolument au service du développement économique et social. Jamais autant qu’aujourd’hui la Banque Islamique de Développement (BID), dont la cinquantaine d’Etats-membres sont aussi ceux de l’Organisation de la Coopération Islamique, n’a été autant sollicitée, à telle enseigne que son bilan n’est plus suffisant pour financer les besoins en infrastructures de base des pays les plus pauvres du monde islamique. C’est l’une des raisons pour lesquelles la BID déploie depuis peu des stratégies d’inclusion dites de « financement alternatif du développement », qui consiste à catalyser autour d’elle les autres bailleurs du développement (Banque Mondiale et SFI, Agence Française de Développement, Fondation Bill Gates, etc…) vers des projets qu’elle aura au préalable identifiés et soutenus par divers moyens toujours plus innovants. La finance islamique ne peut qu’être au service des humains ; si elle était restée cantonnée à une série de techniques juridiques pour contourner le taux d’intérêt, elle y aurait laissé son âme… et aurait par là-même hypothéqué son avenir.

L’enrichissement technologique de la finance islamique

Au début de ce siècle, le secteur a beaucoup été critiqué pour son caractère vieillot, voire poussiéreux à force de conservatisme. La critique fut dure, mais elle n’était pas totalement infondée. Depuis lors, le phénomène de digitalisation qui a bouleversé tout le secteur financier n’a pas épargné sa composante islamique, bien au contraire. Les institutions financières conformes aux principes de l’islam y ont vu une occasion idéale pour réinventer leur marketing et toucher de nouveaux segments de clientèle, notamment les jeunes. Le Printemps arabe a fait la démonstration de la vitalité d’une jeunesse avide de nouveauté et de modernité dans les pays musulmans. Voyez Dubai Islamic Bank, sans doute la plus avancée de toutes les banques islamiques de la planète : son virage digital est tout aussi serré que celui de la plupart des banques conventionnelles des pays dits « développés », à qui elle n’a pas grand-chose à envier.

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La modernisation digitale n’est pas qu’un exercice de style : elle répond à l’exigence d’efficacité des banques islamiques face à l’intensification de la pression concurrentielle. Il existe un principe de base en microéconomie : tout secteur rentable et en pleine croissance (ce qui est le cas pour la finance islamique mondiale) attire de nouveaux entrants. Le nombre des institutions financières islamique n’a cessé de croître un peu partout dans les pays musulmans… et même au-delà. Par conséquent, les marges ont eu tendance à se comprimer, forçant les acteurs du marché à rechercher des économies de coûts grâce aux solutions informatiques rendues disponibles par la R&D. Cette pression s’est avérée d’autant plus prégnante que face à la récurrence des crises financières, les banques centrales ont eu tendance à injecter des quantités spectaculaires de masse monétaire, abaissant mécaniquement le prix de l’argent, i.e. les taux d’intérêt en finance conventionnelle et les taux de rendement (« ribh ») en finance islamique.

Enfin, il s’agit désormais pour la finance islamique d’habiter le compartiment de la cryptofinance. Les cryptoactifs et les cryptomonnaies ont ceci d’intéressant que leur fonctionnement est décentralisé, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas du tout besoin d’une banque dite, précisément, « centrale ». Comme il n’y a guère de « banque centrale islamique » à la surface de la terre (même pas la BID, dont ce n’est ni le mandat ni la vocation), l’idée de décentralisation véhiculée par la cryptofinance est en soi séduisante pour les acteurs de la finance islamique. Via la blockchain, les sukuk deviennent « smart », c’est-à-dire digitaux autant que décentralisés, et il n’y a qu’un pas des « smart sukuk » aux « Islamic tokens ». Ce n’est pas une vue de l’esprit : des cryptos islamiques existent, et il est à parier qu’il y en aura de plus en plus à l’avenir.

L’expansion géographique de la finance islamique

Pendant longtemps, la finance islamique était interprétée comme un phénomène asiatique, réservé exclusivement à la Malaisie chaféite et aux monarchies golfiotes hanbalites. Le monde malikite et la région turcophone et hanafite d’Asie Mineure étaient identifiés comme des forteresses inexpugnables aux mains de la finance conventionnelle. Il en allait de même pour le très ibadite Sultanat d’Oman. Rien n’y a fait. Les forteresses africaines et d’ailleurs ont ouvert leurs portails à la finance éthique et participative. C’est ainsi que l’on prénomme la finance islamique dans plusieurs pays africains et en Turquie et ou la mise en place d’un cadre réglementaire a été instauré dans les pays d’Afrique du Nord et dans les pays de l’UEMOA.

Depuis lors, et malgré des aménagements réglementaires au compte-goutte, la finance islamique ne cesse d’y convaincre de nouveaux adeptes, à telle enseigne que, depuis ces nouvelles places fortes, la finance islamique s’y exporte… vers l’Afrique subsaharienne.

L’Afrique, c’est en effet le nouvel eldorado de la finance islamique. Fort de ses 600 millions de musulmans aujourd’hui et sans doute près d’un milliard avant le mitan du siècle, le continent a besoin de tout et les financements y sont aussi rares que précieux. Des besoins de base aux sauts technologiques, de la finance islamique 1.0 aux « Islacoins »… le continent africain peut tout absorber tant sa croissance de rattrapage est vitale, si tant est que sa gouvernance institutionnelle et le renforcement rigoureux de ses écosystèmes financiers soient durables. La BID ne s’y est pas trompée : le plus clair de ses efforts y est concentré. Le Soudan, le Nigéria et le Kenya, en zone anglophone, y font office de pionniers. Chez les francophones, le Sénégal, la Mauritanie, la côte d’Ivoire et bientôt le Cameroun sont en train de prendre le relai. Les sukuk souverains y font florès ; reste à savoir si le secteur privé saura prendre la balle au bond et quand une nouvelle génération de banques islamiques y verra le jour.

Enfin, la finance islamique s’exporte au-delà de ses frontières naturelles. Le secteur de la finance islamique le dit depuis sa renaissance moderne, après la décolonisation à la fin des années 1960 : la finance islamique n’est pas réservée exclusivement aux musulmans, mais elle propose une alternative universelle. C’est la raison pour laquelle, en Malaisie, la majorité de ses clients… ne sont pas musulmans. C’est aussi pour cela que les initiatives de finance islamique en Europe et en Amérique du Nord se multiplient, avec des degrés divers de profondeur et de taille. La plupart des grands conglomérats financiers de la planète proposent une offre islamique : pensons à la marque Amanah de la banque HSBC, Saadiq de Standard Chartered ou, plus près de nous, Najmah de BNP Paribas, ou encore la Société Générale.

C’est pour répondre à toutes ces mutations, analyser tous ces enjeux et répondre à tous ces défis que nous continuons à former sur la finance islamique, en France et dans plusieurs pays africains.

L’impact socio-environnemental de la finance islamique étant appelé à considérablement se renforcer dans le contexte de plus en plus inquiétant dans lequel nous sommes aujourd’hui.

Aujourd’hui bien plus qu’hier les opportunités se présentent de manière plus fréquente et plus intense dans un monde ou la quête de sens et de valeurs sont des éléments déterminants pour des choix de carrière qui auront et devront avoir un impact de plus en plus positif sur ce monde.

Nous estimons et les tendances mondiales le confirment que le segment mondial de la finance islamique manque toujours de têtes aussi bien faites que bien pleines, capables de prendre à bras le corps et d’accompagner les bouleversements de cette industrie de la finance éthique.

 Anouar Hassoune  Co-Directeur du MBA Finance Islamique (Financia Business School) et Professeur de finance islamique à Financia Business School

Kader Merbouh, Co-Directeur du MBA Finance Islamique (Financia Business School), Directeur du département finance islamique à Financia Business School

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