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“Le grand repli” identitaire de la France. Entretien avec le sociologue Ahmed Boubeker

Dans cet entretien accordé à Oumma.com, le sociologue Ahmed Boubeker (photo ci-dessous ) co-auteur du livre Le grand repli (Ed. La découverte) revient sur la “lecture raciale de la société” et le discours relatif à  “l’islamisation de la France”.  Ahmed Boubeker est professeur de sociologie, au sein de l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, et Directeur adjoint du laboratoire Centre Max Weber. Son dernier ouvrage: “Les plissures du social. Des circonstances de l’ethnicité dans une société fragmentée”. Presses universitaires de Lorraine, 2016

Comment expliquez-vous la montée en puissance d’une “lecture raciale de la société” et du discours sur “l’islamisation de la France?”

Au vu de l’actualité et à l’écoute des néo-réacs médiatiques qui ont le quasi monopole de la parole publique, on pourrait effectivement se dire que l’hexagone a subitement été frappé d’une crise de délirium identitaire et xénophobe. On peut essayer de comprendre cette situation en soulignant plusieurs facteurs de causalité. D’abord la grand-peur liée au terrorisme international et à la menace qu’il fait peser sur la France (et l’Europe plus généralement) qui a longtemps externalisé les conflits pour sanctuariser son territoire et qui découvre aujourd’hui qu’elle est réellement entrée dans l’ère de la mondialisation. Il y a aussi des raisons politiques (déraison serait un terme plus adapté !) liées à la montée du Front national et à sa victoire idéologique comme le soulignent les discours publics de droite et de gauche.

Les raisons sociales et économiques ne sont pas en reste, et il faut se rappeler à ce propos que la crise des années 30 avait déjà généré une dérive de violences racistes au sein de la société française, une « peste émotionnelle » (pour reprendre le concept de W. Reich) qui a préparé la collaboration. Mais ces facteurs conjoncturels ne doivent pas cacher des causes plus structurelles. Nous sommes entrés dans une phase de profonde transformation du capitalisme à l’échelle internationale, un grand bond en arrière vers un néo-libéralisme émancipé des garde-fous de l’Etat social qui se traduit par une crise de sens et par la montée en puissance de valeurs inégalitaires.

Ce déclin de la politique passe par une redéfinition des problèmes sociaux en problèmes sécuritaires, mais cette criminalisation de la misère a ses particularismes locaux. En France, la guerre aux pauvres s’adosse à un ensemble de représentations racialisées construites en grande partie durant la période coloniale. Le discours sur l’islamisation de l’hexagone qui ravive des vieux fantasmes, il faut l’entendre en écho à la géopolitique du « choc des civilisations » selon Samuel Huntington qui a permis à l’Amérique de Bush de redessiner la carte du monde en retraçant des frontières entre « nous » et les « autres ».

Vous affirmez que la laïcité est instrumentalisée par certaines élites politiques et intellectuelles pour désigner le “nouvel ennemi intérieur qu’est l’islam?

Le tracé des frontières entre « nous » et les « autres », c’est aussi celui des nouvelles frontières intérieures de la société française qui ravive la vieille frontière coloniale entre les deux collèges électoraux de l’Algérie française. La religion musulmane était déjà le marqueur de la différence entre citoyens français et FMA (Français Musulmans d’Algérie) appelés auparavant « indigènes ». Elle est encore aujourd’hui ce qui permettrait d’expliquer pourquoi les héritiers de l’immigration postcoloniale ne sont pas des Français comme les autres. Il faudrait donc oublier les discriminations, les logiques de ségrégation urbaine, l’échec des politiques d’intégration ou d’insertion sociale et professionnelle qui sont à l’origine de la déshérence de la jeunesse de nos banlieues.

L’argument d’une religion « inassimilable » et soi-disant réfractaire à la conception française de la laïcité permet de passer par pertes et profits les causes sociales et politiques. Cette thèse culturaliste est médiatisée par des intellos médiatiques comme Finkielkraut, des journalistes comme Zemmour ou Fourest, mais aussi par des universitaires réputés plus sérieux comme Laurent Bouvet ou Gilles Kepel pour lequel l’émergence d’un nouveau « mode de vie hallal » soulignerait le danger d’une contre-société construite sur le déchirement du lien social. Auteur de « l’insécurité culturelle », Bouvet est aussi avec Elisabeth Badinter et Marcel Gauchet l’une des principales figures du « Printemps républicain », ce nouveau mouvement politique qui prétend rassembler autour des valeurs fondamentales du pacte républicain et de la laïcité.

Ce énième manifeste de la gauche autoritaire prétend se démarquer d’un laïcisme d’extrême droite qui ne cache guère ses orientations racistes, mais une icône socialiste comme Badinter n’a-t-elle pas déclaré que Marine Le Pen serait la meilleure défenseuse de la laïcité avant d’ajouter qu’« il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe ». Et à propos de la prétendue « insécurité culturelle » des Français, on peut se demander comment la France serait soudain tombée sous le joug du multiculturalisme ou de l’Islam.

Certes, les banlieues sont aujourd’hui marquées par des formes de replis imaginaires et des dérives suicidaires dont participe le radicalisme, mais comment la culture française qui rayonne encore à l’échelle mondiale pourrait être menacée par quelques agités du bocal salafiste, ou même par une communauté musulmane de France qui reste dispersée et précaire, sans organisation véritable, sans parti politique ni aucun pouvoir de représentation dans l’espace public… et dans son immense majorité fidèle aux valeurs universalistes de la République ?

Au sein même de la classe politique, la défense de la laïcité a des vertus œcuméniques et s’impose comme l’instrument d’une distinction entre « nous » et « eux ». Nous les républicains laïcs, Français de souche ou de cœur ; eux… tous les autres. Ceux qu’on ne sait pas nommer, les étrangers musulmans qui ne le sont pas vraiment tous, des jeunes de banlieues, des enf
ants d’immigrés, des Français qui ne seraient pas franchement Français, des sortes d’étrangers de l’intérieur.

Depuis 1974, il y a en France une politique qui vise à réduire les flux migratoires. Mais entre 2002 et 2012, vous notez une avalanche de lois sur l’immigration qui témoigne, selon vous, d’une focalisation presque obsessionnelle sur cette question. Qu’en est-il exactement ?

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Oui effectivement, les politiques d’immigration en France sont restées avant tout orientées vers une maîtrise des flux et une police de l’immigration. Avec le début du XXIème siècle et la boulimie pénaliste d’une droite de plus en plus concurrencée par le Front national, on assiste en effet à une démultiplication de lois et mesures sécuritaires visant l’immigration et les banlieues. Mais il faudrait ne pas oublier une mémoire plus longue de ce dispositif légal censé protéger les frontières de la République de toute intrusion étrangère. Sans remonter à la loi de 1955 relative à l’Etat d’urgence, il faut se rappeler de la loi Bonnet (relative à la prévention de l’immigration clandestine) et de la loi sécurité et liberté à la fin du septennat Giscard D’Estaing qui ont permis l’expulsion de milliers de jeunes magrébins nés en France.

Il faut se rappeler aussi des lois Pasqua dans les années 1980-1990 qui ont légitimé de nouvelles expulsions et la « double peine » ; se rappeler encore de trente ans de débat autour de la réforme du code de la nationalité pour limiter le droit du sol. Les héritiers de l’immigration ont toujours étés perçus comme des enfants illégitimes de la République et au-delà des vœux pieux relatifs à l’intégration, le réflexe premier des politique est de les ramener à une condition d’éternels immigrés ou de citoyens de seconde zone. L’étranger n’est plus seulement celui qui vient d’ailleurs, c’est aussi celui qui se reproduit d’une génération à l’autre dans le corps social en brouillant la frontière entre le national et l’autre.

Selon le sociologue Abdelmalek Sayad, ce brouillage marque la crise de tout un paradigme politique fondé sur la nationalisation et la territorialisation du droit qui expliquerait que la présence immigrée prenne la dimension d’une menace permanente contre l’Etat nation. C’est sans doute pourquoi la gauche socialiste cherche aujourd’hui à faire mieux encore que Sarkozy en inscrivant dans le marbre de la Constitution la déchéance de nationalité pour les binationaux. Il s’agirait ainsi de sanctionner par la loi une situation de fait : la citoyenneté de seconde zone de nationaux qui ne sont pas des Français comme les autres. Qui ne voit pas dans cette dérive la reconstruction postcoloniale de l’étranger ? Cette instrumentalisation du droit au nom d’une symbolique de l’identité française et de la patrie en danger illustre ni plus ni moins la dérive d’une construction des forteresses légales du Grand repli.

Dans la conclusion de votre livre, vous refusez certes toute comparaison entre la France de 2015 avec celle du “temps des colonies”, mais vous écrivez “que nous vivons un temps où les assignations et conflits identitaires sont d’une violence qui peut évoquer celle qui traversait la société française à l’époque coloniale”.

Il y a bel et bien une situation spécifique de l’immigration postcoloniale qui relève d’un ensemble de « répertoires publics d’actions » et de pratiques sociales et symboliques construits en situation coloniale. Mais si l’expérience historique du colonialisme a tissé une toile de significations qui est loin d’être décousue, il ne s’agit pas pour autant d’en rester à une causalité linéaire et à une simple reproduction des rapports de domination entre la situation coloniale et celle du Grand repli. Dans nos différents travaux, et notamment dans Le grand Repli, nous soulignons plutôt un régime de tensions entre continuités et ruptures. Continuités coloniales et ruptures postcoloniales pour comprendre comment s’opèrent des articulations nouvelles, des relations de sens et des entremêlements de récits qui peuvent se faire à différentes échelles de temps et d’espace.

Je vais prendre l’exemple de la politique de la ville pour être plus concret. Le Ministre de la Ville Patrick Kanner a déclaré dimanche 27 mars « Il y a aujourd’hui, on le sait, une centaine de quartiers en France qui présentent des similitudes potentielles avec ce qui s’est passé à Molenbeek ». Comment un grand serviteur de l’Etat qui a la responsabilité de lutter contre la stigmatisation des quartiers populaires peut-il tenir un discours que même le Ministre de l’intérieur ne tient pas ? C’est sans doute parce que l’impuissance de la politique de la ville à combattre efficacement les racines sociales du malaise des cités a laissé les coudées libres à la panacée sécuritaire. C’est le thème de la dérive mafieuse, islamique ou communautariste des quartiers qui met en scène une version ethnique des « classes dangereuses » liguées contre la République.

L’éternel retour des violences urbaines sur la scène publique dessine les nouvelles frontières intérieures de la société française, comme une partition radicale, une « rupture postcoloniale » entre citoyens reconnus et citoyens de seconde zone. Le droit commun lui-même reste-t-il d’actualité en banlieue face à l’empilement des mesures spécifiques et l’enchevêtrement des responsabilités d’État et des collectivités locales ? Le paradoxe est aujourd’hui patent : la politique de la ville qui était censée résoudre le problème des banlieues participe désormais de ce problème. Pire : elle l’exacerbe ! Et c’est là une dérive de l’État administratif sur l’État politique qui aboutit à la production d’une citoyenneté au rabais. Les banlieues sont ainsi devenues des « zones » de gestion particulières, ce qui n’est pas sans rappeler la gestion coloniale des possessions françaises, qui dépendaient de ministères spécifiques.

Cette histoire « partagée » avec le temps colonial, s’inscrit dans une trajectoire où la droite comme la gauche a administré les quartiers, de manière sensiblement identique. Comment interpréter, par exemple, l’expérience de la violence et du contrôle policier qu’ont connu les colonies au temps de l’empire triomphant et sa transposition, par l’omniprésence des forces de répression dans les « quartiers d’exil » ? Pourtant la référence coloniale de cette nouvelle idéologie de l’ins&eacut
e;curité ne doit pas nous faire oublier d’autres sources. Si les banlieues postcoloniales ont été le lieu privilégié d’une redéfinition des problèmes sociaux en termes de sécurité, c’est aussi parce que ce terreau à été ensemencé par un vent punitif venu d’Amérique : tolérance zéro, couvre feu, dénonciation de la violence des jeunes sont autant de mot d’ordre made in USA dans les fabriques transnationales de la raison néolibérale.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

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