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Irak : des populations victimes d’enjeux politiques (partie 2 et fin)

Pourquoi y a-t-il des sunnites en Irak ?

A côté de cette majorité arabe chiite, de treize millions d’habitants peut être, vit en Irak une population sunnite d’environ sept millions d’habitants. Les Arabes parmi ces sunnites sont minoritaires. On estime leur nombre à un million et demi. Ils vivent au nord de Bagdad dans le plat pays. C’est pourtant cette minorité qui tient les rênes de l’Irak puisque les équipes dirigeantes sont dominées par des Arabes sunnites. Saddam Hossein est de ces derniers. Il est de Takrit, à cent cinquante kilomètres en amont de Bagdad, sur le Tigre et les gens de Takrit jouent un rôle particulièrement important autour de lui.

Sont aussi sunnites quelques populations minoritaires fixées au nord du pays comme les cent mille “Turcomans” qui vivaient dans les contreforts montagneux occidentaux des monts Zagros, non loin des villes de Mossoul et Kirkouk. Ils font partie des nombreuses tribus turques venues d’Asie centrale dès le onzième siècle peupler l’Iran et l’Anatolie. Dans le même secteur, on trouve des Tcherkesses, musulmans arrivés du Caucase pour se fixer dans l’orient musulman lors de la conquête coloniale russe au XIXe siècle.

Tout cela fait à vrai dire peu de choses et la majorité des sunnites d’Irak sont chez les Kurdes, au nord, là où l’altitude s’élève, dans les montagnes que l’on appelle le Taurus arménique et les monts Zagros, la chaîne qui sépare du nord au sud l’Irak de l’Iran. Les Kurdes sont une population de tribus indo-européennes parlant des langues iraniennes, disséminées sur des territoires occupés depuis le XVIe siècle par l’empire ottoman et les royaumes iraniens successifs des Safavides, des Zends, des Qajar et de la très brève dynastie pahlavi au XXe siècle. Ces territoires couvrent quelque 450 000 kilomètres carrés entre Caspienne et Méditerranée. Ils rassemblent environ 25 millions d’habitants, soit plus que la population irakienne. C’est là une nation potentielle qui n’a pas de réalité ni de souveraineté puisque le pays de 450 000 kilomètres carrés où vivent les 25 millions de Kurdes est partagé entre Turquie, Iran, Irak et Syrie. La religion dominante est l’islam sunnite mais il y a des chiites kurdes, quelques chrétiens, des juifs et une minorité propre à cette ethnie, les Yazidis, secte musulmane irakienne, opposée au chiisme, que l’on appelle encore les ” adorateurs du diable “.

En Irak, le territoire des Kurdes occupe un peu moins de 75 mille kilomètres carrés où vivent cinq millions d’habitants qui sont la majorité sunnite du pays. L’inclusion des Kurdes dans la nation irakienne découle des manœuvres britanniques avant et après la première guerre mondiale. Les Anglais, qui possèdent alors la première marine du monde, savent, dès le début du vingtième siècle, que les moteurs à vapeur de leurs navires alimentés au charbon, vont être remplacés par le moteur inventé en 1892 par l’Allemand Rudolf Diesel, alimenté par un carburant tiré du pétrole. Il faut donc, pour préserver la suprématie navale britannique, s’assurer la fourniture de cette denrée de plus en plus indispensable à la puissance militaire et au développement économique. Or les experts supposent des gisements dans deux régions où la Grande Bretagne est présente par une diplomatie entreprenante ; l’Iran, gouverné par la dynastie qajar, alors en crise, et l’Irak, province de l’empire ottoman.

Dès 1911, les Anglais fondent la Turkish Pétroleum Company pour l’exploitation des gisements repérés. La nation irakienne d’aujourd’hui n’existe pas et la région où abonde le pétrole est la province de Mossoul, alors à la Turquie ottomane. Pourtant, dès 1913, le représentant britannique à Bagdad envoie un projet de découpage de la région ressemblant à l’Irak actuel. Londres se donne le temps de réfléchir et la guerre arrive à grands pas. Pendant le conflit, où la Turquie a pris le parti de l’Allemagne. Bagdad est prise aux Turcs en 1917 et Mossoul en 1918. En 1920, la Grande Bretagne se fait donner un mandat sur la Palestine et la Mésopotamie. Elle se heurte dans cette dernière région, l’Irak d’aujourd’hui, à une immédiate insurrection populaire générale rassemblant toutes les ethnies. L’Anglais réprime avec férocité. On assiste aux premiers bombardements aériens de populations civiles. (Les Français avaient montré l’intérêt de la technique en bombardant la région de Batna, en Algérie, où les paysans s’étaient un peu agités à la suite des exigences en hommes et biens pour faire la guerre en Europe). Finalement, s’installe avec la bénédiction de Londres, la monarchie hachémite d’Irak, avec Abd Allah b. Husayn, fils du Chérif de la Mecque, compagnon de combat de Lawrence d’Arabie. Ce régime et ce pays n’existent que pour les intérêts stratégiques, (donc pétroliers, quand on sait l’importance du pétrole pour la flotte), de la puissance maritime du temps. Tout est donc organisé afin que la compagnie pétrolière créée pour ponctionner le pétrole de Mossoul remplisse au mieux sa tâche. Ainsi les dix ans de mandat britannique se passent à faire donner à la Turkish Petroleum Company le maximum de possibilités d’exploitation pétrolière. Le reste n’a aucune importance.

Au plan géopolitique, le fond du golfe persique est capital pour les Britanniques. Tout ce qui est mer et port est utile à une flotte. L’autre secteur est la région de Mossoul, alors ” vilayet ” ottomane. Plusieurs options pour mettre la main dessus. La laisser à la Turquie indépendante et peu malléable, même affaiblie, n’est pas une solution. Dès avant la fin de la guerre, l’idée d’un Kurdistan indépendant circule dans les chancelleries. On prévoit la chose au traité de Sèvres. Comme en Palestine, c’est une terre deux fois promise. Les Kurdes et les Chrétiens assyro-chaldéens rêvent à ce Kurdistan, du moins à une petite partie sinon aux 450 000 kilomètres carrés. Les Anglais ne la donneront ni aux uns ni aux autres, le plan du représentant de Londres à Bagdad avant la guerre est trop intéressant. La région de Mossoul fait partie de l’ensemble mésopotamien. On dispose à Bagdad d’une monarchie docile, avec un ministre dévoué à l’Angleterre, Nuri Saïd. Il faut faire en sorte que la Turkish Petroleum Company dispose de droits d’exploitation suffisants, garantis par cette monarchie, dans la province des gisements, et l’on fera le nécessaire pour l’enlever à la Turquie et la donner à l’Irak. C’est ce qui se passe en 1925 où la Compagnie reçoit des droits d’exploitation intéressant de la part du roi. En 1926, après avoir fait attribuer le vilayet de Mossoul, la Grande Bretagne se garantit par un traité frontalier avec la Turquie. Voilà donc pourquoi il y a des Kurdes sunnites en Irak. En 1927 l’opération se révèle extraordinairement payante puisque l’on confirme au-delà de toute espérance, avec le puits de Baba Gurgur dans la région de Kirkouk, la richesse des gisements. En 1928, on partage le gâteau pour calmer tout le monde et diviser les risques. D’autres partenaires, comme la Compagnie française des pétroles, récemment créée, comme le consortium américain Near East Development Corporation, entrent dans la Turkish Petroleum Company qui devient en 1929 l’Irak Pétroleum Company (I P C). Il reste à récompenser le pouvoir irakien en accordant l’indépendance au pays. Mais il faut auparavant garantir encore plus solidement les droits du consortium exploiteur du pétrole irakien. L’idée germe de faire céder à l’I P C, pour la plus longue période possible, la propriété du sous-sol irakien. Au début l’I P C reçoit cession du sous-sol dans la région de Mossoul. Il en veut plus. Après l’indépendance, l’Angleterre monnaie encore son soutien pour faire admettre l’Irak à la Société des Nations. On concède encore du sous-sol à l’I P C et l’Irak est admis en 1932. Quelques années encore et cette concession recouvre presque toute la superficie du pays. Ainsi l’Irak est indépendant en surface au début de la seconde guerre mondiale, mais il doit encore attendre l’an 2000 pour être maître de son sous-sol.

Pièges et grandes manœuvres.

 

Ce n’est qu’en 1972, sous le régime de Hasan al-Bakr et Saddam Hossein que l’Irak Petroleum Company est nationalisée. Suivent une dizaine d’années pendant lesquelles le pays se développe, avec les revenus de son pétrole. Une politique agricole, dans le plus vieux pays cultivé du monde, une politique sociale, avec promotion de la femme, accès aux soins, développement de la médecine, ouverture culturelle, tolérance religieuse, principe de laïcité, est menée pendant une dizaine d’années. A cette époque l’Irak est courtisé par bien des pays occidentaux, désireux de commercer avec lui. La France est sur les rangs et aide l’Irak à se doter d’une capacité énergétique nucléaire à une époque où les prix du pétrole augmentent, où toutes les réserves ne sont pas connues et où l’on se prépare à un ” après-pétrole “. Début septembre 1975 Saddam Hossein est à Paris, un contrat est signé en novembre pour la fourniture d’une centrale nucléaire à Bagdad. Fin janvier 1976, le Premier ministre français de l’époque, Jacques Chirac lui rend la politesse. Les choses vont vite. Au printemps, un accord franco-irakien est passé. Il doit contribuer à accélérer le progrès industriel du pays, déjà sorti de son sous-développement. On lance un projet de réacteur nucléaire, appelé « Osirak ». Apparemment, cela ne plaît pas à tout le monde. En avril 1979, des composants destinés à « Osirak » explosent à La Seyne sur Mer, mais le réacteur se construit cahin-caha.

Bien entendu, l’opposition politique à l’homme fort du régime, Saddam Hossein, est férocement réprimée et le sera toujours, mais des tentatives de démocratisation n’en ont pas moins lieu. Au début du règne sans partage de Saddam, en 1980, c’est ce dictateur qui réinstalle une assemblée nationale irakienne. Il n’y en avait pas eu depuis la fin de la monarchie, le 14 juillet 1958, saluée à l’époque par la diffusion de la Marseillaise. Cette assemblée nationale compte 250 députés, avec des pouvoirs non négligeables, mais peu de représentants ont le courage de les exercer. Le Ba’th, bien entendu, y domine, mais il existe un embryon de multipartisme. Cette assemblée a autorité pour tout l’Irak. De même, la région autonome kurde, créée d’autorité par Hasan al-Bakr en 1974, sans mettre fin aux revendications légitimes de ce peuple, élit, quelques mois plus tard, 50 représentants. Là encore le Ba’th domine mais deux partis kurdes autorisés participent au scrutin.

Malheureusement, la guerre Iran-Irak est là. On l’a dit, Saddam contribue, au bénéfice des Américains, à fixer la menace d’un régime islamique dans la région. Il se fait aussi le défenseur de la laïcité moderne et celui d’un monde arabe sunnite menacé par l’Iran chiite. Il se fait surtout objectivement, lui, l’allié de l’Union soviétique, le défenseur d’un équilibre régional et international qui profite aux Américains et aux Israéliens. Mais l’Union soviétique ne voit pas d’un mauvais oeil la République islamique affaiblie par un conflit, au moment où les Russes occupent l’Afghanistan et s’inquiètent de la stabilité de sa frontière sud peuplée de musulmans. En réalité, chacun sait que cette guerre n’a pour objectif que d’affaiblir l’Iran sans renforcer l’Irak. On joue donc un jeu subtil pour fournir des armes à l’un quand l’autre est trop puissant. De là le soutien de la Syrie à l’Iran. Rien de surprenant quand on sait la haine du frère ennemi ba’thiste. De là l’aide occulte d’Israël à l’Iran et l’affaire de ” l’irangate “.

Outre son aide occulte, en ce commencement de guerre Iran-Irak, Israël met en application son concept de « guerre préventive » qui lui a si souvent servi et que le président actuel des Etats Unis lui a emprunté. Ainsi, lorsque la France livre de l’uranium à l’Irak en 1981 pour son réacteur « Osirak », l’aviation israélienne va bombarder le site le 7 juin et réduire à néant ledit réacteur. Il est hors de question en effet qu’un Etat arabe développe même une puissance nucléaire civile. Il pourrait s’en servir pour fabriquer la bombe ! Les Etats souverains que sont la France et l’Irak ? Israël et les Etats Unis n’en ont que faire.

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Nous avons les mêmes ingrédients aujourd’hui, à l’échelle internationale. Il se passe quelque chose que nous pouvons appeler « l’Isréalisation de la politique américaine » qui risque d’être un phénomène très dangereux. En effet, avec ses principes d’action, un petit Etat agressif du fond de la Méditerranée fait les dégâts que nous savons. Que serait-ce d’un empire quatre cent fois plus grand, principale puissance de la planète ?

A la fin des années 1980, les Etats Unis sont une puissance plus subtile. Le piège de l’Afghanistan a parfaitement fonctionné. L’Union soviétique y a foncé tête basse. Il a été bien monté par l’administration Carter, relayé par Reagan qui fait des mouvements islamistes l’instrument de la politique américaine d’usure de l’Union soviétique. La famille Ben Laden ne manque pas d’y être présente. Ce sont de richissimes potentats des travaux publics, ne dédaignant pas à l’occasion de toucher au commerce des armes, dans lequel la famille Bush a autant d’intérêts que dans le pétrole. Il ne reste plus au père Bush qu’à faire pénétrer des forces américaines dans le golfe persique et dans la péninsule arabe, insuffisamment contrôlés au goût de toutes les administrations américaines depuis Carter et la fin, en 1979, de la ” doctrine Nixon ” basée sur l’existence d’états clés puissants dévoués aux Américains ; l’Iran du shah en l’occurrence pour le Moyen Orient.

Le piège est ici le Koweït. Il faut y faire pénétrer Saddam Hossein pour avoir prétexte à briser ce qui lui reste de force militaire et disposer surtout d’un argument pour faire entrer la marine U S profondément et durablement dans le Golfe arabo-persique. L’affaire est réglée en 1991, on se rappelle encore l’histoire. On gèle la situation avec un embargo de douze ans, attendant de voir. Clinton ne sait pas trop quoi faire du bébé. Il a moins d’intérêts personnels que les Bush dans les consortiums d’armement et d’exploitation pétrolière. Mais s’il n’a pas trop aggravé la crise, il ne l’a pas résolue et c’est sous son administration que le peuple irakien a souffert de l’embargo, après avoir souffert de la guerre Iran-Irak pendant les années quatre vingt sous les présidences de Reagan. De quoi doit-il encore souffrir au début des années 2000 sous le président le plus borné depuis Johnson, le plus ignorant du monde, à l’instar de l’Américain moyen, avec l’administration la plus conservatrice, la plus rétrograde, la plus brutale, la plus impitoyable, la plus impliquée dans les intérêts privés du pétrole et des industries d’armements que l’Amérique ait jamais connue ?

On peut se poser la question. Ce que nous avons rapporté illustre encore comme les peuples comptent peu en regard des intérêts stratégiques des grandes puissances. Pourra-t-on ignorer cependant les immenses mouvements de protestation contre la guerre annoncée de Bush II ? Peut-on espérer que l’O N U deviendra vraiment un instrument de temporisation et de réflexion ; un outil international d’arbitrage et de décision ?

L’imbécillité agressive des matamores de la Maison Blanche, voués à quelques intérêts privés est un danger international. L’islamisme qui se dit seul islam l’est tout autant. Il détruit par ses crimes. Il renforce les arguments d’une puissance qui s’est servie de lui et continue à se servir de lui en prétendant le combattre.

Il y avait en 1991 une convergence d’intérêts entre Bush Ier, désirant pénétrer le Golfe persique, et Saddam, préoccupé de renforcer sa dictature entamée par huit ans de guerre et le début de difficultés économiques.

Il y a une convergence semblable aujourd’hui entre Bush II, désirant multiplier les contrats des industries d’armements où son père et ses sbires ont des intérêts, préoccupé de disposer des ressources pétrolières d’un Irak extraordinairement pourvu de réserves qui intéressent les mêmes amis, et une famille Ben Laden également impliquée dans les mêmes affaires. Quant au fils prodigue de cette famille, il fournit le prétexte idéal à Bush pour intervenir là où le pétrole jaillit, là où doivent passer les oléoducs. Les terroristes ont toujours eu bon dos. Pour les combattre, on installe un proconsul à Bagdad, un zélé fonctionnaire à Kaboul, pourquoi pas un résident général à Téhéran. On s’arrange avec les maffias locales, les féodaux traditionnels, le dollar pourrit tout et l’Amérique est satisfaite. Les Irakiens, les Palestiniens, les Afghans continuent à croupir dans la misère et tout le monde continue à très bien supporter leurs malheurs.

Il est heureusement, sur la planète, des millions d’honnêtes gens qui manifestent parce qu’ils ne veulent ni l’ordre à l’odeur de poudre et de pétrole du fils Bush, ni l’ordre des potences de Saddam Hossein, ni l’ordre des mains coupées et des femmes cloîtrées du fils Ben Laden. Laissera-t-on parler ces gens ? Les écoutera-t-on ? Pour qui sait un peu d’histoire, l’expérience montre que la plus mauvaise solution est souvent celle qui prévaut. Ainsi est l’aveuglement humain. Mais il y a aussi l’espérance humaine et le pire n’est pas toujours sûr.

Je remercie mon ami Paul Balta qui a bien voulu relire cet article et me faire de très judicieuses remarques dont j’espère avoir tenu compte.

Note de la rédaction :

Rappelons que Paul Balta est un des meilleurs spécialistes du Proche-Orient, auteur de plusieurs ouvrages de référence, sa réputation dépasse largement les frontières de l’hexagone.

 

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