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Le cheikh, l’électeur et le SMS (partie 1/2)

« C’est la religion qui nous permet de résister contre ceux qui veulent décider à notre place. »

‘Awadh al-Qarni

« Un islamiste (islâmî), c’est quelqu’un qui n’est pas satisfait de la société telle qu’elle est, qui veut que la société soit meilleure. […] Dans certains cas, par exemple, c’est quelqu’un qui veut pouvoir dire non à l’Amérique. »

Fahd, 22 ans, employé

 

 

Après plus de quarante années de gouvernement sans partage, le pouvoir saoudien a timidement rouvert la porte de la participation politique, organisant début 2005 des élections municipales. A la différence du précédent scrutin municipal, tenu au début des années 1960, la présente consultation a suscité un intérêt à la mesure des espoirs et des craintes placés dans le royaume saoudien. L’absence des femmes, la nomination par l’administration de la moitié des conseillers municipaux, les prérogatives réduites des nouveaux conseils et la faible participation n’ont pas empêché l’environnement international de l’Arabie de saluer ce « premier pas » sur le « chemin de la démocratisation », la victoire des « islamistes » étant interprétée au mieux comme un péché de jeunesse, au pire comme un dommage collatéral de l’ouverture politique.

Pourquoi les mouvements islamiques ont-il participé à des élections sans enjeu réel et en l’absence de participation populaire massive ? Comment ont-ils remporté les principales villes du pays ? L’espace public ayant été autoritairement dépolitisé par le pouvoir, il convient de s’interroger sur les ressources mises en œuvre dans la conquête des municipalités. L’étude de la socialisation politique des jeunes Saoudiens montre ainsi que, loin d’être limitées à des effets de discours, les ressources des groupes islamiques se sont patiemment constituées dans les marges du système éducatif et religieux, contribuant à l’accumulation d’un véritable capital militant et de dispositions pouvant être réinvesties dans l’expérience électorale. On verra que le mouvement islamique ne devient pas « post-islamiste » de se prêter, lorsque toutes les autres portes sont fermées, à l’épreuve des urnes. Il ne se dissout pas non plus dans la « social-démocratie » mais conserve toute sa force contestatrice, tant le capital militant est susceptible d’être converti, selon les circonstances et l’évolution du rapport de domination politique, en paisibles dispositions électorales ou en violente opposition armée.

  1. Des élections sans politique ?

Le scrutin n’a intéressé qu’une petite minorité de la population : 15 % des électeurs potentiels se sont inscrits sur les listes électorales, tandis que 11 % seulement d’entre eux sont allés voter. La nouveauté de l’expérience, les prérogatives limitées des conseils municipaux, l’impression très forte que les élections étaient imposées par l’étranger[1], les nombreuses restrictions imposées par le pouvoir ont certainement détourné des urnes la majorité des électeurs.

« En fait, quand je suis allé retiré ma carte d’électeur, je me suis dit : “S’il n’y a pas d’accord électoral [entre les candidats islamiques], je n’irai pas voter”. Et les gens ont pensé comme moi : […] 6,5 % des habitants de Riyad sont allés voter. Ca, je considère que c’est une grève, au plein sens du terme ! [Il rit.] C’est vrai, quoi ! Comme s’ils voulaient faire parvenir ce message : “Les élections sont dérisoires ! Mais on va quand même vous montrer qui mérite de nous représenter[2].” »

Selon un abstentionniste, les municipales sont des « demi-élections » parce que seuls les hommes (âgés de plus de 21 ans) ont le droit de vote ; des « quart d’élections » parce que la moitié des conseillers municipaux sont nommés par le gouvernement ; des « huitièmes d’élections » enfin, parce que les conseils municipaux, assujettis à l’administration, seront des organes de conseil, et non pas de décision. Comme le dit cet autre électeur avec rage : « Ils considèrent que la société tout entière est déficiente ! qu’elle a besoin d’un tuteur ! et que ce tuteur, c’est eux, le gouvernement ! »

Dans des conditions aussi peu favorables à la mobilisation politique, les militants islamiques ont néanmoins littéralement fait l’élection – mais en subvertissant les normes du Code électoral. Pour couper court à toute exploitation familialiste, tribaliste ou clientéliste du vote, le législateur avait en effet disposé que, dans les municipalités de plus d’une circonscription – les grandes villes à l’exclusion des municipalités rurales -, les citoyens voteraient non seulement dans leur circonscription, mais dans toutes les autres : à Riyad et à Djedda, chaque électeur voterait sept fois, dont six fois dans des circonscriptions de lui parfaitement inconnues. Dans le même temps, pour empêcher l’idéologisation et la politisation du scrutin, le Code électoral interdisait toute coalition ou accord électoral. Autrement dit, forçant l’électeur à voter hors de sa circonscription, le Code entendait limiter l’influence des notables, connus dans un quartier et liés aux électeurs par des liens personnels ; prohibant les coalitions, il espérait couper la route aux représentants des courants politiques et intellectuels reconnus sinon officialisés, « libéraux » aussi bien qu’« islamiques ». L’électeur était donc placé dans une situation intenable, puisqu’il ne pouvait voter ni selon des schèmes sociaux de proximité (échange de bons services, clientélisme, vote notabiliaire), ni selon les schèmes politiques de la compétition entre listes électorales.

Le métier d’électeur était rendu plus difficile encore par la multiplication des candidatures. Si dans l’ensemble de l’Arabie 15 candidat se sont en moyenne présentés pour un poste, ce ratio fut considérablement plus élevé dans les grandes villes : à Riyad par exemple, 645 candidats se sont disputé sept sièges, soit un chiffre record de 92 candidats par siège. Cette disproportion de l’offre par rapport à la demande, caractéristique d’une première consultation électorale après quarante ans de disparition des urnes, redoubla l’embarras de l’électeur, confronté à un classique problème épistémologique : comment, au sein de la pléthore de candidatures, toute mobilisation notabiliaire ou politique étant interdite, voter en connaissance de cause  ?

Notre hypothèse est que les mouvements islamiques se sont précisément mobilisés pour répondre au désarroi des électeurs. A Riyad, un comité de coordination informel[3] a (a) sélectionné les candidats les plus aptes, à la fois idéologiquement et techniquement, à occuper les sept sièges offerts au vote, (b) quêté la recommandation de grands cheikhs de la Sahwa islamiyya (éveil islamique), réunis autour du cheikh ‘Abdallâh b. Jibrîn, et (c) publié leur liste sous forme de SMS semblables à celui-ci, reçu trois jours avant le vote : « Les cheikhs (al-mashâiyekh) recommandent d’élire, selon la circonscription : [suit la liste des candidats recommandés], afin que les suffrages ne s’éparpillent pas. Prière de diffuser ». Le même processus s’est reproduit deux mois plus tard lors des municipales de Djedda, à la différence près que les dix cheikhs recommandant la liste islamique[4] (dite « liste d’or », qâ’ima zhahabiyya) ont publié leurs noms au mépris de toutes les règles électorales, afin d’authentifier leur liste et de la distinguer des nombreuses contrefaçons qui, l’expérience de Riyad ayant servi de leçon, avaient commencé à circuler par SMS et sur l’Internet.

L’écrasante victoire des « listes d’or » à Riyad, Dammam, Djedda, Taëf, Médine, La Mecque, Tabouk et Haël pose naturellement la question des vecteurs de la mobilisation islamique.

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  1. Contre la dépolitisation de l’espace public : l’entrisme de la Sahwa

Dans un environnement dépolitisé, où et comment se constitue et se transmet le capital politique et militant[5] ? Quelles ressources peuvent être mobilisées par les acteurs, lorsque l’espace public, en apparence pluraliste, est en réalité étroitement contrôlé et que les partis politiques, syndicats et associations indépendantes sont interdits ?

Deux précisions doivent être apportées. Depuis les années 1990 et la répression de la Sahwa islamiyya, surgie sur la scène politique au moment de la guerre du Golfe, le pouvoir a certes assoupli sa position à l’égard des réformistes islamiques, mais cette attitude accommodante ne saurait valoir pleine reconnaissance de mouvements qui en tout état de cause sont des mouvements d’opposition. Et si l’Etat a coopté certains leaders de la Sahwa, tel Muhsin al-‘Awâjî ou Salmân al-‘Audâ, c’est avant tout pour contrebalancer – ou dans certains cas pour rendre plus efficace – la vaste campagne de répression lancée à partir de 2003 contre la branche armée du mouvement islamique. En un mot, et pour reprendre les termes d’un de nos interviewés, « l’Etat chante avec ceux qui chantent et prie avec ceux qui prient » : ni islamique, ni libéral, ni réformateur, ni réactionnaire, le pouvoir cherche avant tout à durer. Dans le cadre « a-politique » et « unitariste[6] » qui est celui de l’espace public saoudien, il est donc particulièrement difficile de susciter des comportements engagés sans être immédiatement criminalisé par l’appareil d’Etat.

La politisation est par ailleurs d’autant plus délicate que la jeunesse a progressivement été constituée en problème social par le discours dominant. Plus qu’un survol de la presse, une scène observée pendant la campagne électorale à Riyad permettra d’apprécier ce qu’on est forcé de décrire comme un violent mécanisme d’exclusion. Sous la tente électorale du richissime Badr b. Sa‘idân, dans le très chic quartier de ‘Ulaiyyâ, alors qu’un public docile et huppé écoutait poliment le discours du candidat, quelques jeunes gens tassés dans un énorme véhicule tout-terrain, surgi au coin de l’avenue, hurlèrent en direction du candidat : « Qu’est-ce que tu veux ? Vendu ! Raté ! Les élections, ça n’existe pas ! » Immédiatement fustigée par le directeur de campagne, l’intrusion des « dishîr » (racailles) dans le débat électoral dut certainement confirmer les habitants de ‘Ulaiyyâ dans leur « anti-jeunisme ». A l’issue du meeting, les questions posées au candidat avaient en effet abordé les vols de voitures, le « tafhît » (concours sauvages de dérapage en pleine ville), la clôture et la sécurisation des quartiers résidentiels, le renforcement du contrôle social sur les jeunes, le lien entre terrorisme et délinquance juvénile, etc. La question du chômage des jeunes, posée en arabe classique par un jeune « barbu » après un « Bismillâh ar-rahmân ar-rahîm » retentissant, fut en revanche brutalement éludée par le candidat, qui estimait apparemment que si la lutte contre le terrorisme pouvait être menée par les municipalités, la lutte contre le chômage relevait en revanche des strictes compétences de l’Etat.

Exploitée par certains candidats proches du pouvoir, l’obsession sécuritaire et anti-jeunes[7] qui étreint les élites sociales et économiques n’a heureusement pas été un thème électoral porteur : pour la très grande majorité de la population, composée à plus de 60 % de jeunes gens âgés de moins de 20 ans, l’insécurité est en effet sociale et économique (paupérisation, montée du chômage, cherté des soins médicaux) avant d’être liée à l’activisme très ciblé des groupes armés. Le blocage de l’espace public et l’étroite surveillance exercée sur les jeunes ne favorise pas leur politisation, loin s’en faut : en les contraignant à des stratégies de fuite – dont la hausse spectaculaire de la consommation de drogue, dès le collège, est un exemple alarmant -, le contrôle politique et social tend à atteindre son objectif, qui de toute évidence est la dépolitisation de la jeunesse. Cette pression autoritaire est relayée par l’école, régulièrement enrôlée au service des grands programmes gouvernementaux. Dans les premiers mois de 2005, une campagne de « solidarité anti-terroriste », véritable palimpseste des campagnes occidentales de « solidarité anti-sida », a ainsi envahi les établissements scolaires, prenant la forme de pièces de théâtre anti-terroristes ou de reconstitutions d’attentats dans les cours d’école, avec carcasses de voitures tordues et mannequins tachés de sang. Par-dessus tout, certains jeunes activistes décrivent avec amertume la décrépitude intellectuelle à laquelle sont réduits les produits du système scolaire, d’une immense crédulité à une incommensurable perméabilité à tous les discours officiels : « La plupart des gens sont naïfs. Ce qui est écrit dans les journaux, ce qui est simplement imprimé, même par un ordinateur, ils le tiennent pour vrai. Même quand c’est bourré d’erreurs. C’est un problème, chez nous, cette naïveté[8]. »

Dans un tel contexte, les groupes islamiques, inspirés et parfois conduits par les Frères musulmans, ont dès les années 1970 largement investi non pas tant le champ éducatif que le champ para-scolaire et les activités islamiques et culturelles, ainsi que les champs caritatif, culturel et sportif, la prédication, jusqu’à la médecine et aux… centres de loisir et autres parcs d’attractions situés à la périphérie des grandes villes. C’est sur le champ para-scolaire qu’on se concentrera : notre hypothèse est en l’espèce que cette « autre école » a constitué un espace unique d’acquisition de compétences politiques, de communication d’un sentiment de légitimité et de transmission d’attitudes proprement militantes. A côté d’une école inapte à transmettre un quelconque capital (non seulement politique, mais également social et économique) et vouée à la stricte reproduction des élites, notamment économiques[9], se sont développées des activités qui, dans les marges séparant le ministère de l’Enseignement, le ministère de l’Enseignement supérieur et le ministère des Affaires religieuses, tiennent à la fois de la catéchèse et de l’éducation civique, du scoutisme et du « club » (de sport, de théâtre, de littérature, etc.). Trois grands pôles y attirent les élèves : les groupes islamiques dans les écoles (al-jimâ‘ât al-islâmiyya fi-l-madâris), rattachés au système scolaire et supervisés par des professeurs volontaires, les cercles d’apprentissage du Coran (halaqât tahfîdh al-Qur’ân), dépendant du ministère des Affaires religieuses et coordonnées par des étudiants en sciences islamiques, et les centres d’été (al-marâkiz al-sayfiyya), qui rassemblent pendant les grandes vacances les membres des cercles coraniques.

A suivre…



[1] Conduites sous le regard de la plus grande délégations de journalistes que le pays ait connue, les élections ont en effet été organisées par un cabinet de conseil… allemand.

[2] Entretien avec ‘Âdil, 21 ans, étudiant, Riyad.

[3] Entretien avec un journaliste d’Al-Riyâdh, spécialiste des mouvements islamiques.

[4] Principalement Muhammad al-Sharîf, Safar al-Hawâlî, ‘Awadh al-Garni et Sa‘îd al-Ghâmdî.

[5] Cf. J. Fretel, « Quand les catholiques vont au parti. De la constitution d’une illusio paradoxale et du passage à l’acte chez les “militants” de l’UDF », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155, déc. 2004 : « Le capital militant. Engagements improbables, apprentissages et techniques de lutte », p. 77-89.

[6] « Un seul peuple, une seule nation, une seule banque » (sic), proclament ainsi les affiches publicitaires vantant les services d’une grande banque de Riyad.

[7] La ségrégation des jeunes hommes, traqués par la police et les (très nombreuses) entreprises privées de sécurité, chassés de certains lieux publics, parqués dans de véritables « ghettos pour célibataires », mériterait au moins autant d’attention que celle, mieux connue, des femmes.

[8] Entretien avec Nâyif, 26 ans, employé, Riyad.

[9] L’enseignement public est notamment fui par les élites économiques, qui ont placé leurs rejetons dans des écoles privés fort onéreuses et bien connues pour être les seules à assurer une formation intellectuelle de qualité.

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