Dans une touchante unanimité, les médias dominants instruisent inlassablement le procès de la Syrie. Accusée idéale, elle cumule aux yeux de ses innombrables détracteurs toutes les tares imaginables. A son corps défendant, elle occupe une place de choix dans la démonologie occidentale. Comment, en effet, ne pas prêter à ce régime tyrannique de sombres desseins ? Peu importe si la Syrie n’illustre guère la théorie en vogue de l’« islamo-fascisme » : en proie à l’hostilité américaine, ne figure-t-elle pas au premier rang des « Etats voyous » ?
Suspectée d’impérialisme à l’égard de son fragile voisin, elle est montrée du doigt à chaque assassinat perpétré au Liban. Commode exutoire du fiasco américain, on l’accuse d’alimenter le chaos irakien par la porosité calculée de ses frontières. On dénonce enfin, à l’envi, ses accointances coupables avec un régime des mollahs qui flirte ouvertement avec l’apocalypse. L’hyperpuissance mondiale exerce au Moyen-Orient une hégémonie dévastatrice, mais on prête à ce petit pays, curieusement, une influence délétère et une nocivité sans égal. Pour peu, on lui attribuerait tous les maux d’une région dont il serait l’âme damnée.
Contre la Syrie s’est même nouée l’alliance, pourtant jugée improbable, de la France et des Etats-Unis. Cette convergence de vues sur la question libanaise n’a pas peu contribué à la diabolisation du régime de Damas. Mais elle est surtout révélatrice de l’inconscient colonial de la France. En prétendant restaurer son ancienne tutelle, celle-ci a de nouveau rendu palpable la genèse ambiguë de l’Etat libanais. Et, du coup, elle a ravivé la mémoire d’une histoire douloureuse, que la parenthèse gaullienne avait opportunément contribué à enfouir.
C’est la puissance mandataire, en vertu d’un pacte international aux relents coloniaux, qui créa de toutes pièces le Liban, en 1920. Par adjonction au « petit Liban » de la plaine de la Bekaa (notamment), la France élargit l’assise territoriale destinée au nouvel Etat, indépendant en 1943. Fondatrice du « Grand Liban », la politique du général Gouraud créa simultanément une immense frustration chez les patriotes syriens. D’autant que la même armée française écrasa non loin de Damas leurs forces militaires, alors conduites par Fayçal, fils du Chérif Hussein et figure de proue de la révolte arabe contre les Turcs.
Afin d’assurer leur emprise sur le Levant, les Français, en outre, divisèrent le territoire syrien en quatre Etats, outre le Liban, destinés à satisfaire une soif d’autonomie largement fictive : l’Etat de Damas, l’Etat d’Alep, le djebel druze et l’Etat alaouite. Appliquant la vieille recette « diviser pour régner », l’occupant lui conféra ainsi une dimension confessionnelle qui visait à affaiblir le camp adverse. Et pour finir, la puissance mandataire concéda en 1939 le nord-ouest de la Syrie à la Turquie kémaliste en échange de sa neutralité durant le second conflit mondial. D’obédience pansyrienne ou panarabe, l’opposition nationale gardera un souvenir amer de ces manœuvres coloniales, intentées par une France « laïque et républicaine ».
Lors du Pacte national de 1943, les forces politiques libanaises étayèrent la stabilité de leur petit pays sur un double refus : celui de l’allégeance à la France pour les chrétiens, celui de la fusion panarabe pour les musulmans. Cette double exclusion était comme le fil ténu qui soutenait la souveraineté libanaise. Comment ne pas voir que la pression aujourd’hui exercée par la France, via l’ONU et avec le soutien américain, compromet ce fragile équilibre ? C’est ainsi que la résolution 1559 votée sur initiative française en septembre 2004 mélangea allégrement les genres : elle exigeait à la fois le retrait des troupes syriennes, le désarmement du Hezbollah .. et le non-renouvellement du mandat du président Emile Lahoud, jugé trop proche de Damas par les puissances occidentales.
Mais le seul résultat de cette ingérence dans les affaires intérieures libanaises, ce fut une désastreuse internationalisation de la crise. En prétendant garantir la souveraineté du Liban, la partialité occidentale ne fit que repousser ce petit pays vers ses vieux démons. Quant à la Syrie, le contexte créé par l’assassinat de Rafic Hariri a précipité l’effondrement de la tutelle exercée sur son voisin. Damas a promptement retiré ses 14 000 soldats stationnés sur le sol libanais, appliquant à la lettre les décisions de l’ONU. Quel Etat de la région peut se targuer d’un respect aussi scrupuleux de la légalité internationale ?
Inaugurée en 1976 avec la bénédiction occidentale pour sauver la mise au « camp chrétien », la tutelle syrienne avait été implicitement reconduite en 1990. Avec le temps, elle s’est appesantie sur le pays, suscitant l’exaspération populaire dans une grande partie du Liban. Il a donc suffi de quelques semaines pour la faire voler en éclats. Mais cette sortie de scène n’a pas mis fin aux procès d’intention. Tuteur maladroit invité à rentrer chez lui, le grand frère syrien a été transformé en bouc-émissaire. La « coalition du 14 mars » fait désormais chorus avec les puissances occidentales. Elle diabolise la Syrie, comme pour conjurer un malheur national dont ses ténors, anciens chefs de milices, sont pourtant responsables.
Le départ des troupes syriennes était inévitable. Mais l’acharnement onusien et la stigmatisation de la Syrie relèvent d’une stratégie d’affrontement vouée à l’échec. Nul ne peut effacer les liens tissés par l’histoire entre les deux pays, et pour beaucoup de Libanais il y a un seul peuple pour deux Etats. Cette vision, qui n’est pas incompatible avec une double souveraineté, est largement partagée au delà des rangs du parti social national syrien, le parti politique pansyrien créé par Antoun Saadé en 1932. Le prestige du Hezbollah, principal allié de Damas, joint à l’intelligence politique du général Aoun, atteste que le dossier n’est pas définitivement clos.
Manifestement, la Syrie dérange les maîtres du monde. Boutée hors du Liban avec succès, elle reste néanmoins dans la ligne de mire de l’axe américano-israélien. Sans doute parce qu’elle est l’enfant terrible du nationalisme arabe, le dernier vestige d’une époque où Nasser et le parti Baas inspiraient la lutte contre l’impérialisme et le sionisme. Sous l’emprise d’un régime dont la longévité masque la faiblesse, elle n’en est pas moins debout, rétive à une capitulation à laquelle de grands pays arabes se sont résignés, murée dans une opposition farouche aux diktats que l’hyperpuissance mondiale rêve de lui imposer.
Certes les spéculations vont bon train sur l’influence grandissante de l’opposition, voire sur un écroulement imminent du régime baasiste. Mais il faut être naïf pour s’imaginer qu’un autre régime politique acceptera de pactiser avec Israël aussi longtemps qu’il occupera le Golan. Ou qu’il se réjouira de la présence dans l’Irak voisin d’une armada occidentale engagée dans une lutte à mort contre le « terrorisme ». Que le régime syrien soit un régime autocratique et policier n’affecte guère sa perception de l’intérêt national, et ne modifie en rien des contraintes géopolitiques qui le dépassent, lui comme les autres.
Au demeurant, la Syrie n’a pas toujours été l’ennemie des Etats-Unis. Durant la guerre du Golfe mettant aux prises l’Irak de Saddam Hussein avec une vaste coalition internationale, en 1991, Damas s’est habilement rangé du côté du plus fort. Hafez-el-Assad a également accepté de venir à Genève pour négocier avec Ehoud Barak sous les auspices du président Clinton. Ses interlocuteurs n’ayant rien à proposer, il est revenu bredouille. La Syrie en a tiré la conclusion que la diplomatie à grand spectacle nourrissait moins d’espoirs de paix que d’amères désillusions. L’administration Bush ayant opté pour la guerre à grand spectacle, on comprend que Damas redouble de prudence.
Vue du côté américain, la Syrie doit payer un tribut à son passé : celui des guerres israélo-arabes. L’obsession antisyrienne des néoconservateurs recoupe leur obsession israélophile. Car pour Washington, Damas est l’exception momentanée qui confirme la règle : tous les Etats arabes finiront par accepter l’annexion israélienne de territoires arabes et l’instauration définitive de l’hégémonie américaine au Moyen-Orient. Et tous les moyens seront bons pour amener à résipiscence ce petit Etat récalcitrant, cette Serbie orientale qui finira elle aussi par rentrer dans le rang, de gré ou de force.
Vu l’histoire des relations israélo-arabes, on comprend que les faucons de Washington rêvent d’en découdre avec ce régime ombrageux. A deux reprises, son armée a courageusement affronté l’armée israélienne. Battue par surprise en 1967, elle fut à deux pas de la victoire en 1973 : la déroute égyptienne, suivie d’une demande unilatérale de cessez-le-feu, la laissa seule face à l’ennemi, abondamment équipé par les Etats-Unis en matériel ultramoderne. Cette double défaite a évidemment contraint la Syrie à réviser ses ambitions militaires, mais elle n’a jamais entamé sa détermination politique, ni conduit ses dirigeants à signer une paix illusoire, qui plus est dans le déshonneur.
Avec la soumission de ses anciens alliés ou rivaux, la Syrie demeure aujourd’hui le seul pays arabe qui soit resté debout. Mieux encore, elle a cristallisé autour d’elle un arc de la résistance à l’hégémonie américano-israélienne : Hamas-Hezbollah-Damas-Téhéran. Auréolé en 2006 d’une double victoire, politique avec le Hamas et militaire avec le Hezbollah, cet arc de la résistance est le cauchemar des néoconservateurs américains. Son centre névralgique est l’irréductible Syrie : c’est à Damas que les dirigeants du Hamas échappent aux missiles israéliens, et que le Hezbollah trouve son principal appui régional ; c’est à Damas que bat encore le coeur d’un monde arabe en lutte contre ceux qui veulent lui imposer leur domination.
De cette coalition défensive contre l’agression impérialiste, l’Iran est évidemment la force principale, la base arrière et l’ultime recours. Conforté par l’éclatante victoire du Hezbollah, aux prises avec l’Occident sur le dossier nucléaire, Téhéran est aujourd’hui la clé de voûte de l’arc de la résistance. Et si un jour, poussé à bout par l’agressivité de l’hyperpuissance, l’Iran décide de se doter d’un arsenal qui le prémunisse contre le sort infligé au défunt régime irakien, il n’y a aucun doute que cette protection s’étendra jusqu’à Damas. Téhéran, alors, refermera sur ses ennemis le piège qu’ils ont eux-mêmes tendu au monde arabe et musulman en préférant l’option militaire à l’option politique, et l’usage de la force au respect du droit.
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