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Misère de la télévision spectacle

Il y a quelques années, j’ai choisi d’être non seulement un chercheur en sociologie, mais aussi un intellectuel engagé. A côté de mes activités de recherche (et d’enseignement), je consacre donc une partie de mon temps à tenter de faire entendre dans la débat public une autre façon de regarder la société contemporaine. Et j’assume ce choix, notamment en répondant régulièrement aux sollicitations de médias. Avec les journalistes de la presse écrite, il n’est pas difficile de s’entendre et de travailler ensemble. Mais la télévision est un autre monde, où l’on rencontre le meilleur et le pire. Et avec l’émission D’un monde à l’autre de Paul Amar (« Le sexisme dans les banlieues », diffusée les 15 et 29 mai 2005 sur France 5), j’ai le sentiment d’avoir un peu touché le fond.

La seule chose que j’ai trouvée intéressante, c’est le documentaire de Frédérique Mergey, diffusé en début d’émission, qui relatait certains aspects de l’histoire de trois jeunes filles vivant dans des quartiers populaires. Beaucoup de choses pouvaient en être tirées et j’aurais aimé pourvoir discuter avec la réalisatrice. Hélas, elle n’avait pas été invitée et il n’y eut aucun débat sur les jeunes filles en question. En réalité, toute l’émission a consisté en une foire d’empoigne tournant autour d’un invité vedette : le mouvement Ni putes ni soumises (NPNS). Or ce n’était pas ce qui m’avait été annoncé par Paul Amar. Lorsque les responsables de l’émission avaient contacté mon attachée de presse aux Éditions La Découverte, Pascale Iltis, et que celle-ci m’avait ensuite transmis la proposition, j’avais demandé en quoi cela consisterait exactement et j’avais dit très explicitement que mon travail ne portait pas sur le mouvement NPNS mais sur les viols collectifs et que c’est de cela dont je voulais parler. On nous avait répondu qu’il ne fallait pas nous inquiéter, qu’il s’agissait essentiellement de dialoguer avec des jeunes autour du thème des violences faites aux filles dans les quartiers populaires, avec une pluralité d’invités dont Fadela Amara pour le mouvement NPNS. Mais c’était faux. D’une part, il n’y a eu aucun dialogue avec aucun jeune, aucun commentaire sur le documentaire. D’autre part, toute l’émission a consisté en un affrontement bien préparé : d’un côté telle ou telle représentante de NPNS, de l’autre tel ou tel contradicteur. Et le tout était conçu d’une façon totalement manichéenne, avec des oppositions binaires et stériles. Une vraie caricature. « Le voile ou le string »… Oui, nous tombâmes jusque là ! Et en ce qui me concerne, toujours la même opposition entre la (gentille) dénonciation des violences (qui permet de dire ce qu’on veut, y compris des grosses sottises) et leur (méchante) mise en discussion (aussitôt assimilée à une infâme tentative de négation des souffrances des Victimes)… Tel fut apparemment le niveau de réflexion qui présida à l’organisation de cette émission. J’en ai conclu que Paul Amar n’avait pas changé depuis l’époque où il avait invité Bernard Tapie et Jean-Marie Le Pen à son JT et leur avait sorti deux paires de gants de boxe en espérant sans doute qu’ils se cassent la figure en direct sur son plateau. Misère de la télévision spectacle… 

J’ajoute enfin que monsieur Amar n’a pas été correct dans le déroulement des quelques minutes où j’intervenais. Certes, je peux comprendre qu’il soit difficile d’interrompre madame Amara qui, en bonne politicienne, sait parfaitement monopoliser la parole et empêcher les autres de la prendre. Mais n’est-ce pas le travail du journaliste qui prétend organiser un débat ? Certes encore, je puis comprendre que Paul Amar n’ait rien pu (ou rien voulu) faire face au torrent de violence verbale dont j’ai été l’objet de la part de Fadela Amara (« votre livre pue », « c’est du terrorisme intellectuel », etc.). Cela me perturbe d’autant moins que, dans cette outrance, c’est elle qui semble s’être ridiculisée (1). En revanche, j’estime que monsieur Amar a été très incorrect lorsque, dans ce contexte déjà très inégal (car j’ai choisi de rester calme, de ne pas répondre aux agressions de madame Amara ni d’utiliser les mêmes stratégies pour s’emparer de la parole), il a cru bon d’en rajouter encore en m’interrompant et en m’empêchant de m’exprimer à deux moments où j’essayais d’enchaîner quelques petites phrases pour expliquer mon point de vue sur les violences faites aux filles. J’en suis sorti avec l’impression très désagréable de m’être fait piéger et même de m’être un peu dégradé en participant à un pseudo débat qui n’a guère dépassé le niveau de la cour de récréation de l’école primaire. Avec le recul, le fiasco me semble total. J’ai perdu mon temps et n’ai rien pu dire, Mme Amara s’est ridiculisée, la cause des femmes n’a rien gagné et les téléspectateurs n’ont sans doute pas compris grand-chose dans ce brouhaha et ces invectives.

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(1) Voir la chronique de Marie Colmant dans Télérama du 25 mai 2005 qui remarque que « les invectives semblent gratuites, voire hystériques. Pas terrible pour l’image de Fadela Amara qui, ce soir-là, sort de ses gonds sans que personne n’y comprenne rien ».

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