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Derrière la « nouvelle question d’Orient », une certaine idée de l’Europe (partie 1)

En hommage au travail sur l’orientalisme d’Edward W. Saïd, nous publions ce texte de Vincent Geisser qui est une réflexion sur les usages politiques et partisans de l’orientalisme. L’auteur démontre “l’existence d’un orientalisme de sens commun dans la société française qui entretiendrait une filiation plus ou moins étroite avec l’orientalisme savant”.

La publication d’Orientalism par l’universitaire Edward W. Saïd à la fin des années soixante-dix a été à l’origine d’un travail de relecture critique des études occidentales sur le monde arabo-musulman, incitant certains auteurs américains et européens à prendre leurs distances avec des analyses considérées comme culturalistes (1). Depuis, l’accusation d’orientalisme ou de “néo-orientalisme” plane sur les sciences sociales et tend à devenir l’un des angles d’attaque privilégiés des spécialistes du “monde musulman” pour dénoncer les dérives substantialistes de leurs pairs, contribuant ainsi à créer un “péché d’orientalisme” à connotation savante (2).

Malheureusement, dans cette controverse qui agite le “petit monde des arabisants et des islamologues”, peu d’intérêt fut accordé aux usages vulgaires de l’orientalisme et à ses figures contemporaines, comme si aujourd’hui les discours sur l’Orient ne fonctionnaient que sur le mode de l’érudition.

L’orientalisme politique face au défi de la cohabitation culturelle : les « Arabes de chez nous » et les « Arabes de là-bas »

Notre contribution se fonde sur l’hypothèse de l’existence d’un orientalisme de sens commun dans la société française qui entretiendrait une filiation plus ou moins étroite avec l’orientalisme savant (3). Aussi, avons-nous choisi de partir du discours politique pour mettre en exergue les différents schèmes de représentations de ce que nous appellerons l’orientalisme militant et partisan. En effet, les hommes politiques français développent une vision polymorphe de l’Orient et du monde arabo-musulman puisant à différentes sources, comme la peinture orientaliste, la littérature coloniale, les cercles de sociabilité militants et idéologiques (influence du gaullisme à droite et du tiers-mondisme à gauche), mais aussi très largement à leurs expériences personnelles dans les pays proche ou moyen-orientaux. Nombreux sont les responsables politiques français à avoir vécu leur enfance et adolescence au Maghreb ou au Machrek, d’où une empreinte indélébile, ou à y avoir accompli des missions dans le cadre de la coopération et de l’aide au développement.

Ces représentations politiques de l’Orient sont également influencées par la présence de populations arabo-musulmanes sur le territoire français. Ainsi, le fait migratoire et les débats passionnels qu’ils suscitent participent d’un orientalisme in societa (L’Orient intérieur) qui apparaît comme le produit de cette cohabitation culturelle et de ce rapport spécifique des acteurs politiques hexagonaux aux migrations provenant du Maghreb (4).

En période de crise internationale, telle la guerre du Golfe, ces visions de l’Orient se trouvent réactivées, donnant lieu à des prises de position contradictoires au sein du champ politique et des instances partisanes. Ces représentations du monde arabo-musulman ne fonctionnent pas de manière isolée, mais recoupent souvent d’autres clivages et enjeux comme, par exemple, le débat sur les limites politiques, juridiques et économiques de la construction européenne. A travers leurs visions des relations franco-arabes, c’est aussi une certaine idée de l’Europe que l’on voit se profiler aujourd’hui dans leur discours.

Notre corpus d’analyse porte sur une cinquantaine de déclarations prononcées pendant la première “crise du Golfe” (août 1990-mars 1991) par les responsables nationaux et locaux du Parti socialiste (5). L’étude s’est déroulée en deux temps. Au terme d’une étude approfondie des discours, nous avons procédé à une lecture thématique des textes des leaders socialistes français à partir de cinq items majeurs, cherchant ainsi à les restituer dans leur dynamique politique, c’est-à-dire les principaux temps forts de la vie du parti (6).

Notre réflexion sur l’orientalisme politique ne prétend pas à une dimension exhaustive. Elle contribue à apporter un éclairage, parmi d’autres, sur les logiques politiques et militantes qui sous-tendent l’orientalisme, en mettant en évidence les connexions possibles avec les discours à vocation savante.

En tant que force politique nationale, composante majoritaire du gouvernement et organisation entretenant des relations privilégiées avec certaines associations communautaires (juives et musulmanes), le Parti socialiste a assuré pendant les “événements du Golfe” la triple fonction de producteur, metteur en scène et acteur de la crise, agissant à deux niveaux de représentation : la “société internationale”, décrite comme un espace conflictuel entre des rationalités culturelles opposées et la société française, conçue à la fois comme un ensemble unitaire et communautaire.

Dans la conception de ses rapports avec le monde arabo-musulman et l’État d’Israël, il semble que la logique du “parti au pouvoir” l’ait emporté sur celle de la solidarité militante et tiers-mondiste. Ce type de solidarité internationaliste n’a été que rarement évoquée par les leaders socialistes français, à l’exception de Pierre Guidoni, représentant à l’époque le P.S. à l’Internationale socialiste (7). L’éthique de responsabilité gouvernementale a ainsi primé sur l’éthique de conviction.

Dans ses relations avec les organisations juives et arabo-musulmanes, le P.S. a revendiqué un rôle de “pacificateur social”, hérité de la tradition jacobine et républicaine, auquel vient se greffer aujourd’hui un discours imprégné de multiculturalisme. Les responsables socialistes se sont perçus comme énonciateurs légitimes d’un discours central de cohésion, susceptible de réconcilier des communautés potentiellement conflictuelles.

On comprend dès lors la nécessité de relier les représentations socialistes du monde arabo-musulman à la vision que les leaders du parti se font de leur propre rôle dans la société française. Se réfugiant derrière le mythe républicain d’une France une et indivisible, ils n’en appellent pas moins aux “communautés” pour préserver les intérêts suprêmes de la Nation (8), à l’instar de leur discours sur l’Orient qui stigmatise la tentation du “repli communautaire”, tout en défendant son droit à la spécificité identitaire.

Rompre avec le complexe occidental de l’ « Orient diabolisé »

Pour certains auteurs, la guerre du Golfe et, d’une façon générale, les conflits actuels opposant les pays occidentaux aux États arabo-musulmans, réactivent sans cesse le vieux clivage Orient/Occident, réactivation reposant elle-même sur une mémoire commune des croisades et du djihad (9). C’est l’idée d’une “frontière culturelle”, bien ancrée chez certains spécialistes de l’aire arabo-musulmane dont on ne parvient jamais à saisir s’il s’agit d’une catégorie cognitive, d’une variable explicative ou d’une notion cherchant à rendre compte de l’état des mentalités en Orient et en Occident. L’on perçoit ici les ambiguïtés idéologiques de ce type de démarche en termes de “culture”, d’ “imaginaire” ou de “mémoire” au sein desquels il est parfois difficile de discerner l’auteur de l’acteur, à tel point que l’on peut se demander si ce n’est pas l’intellectuel lui-même qui serait le principal opérateur de légitimation de ce type de clivages culturels et civilisationnels (10). Dans ce type de problématique culturaliste – même si leurs auteurs s’en défendent – la vision péjorative de l’Orient n’est pas traitée comme une conséquence des conflits, mais comme sa cause majeure. Ainsi, la guerre du Golfe est analysée comme le passage à l’acte d’une haine que l’Occident ne parviendrait plus à sublimer.

Dans cette problématique post-orientaliste, le travail scientifique consisterait à mesurer l’écart entre l’image immémoriale de l’Orient produite par les Occidentaux et son actualisation à travers les discours et les diverses représentations. À l’avance, les résultats d’une telle démarche s’imposent : l’image de l’Orient revêt des formes différentes, mais reste fondamentalement univoque. L’auteur s’interdit ainsi de saisir les évolutions dans le temps, les nuances et les subtilités du discours politique sur l’Orient, concluant presque toujours à la diabolisation, comme si les “acteurs ordinaires” ne pouvaient qu’adhérer à une vision caricaturale du monde arabo-musulman.

Dans le cadre de cette réflexion sur les l’orientalisme à vocation politique, nous défendrons l’hypothèse inverse : l’image de l’Orient – formule d’ailleurs réfutable – est fonction du positionnement culturel, idéologique et politique des acteurs au sein de leur propre société (11). Nous refusons donc de considérer qu’il existerait a priori une “image occidentale de l’Orient”, dont nous n’aurions finalement qu’à étudier les variantes représentatives.

En définitive, nous voudrions nous démarquer de deux traits dominants de certains travaux sur l’Orient dans l’imaginaire occidental : l’a priori de diabolisation et l’a priori d’univocité. Sur ce point, nous rejoignons Maxime Rodinson dans sa critique du tiers-mondisme scientifique : “Depuis, les arabes n’ont cessé de rappeler les croisades et c’est devenu un mythe. Ce mythe a été repris par les tiers-mondistes qui se contentent de reprendre tous les mythes du tiers monde comme des perroquets” (12).

Les représentations du monde arabo-musulman véhiculées par le discours des acteurs politiques français sont loin d’être univoques et ne renvoient pas forcément à l’esprit des croisades réactualisé dans le discours onusien. Elles s’ordonnent, certes, autour des thèmes essentialistes de “rationalités culturelles opposées” et de “blocs civilisationnels”, mais aussi autour de notions iréniques comme celles de “proximité culturelle”, d’ “intimité franco-arabe” ou encore d’”identité méditerranéenne”.

Hermès, n° 23-24, 1999

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* Lors de la parution de cet article, Vincent Geisser était chercheur à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) de Tunis. Il est aujourd’hui chargé de recherche au CNRS-IREMAM d’Aix-en-Provence.

1. Edward Saïd, Orientalism. Western Conceptions of the Orient, Routledge & Kegan Paul Ltd, 1978. Cf. aussi la version en langue française : L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980.

2. On se reportera à la critique de l’ouvrage de Bertrand Badie, Les deux États, Paris, Fayard, 1986, par Fahrad Khosrokhavar, “Du néo-orientalisme de Badie : enjeux et méthodes”, Peuples Méditerranéens, n° 50, janvier-mars 1990. Cf. aussi l’ouvrage de Daniel Reig, Homo-orientaliste, la langue arabe en France depuis le XIXe siècle, collection : Islam-Occident, Paris, Maisonneuve & Larose, 1988.

3. Nous rejoignons ici la problématique développée par Jean-Robert Henry et Franck Frégosi : “L’examen de l’articulation entre discours finalisé et discours savant – discours “intéressé” et discours “désintéressé” en termes plus vulgaires est bien sûr central, à condition d’éviter autant que possible le piège du clivage science/idéologie, et la tentation de séparer le bon grain de l’ivraie”, « Les médias sataniques », Le Nouvel Observateur, coll. « Portrait », « Les maîtres de l’Islam », 1990. Cf. aussi des mêmes auteurs, « Variations françaises sur l’islam éternel. Pour une typologie des discours », dans Bruno Etienne (dir.), L’islam en France, Paris, Editions du CNRS, 1998.

4. Cf. notre ouvrage Ethnicité républicaine, les élites d’origine maghrébine dans le système politique français, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

5. Le corpus porte sur les discours et les déclarations des personnalités suivantes : Michel Rocard (Premier Ministre), Pierre Mauroy (Premier secrétaire), Michel Vauzelle, Michel Delebarre, Jean Poperen, Lionel Jospin, Pierre Guidoni (représentant du PS à l’Internationale socialiste), Ahmed Gayet, Gérard Fuchs, Henri Emmanuelli, Louis Mermaz, Laurent Fabius, Marcel Debarge, André Bellon, Mohammed Mebtoul, Louis Mexandeau, Gérard Lindeperg, Dominique Strauss-Kahn, Jean-Luc Mélenchon, Max Gallo, Jean-Claude Boulard et Claire Dufour. Les “lieux” de discours retenus dans le cadre de ce travail sont la Convention nationale du PS à la Défense des 1 et 2 décembre 1990, le Comité Directeur extraordinaire sur la crise du Golfe du 15 janvier 1991, le Comité Directeur ordinaire du 2 février 1991 et enfin, la Convention Nationale de Cachan des 6 et 7 avril 1991. On ajoutera à ce corpus global des prises de positions “isolées”, émanant de Bureau Exécutif et du Secrétariat Général du PS qui suivent généralement de près les allocutions du Président de la République, François Mitterrand.

6. Les cinq items sont :

– l’image du régime irakien et de son leader, Saddam Hussein ;

– le rôle de la France dans le nouvel ordre international ;

– la vision générale du monde arabo-musulman ;

– la question israélo-arabe et le projet d’État palestinien ;

– la représentation des minorités arabo-musulmanes dans la société française.

Ces items ont été définis en fonction de leur récurrence dans le discours des leaders socialistes français pendant la guerre du Golfe et de leur pertinence par rapport à notre hypothèse de départ, à savoir l’existence d’un orientalisme à usage politique et partisan.

7. L’Internationale socialiste s’est réunie le 5 septembre 1990 à Tampere (Finlande). Au cours de la séance, les dirigeants de l’Internationale ont émis une déclaration commune, dénonçant l’agression irakienne et prônant une politique de sanctions dans le cadre des Nations Unies.

8. On citera Pierre Mauroy : “Le dialogue qui s’y engagé (au sein du PS), riche et authentique, a éclairé la nécessité d’oeuvrer ensemble afin que le conflit dans le Golfe ne puisse être transposé sur notre territoire. Les motifs d’inquiétude existent, les raisons d’espérer sont réelles. La situation d’une France riche de diversité permet, dans une période de conflit, que se poursuive et avance le dialogue judéo-arabe. Ce dialogue, le Parti socialiste le poursuivra en ouvrant largement sa porte chaque semaine à toutes les associations qui s’interrogent et souhaitent exprimer leur sentiment”, communiqué du Premier Secrétaire, publié dans P.S. Info, janvier 1991.

9. Cf. Georges Reynaud et Edgar Weber, Croisade d’hier, Djihad d’aujourd’hui, Paris, Cerf, 1989 et Sami Naïr, Le regard des vainqueurs, Paris, Grasset, 1992.

10. Le numéro 50 (janvier-mars 1990) de la revue Peuples Méditerranéens, “L’Orientalisme. Interrogations”, donne un bon aperçu de ce débat au sein des sciences sociales.

11. D’où l’intérêt de privilégier une démarche sociologique étudiant les usages politiques de l’orientalisme au sein d’une organisation partisane précise, en s’efforçant ainsi de resituer les différents enjeux internes et externes.

12. Maxime Rodinson, Hommes & Migrations, n°1145, juillet 1991, p. 47.

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